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600008964X
k.
L'ARCHITECTURE
itit
LA PEINTURE
n lUROPiy
DU IV AU XVI* SlËCLi:.
«
N.
Owrmge9 du tftéitte atffetf t« :
BTUBBii «VR L'ALLKMAttNB , renfermant une histoire de la peinture
allemande, 2 volumes in-S».
HMTOiBB SRfl idébs littéraiiibb bh rBARCB AV xix« BiiwxB et de
leurs origines dans les siècles antérieurs, 2 volumes in-S».
■•VTBiliRB b'ahclbtbrrb (Descriptiou et histoire de monuments célè-
bres, biographies d'écrivains et d'artistes, tableaux de mœurs et paysages),
1 volume iu-S».
HIBTOimB BB E.A PBIHTCRB PLAMAIIBB BT HOLLAirBAnB , 4 VOlumCS
in-8», avec un supplément.
E.BMI PBlMTBBai BRVCBOM, 1 VOlumC iu-iS.
iVBViE.LACy 1 volume in-18.
LA CABMiB BB LHIMCLB TBH, OU la vic des nègrcs en Amérique, traduc-
tion complète, avec une biographie de Tauteur. 1 volume in-18.
LB CAPITAIBB riBHIlV OV LA YIB BBB BÉCIBBB Blf APBIffVB, 1 VOlumC
in-18, prix : 2 fr. 50 c.
Pour paraître prochainement :
BVBBxa BT L'BCBLB B'AKVBBB, UH beau volumc in-H».
L'ARCHITECTURE
ET
LA PEINTURE
£N EUROPE,
DU IV* AU XVI' SIÈCLE,
»vivn
De l« M«sr«phle de Philippe R««e, peiaire d'aBinuias,
PAR
JBffMftoM muiOÈ^Uée pmt/» l'utiftfN**.
fjtxfc
IMPRIMERIE DE A. LABROUE ET COMPAGNIE,
mit: DE LA FOUnCHC, 3G.
18â3
y/^' ^. -<^f.
PRÉFACE.
Le livre que nous offrons au lecteur a déjà paru dans
une vaste et somptueuse publication, intitulée Lé Moyen
Age et la Renaissance, Comme elle ne coûte pas moins de
quatre cents francs l'exemplaire, ce prix élevé la rend
inaccessible à une foule d'individus. Pour le plus grand
nombre des hommes studieux, la réimpression actuelle
aura donc toute la nouveauté d'une première édition. Elle
intéressera, nous l'espérons, les critiques, savants et ama-
teurs, qui ne demandent pas seulement aux arts de vagues
jouissances, mais veulent saisir le caractère intime des
œuvres, en connaître les origines, la filiation morale et
matérielle, en discerner les rapports avec les événements
de l'histoire, avec les idées religieuses, politiques et so-
ciales des peuples. L'art, ainsi envisagé, prend une signi-
fication plus profonde, une plus haute importance : la lu-
mière qu'il reçoit des faits, dès institutions, des doctrines,
il la leur renvoie et les éclaire à son tour. On comprend
mieux la vie des anciens, quand on voit leurs temples, leurs
statues, leurs amphithéâtres, leurs charmantes poteries,
6 PREFACE.
leurs ingénieuses sépultures ; on comprend mieux le moyen
âge» quand on voit les cathédrales, les oratoires où priaient
nos aïeux, les châteaux où s'enfermaient les barons, les
splendi^es hôtels qu'ils se construisaient dans les villes, les
cloîtres silencieux des monastères, les élégantes demeures
des riches bourgeois. Non-seulement cette manière philo-
sophique d'étudier les arts satisfait davantage l'espril, en
lui expliquant la nature des œuvres et leurs mutuels rap-
ports, mais j'ose dire qu'elle excite un plus vif intérêt. Des
détails épars, une sèche nomenclature produisent bientôt
la fatigue et l'ennui; les vues d'ensemble captivent l'at-
tention : elles déroulent, pour ainsi dire, aux yeux du lec-
teur de vastes perspectives, qui charment l'intelligence et
plaisent à l'imagination. Il éprouve alors le même effet
qu'un voyageur sur le haut d'une montagne, quand le ma-
tin dessine et colore devant lui de larges tableaux, naguère
invisibles. Tout prouve donc l'excellence de cette méthode :
nous l'avons suivie dès nos débuts, nous la suivrons tou-
jours, malgré l'opposition et l'aveuglement des incapables,
qui voudraient que l'histoire des arts eût la forme attrayante
d'un catalogue. Non pas qu'un catalogue bien fait soit une
chose à dédaigner; mais ce n^est ni de l'histoire, ni une
œuvre littéraire : des travaux qui ne demandent pas de
composition, pas didées, pas de style, n'emploient que les
facultés inférieures de l'esprit.
L'ARCHITECTURE
RELIGIEUSE ET CIVILE,
DU IV« AU XVI» SIECLE.
Lorsqu'une doctrine sévère remplaça dans les convictions
de riiuinanitë le système païen, l'architecture religieuse dut
se mettre en harmonie avec la croyance évangélique. L'art
nouveau ne s'organisa point tout à coup : il lui fallut au
contraire de longues années, de longs efforts pour naître,
se développer, prendre tous ses caractères. La civilisation
chrétienne, chose insolite! a même produit deux formes
architecturales, la forme romane et la forme gothique. Nous
avons donc à étudier une double création , à chercher par
quelle suite de métamorphoses la première est sortie de
l'architecture païenne; la seconde, de l'architecture ro-
mane. Ce travail de décomposition et de recomposition est
peut-être le phénomène le plus curieux de l'histoire des
arts. La nature de celui qui va nous occuper, en augmente
d'ailleurs l'intérêt. 11 est le plus social de tous, il obéit avec
une régularité inflexible aux lois suprêmes qui dirigent le
sort des nations. Rien dans l'architecture ou presque rien
ne dépend du caprice des individus. Elle croît aussi fatale-
8 L'ARCHITECTURE
ment que les végétaux, et ses formes, ses caractères sont le
produit manifeste, inévitable, des grandes influences, de
l'esprit général qui animent une civilisation, après Tavoir
enfantée.
Le paganisme était une religion extérieure : elle livrait à
des dieux charnels et mensuels le gouyerpement du monde.
Pour exprimer leur puissance, elle leur attribuait de colos-
sales dimensions. Les cérémonies du culte avaient lieu en
plein air, à la clarté du soleil; la douceur du climat per-
mettait de célébrer les fêtes sous un ciel toujours pur. Le
christianisme ne pouvait s'accommoder de ces pompes mé-
ridionales, de ces chants et de ces prières sur la place pu-
blique. C'est un dogme spiritualiste avant tout : il cherche
la paix, l'ombre et la solitude. L'art nouveau dut abriter les
fidèles contre les bruits du monde, contre ses distractions et
ses vaines pensées ; il dut soustraire le culte h l'examen
railleur des incrédules. Aussi arriva-Ml par degré$ à con-
struire les nobles édifices que nous voyons encore debout,
dont les hautes murailles protègent le recueillement et la
piété, comme les remparts des forteresses protègent l'homme
de guerre. Une fois qu'on a pénétré sous ces voûtes, le
monde réel n'existe plus : on se trouve dans un monde de
création humaine, où toutes les formes portent l'empreinte
de la pensée religieuse. Le soleil même semble avoir perdu
son empire : ses rayons se brisent contre les verrières ou se
métamorphosent en les traversant. La lumière ne parait
point venir du dehors, mais émaner des saints personnages
représentés sur les vitraux. Les colonnades ont passé de
l'extérieur au dedans : une atmosphère embaumée y cir-
cule , et ses parfums orientaux font oublier la région du
globe où s'élève la mystérieuse cathédrale.
Des causes historiques secondèrent ces tendances primi-
tives de l'art chrétien. Les fidèles se réunirent d'abord dans
les catacombes, loin du jour et des persécutions ; ils celé-
RELIGIEUSE ET CIVILE. 9
braienlr les offices du culte nouveau sur h poussière des
morts : le tombeau de quelque glorieux martyr tour serrait
d'autel. Ces demeures funèbres étaient en harmonie avec la
tristesse du dogme catholique. La vie n'étant pour les chrë*
tiens qu'une préparation à la mort et que des funérailles
méditée9, comme le dit un vieux livre sans nom d'auteur, il
semble naturel que leurs premières églises fussent des lieux
de sépulture. La cruauté qui les força d'y diercher un asile,
seconda un penchant secret par une impulsion extérieure.
Les faits se mirent d'accord avec les idées; les événements
ne furent que les auxiliaires de la doctrine, grande loi dont
l'histoire nous offre une perpétuelle application. Du séjour
des premiers confesseurs dans les entrailles de la terre, Tar-
chitecture chrétienne hérita plusieurs habitudes, qui con-
coururent à lui donner une physionomie originale. Elle
creusa sous ses monuments des cryptes spacieuses, où la lu-
mière ne pénètre que par d'étroits soupiraux, où les bruits
du dehors viennent expirer en faibles murmures. Les autels
prirent dans l'origine la forme d'une tombe; les ^lises fu-
rent pavées de pierres sépulcrales, et l'on prodigua les
lampes et les cierges, comme s'il fallait encore dissiper des
ténèbres souterraines.
Quand il fut permis aux chrétiens de célébrer leurs mys-
tères, ils durent élever des temples à leur Dieu ou lui con-
sacrer d'anciens édifices. L'humanité conçoit lentement : elle
a besoin de plusieurs siècles pour saisir le sens d'une idée
nouvelle et de plusieurs autres siècles pour lui trouver une
forme. Les disciples du Christ cherchèrent donc, parmi les
monuments qui les entouraient, un genre de construction
qu'ils pussent adapter à leur culte. Les .basiliques parurent
s'y prêter mieux que toutes les autres inventions de l'archi-
tecture gréco-romaine. C'étaient des bâtiments étendus, qui
servaient de tribunaux, de bourses de commerce et parfois
aussi de halles ou de bazars, dans lesquels les trafiquants
1.
10 L'ARCHITECTURE
étalaient leurs marehandises. â l'extérieur, elles ofiraîent
la plus grande simplicité : les ouvertures des fenêtres va-
riaient seules le monotone aspect des murailles. Le monu-
ment formait un carré obiong. Deux lignes de colonnes pa-
rallèles divisaient l'intérieur en trois galeries, avec cette
différence que la galerie centrale était plus large et plus
élevée que les autres. A l'extrémité de ces nefs régnait on
espace libre, et dans le mur du fond s'ouvrait un hémicycle
où siégeait le président du tribunal. Tels furent les premiers
monuments qui abritèrent les cérémonies de l'Église, quand
elle put arborer sa croix triomphante sur les ruines du pa-
ganisme; tels furent les premiers rudiments de l'architec-
ture chrétienne. L'évcque se plaça au fond.de l'hémicycle;
les prêtres assistants se rangèrent à sa droite et à sa gauche.
Les chantres, les ecclésiastiques de service occupèrent l'es-
pace resté libre entre les galeries et Ae rond-point, La nef
droite fut destinée aux hommes; la nef gauche, réservée aux
femmes. Les néophytes, qui n'avaient pas encore été sanc-
tifiés par l'eau du baptême, se tenaient dans la galerie cen-
trale. Deux ordres de colonnes supportant la voûte du plus
grand nombre des basiliques, deux longues tribunes ré-
gnaient au-dessus du premier ordre : là venaient chanter et
prier les veuves et les vierges consacrées au Seigneur.
<( On ajouta, dit M. de Caumont, à quelques basiliques et
à quelques églises une cour carrée , entourée de portiques,
dan» laquelle les catéchumènes se reliraient pendant la célé-
bration des cérémonies auxquelles il ne leur était pas encore
permis d'assister : il y avait, au milieu de cette cour, un
réservoir, ordinairement octogone et entouré parfois de
colonnes soutenant un toit de même forme. Les néophytes y
recevaient le baptême. » Ce lieu d'attente et d'espoir est de-
venu le type du cloître chrétien, mais il a changé de desti-
nation. Les moines n'y terminaient point leur noviciat
religieux : le préau abritait la dépouille des morts; les
RELIGIEUSE ET CIVILE. 11
survirants erraient dans l'ombre des avenues , en méditant
les leçons de la tombe, que semblaient leur apporter le
murmure des hautes herbes, les plaintes du vent sous les
arceaux et le bruit lointain des cantiques. Le porche a la
même origine.
Après avoir fait usage des basiliques romaines, construites
pour de profanes destinations, les chrétiens furent néces-
sairement conduits à en élever eux-mêmes. Ils suivirent
d'abord la coutume et ne changèrent point les anciennes
formes. Mais l'esprit nouveau, qui les habitait, ne pouvait
se contenter de cette enveloppe païenne : il la travailla pour
lui imprimer son caractère. Allongeant l'abside, il étendit à
droite et à gauche l'intervalle qui la séparait des nefs, et le
plan de l'édilice représenta ainsi la croix ou était mort le
Sauveur. De cette première innovation découlèrent toutes
les autres. Les deux rangs de colonnes franchirent le tran-
sept et se prolongèrent dans le chœur. Trois portes donnè-
rent accès aux trois nefs, qui s'accusèrent au dehors par
trois divisions perpendiculaires. On les surmonta de flèches
et de tours, dans lesquelles se balancèrent les cloches. Pour
éclairer la grande nef et le transept, on ouvrit des rosaces.
Le fond de l'architecture chrétienne, les parties essentielles
du temple catholique étaient trouvés : cet organisme n'avait
plus qu'à croître, et à produire, en se développant, les
formes particulières et les détails qu'exige la vie.
Mais ce n'était pas dans les pays méridionaux que l'archi-
tecture chrétienne devait se constituer d^une manière défi-
nitive. Trop de souvenirs païens, trop d'habitudes plas-
tiques s'y opposaient. L'amour de la routine est la plus
violente des passions humaines. Tant qu'un usage peut se
tenir debout, on l'élançonne, on le protège avec une fana-
tique opiniâtreté. Les monuments anciens, les traditions de
l'art grec enchaînaient, assenissaient l'imagination des ar-
chitectes méridionaux. Les idées chrétiennes ne pouvaient
12 L'ARCHITECTURE
s'enlourer 4e leur vëritalde forme que sur un sol vierge, et
parmi des populations qui ne fussent point courbées sous le
poids des souvenirs. Un climat trop doux, un ciel sans
nuages, l'indolence sereine ou voluptueuse qu'ils engen-
drent, ne convenaient point d'ailleurs à l'austère doctrine
du sacrifice. Les habitants de l'Italie n'ont jamais complète-
ment dépouillé les mœurs, les tendances, les prédilections
païennes : ils invoquent encore Mars et Bacchus dans leurs
serments. Sur cette terre féconde, tout porte à la joie, h la
mollesse, aux plaisirs des sens. Les édifices qui la couvrent
n'ont point le sombre caractère d'une religion ascétique.
Pour que l'architecture prit réellement une physionomie
chrétienne, il fallut que l'Évangile pénétrât dans les forêts
du Nord, sous un ciel mélancolique, dont la froide lumière,
les vents et les tempêtes sont en harmonie avec une loi ri-
goureuse, qui dédaigne la vie actuelle et parle sans cesse de
l'éternité.
Elle conquit peu à peu la Germanie et les Gaules. Du
v au XII® siècle, {'architecture catholique trouva et employa
sa première forme. Non-seulement on vit apparaître alors
les clochers, les trois portes, les rosaces, qui achevèrent de
métamorphoser en temple chrétien la basilique païenne;
mais la colonne changea de proportions, de figure ; mais un
système nouveau d'ornementation prit la plaee du système
grec. Le tore s'y combina de mille manières, le dessin de
. fantaisie recouvra son indépendance native, les différentes
espèces de feuillages passèrent des bois sur les chapiteaux,
et le règne animal tout entier, oiseaux, quadrupèdes et
poissons, fournit de nombreux motifs aux décorateurs.
Gomme si la réalité n'était pas assez féconde, des bétes chi-
mériques se placèrent près des êtres naturels. Dans un
climat où le soleil semble perdre quelquefois sa lumière et
sa chaleur, où la pluie tombe par torrents, où les bises de
l'hiver chassent des tourbillons de neige sur les édifices, les
RELIGIEUSE ET CIVILE. |3
croisées se muUipUèreat, s'agi^ndirciit :peii h p^, «fin que
les mooumeats n'eussent pas l'air de caveaiiiL funèbres ; les
toitures devinrent plus aiguës, les voûtes s'exbaussèrent, les
clochers prirent une forme pyramidale. Certaines construc-
tions romanes, comme l'église Saint- George de BoeherviUe,
ont déjà toutes les apparences d'une œuvre golbiqpe; il ne
leur manque absolument que l'arc en tiers point et la déco-
ration ogivale. Cet arc et ce genre de décoration ne pou-
vai^ut tarder à se montrer, car ils étaient le complénient
nécessaire d'un vaste système d'architecture, qui s'organisait
depuis des siècles.
On a beaucoup disserté sur l'origine de l'ogive^ on a
voulu la faire naître en Sicile, en Egypte, en Espagne et
dans riduméc. Comme si l'art chrétien n'avait pas dû être
fils des populations chrétiennes ! comme si l'arcbiteciure .
définitive du catholicisme avait dû cmprui^r à des civili-
sations étrangères sa forme la plus caractéristique ! L'ogive
n'est pas un accident : elle e^t, au contraire, le dernier
terme d'une progression, terme obligé, nécessaire et fatal.
Les prémisses étaient posées, la conclusion devait venir.
Toute l'histoire de l'architecture, depuis le premier siècle
de l'ère chrétienne, montre comment l'esprit humain s'est
acheminé vers celte conclusion; tout dans l'art de bâlir
ayant été peu à peu changé, modifié^ renouvelé, il fallait
bien que l'arcade romane disparût un jour ou l'autre. Un
vieil élément de cette importance ne pouvait rester au mi-
lieu d'un système plus jeune. Celui-ci était tenu de lui sub-
stituer un élément conforme à sa propre nature, en har-
monie avec les tendances du catholicisme, avec l'atmosphère
des régions septentrionales, avec les penchants intellectuels
des peuples du Nord, ce génie rêveur et subiil, chaste et
mélancolique, profond et sentimental, qui a plus tard inspiré
les poètes de l'Allemagne et de l'Angleterre, aussi bien
que ceux de la France moderne. L'ogive n'attendait pour
14 L'ARCHITECTURE
naitre qu'un moment favorable et une cause occasionnelle.
Les XII® et xiii* siècles, pendant lesquels eurent lieu les
croisades, semblent avoir été l'époque où l'enthousiasme
chrétien atteignit sa plus grande ferveur, où la société du
moyen âge posséda sa plus grande force. C'était la période
de maturité suprême, qui forme le point culminant de la
vie; au delà, se montrent les premiers symptômes de la
décadence. La civilisation catholique porta , durant cette
période, ses fruits les plus charmants et les plus doux : l'art
chrétien mit au jour ses merveilles, le système gothique
acheva de se constituer, en mêlant l'ogive à ses combinaisons
antérieures.
Différentes circonstances avaient appelé l'attention sur
cette forme ; on la trouve à l'état embryonnaire dans un
•assez grand nombre de constructions romanes. Pour que le
sommet des portes latérales fût aussi élevé que celui de la
porte centrale, on accolait deux portions de cercle, et l'on
composait de la sorte des ogives parfaitement accusées ;
l'église de Schelcstadt et Notre-Dame de Poitiers en four-
nissent la preuve. Afin de diviser la poussée, de rendre
l'arcade plus solide et plus légère, on aiguisait faiblement
le haut de l'hémicycle : l'application de cette méthode a eu
lieu à la cathédrale de Chartres. Souvent encore, on inter-
sectait les cintres d'une arcature, ou l'on dressait au milieu
d'une fenêtre romane un pilier qui portait des segments de
cercle : dans l'un et l'autre cas, les lignes courbes mises en
regard dessinaient des ogives. Ces arcs pointus, qui se pro-
duisaient au sein même de rarchitccture romane , fixèrent
l'attention des constructeurs. Ils en admirèrent l'élégance
et en comprirent les avantages ; l'idée leur vint peu à peu
de les substituer aux pleins-cintres : l'art gothique reçut
alors son dernier complément.
11 ne faut pas croire, néanmoins, que ces ogives mêlées à
des œuvres romanes fussent une production fortuite, un
RELIGIEUSE ET CIVILE. 15
simple accident; bien loin de là, elles étaient une consé-
quence de la manière de bâtir alors usitée. Le hasard n'a
point engendré ailleurs de formes pareilles : on ne trouve
l'arc pointu ni dans les monuments de l'Egypte, ni dans
ceux de la Grèce et de Rome. Ce n'est point non plus le
hasard qui a déterminé son apparition dans les édifices ro-
mans. La tendance croissante k exhausser les voûtes, à élar-
gir les fenêtres ; Thabitude d'ouvrir trois portes sur les fa-
çades et le système d'ornementation en vigueur firent naître
les premières ogives. La nécessité impérieuse de bannir des
temples catjioliques le dernier élément païen força les ar-
chitectes d'abandonner le cintre. L'histoire des beaux-arts,
comme celle des nations, est pleine de ces exigences morales,
ou, pour mieux dire, de ces contraintes organiques, sans
lesquelles le monde ne serait qu'un spectacle de désordre.
Les premiers édifices en ogive furent construits pendant
la seconde moitié du xn^ siècle. On a longuement discouru
pour savoir quel pays eut l'honneur de compléter l'architec-
ture chrétienne par l'invention du style gothique. L'Alle-
magne, l'Angleterre, l'Espagne et la France se disputent cette
couronne. Dès Tannée 1855, l'auteur des Études sur l'Aile-
magne décidait la question en faveur du dernier pays. Nous
ne pouvons reproduire ici tous ses arguments ni les omet-
tre tous. Il constate qu'au bord du Rhin et par delà le grand
fleuve, il y a bien plus d'édifices romans que d'édifices go-
thiques; ceux-ci, d'ailleurs, sont généralement du xiv*> siè-
cle et d'une assez mauvaise exécution. Fribourg, Strasbourg,
Cologne et Altenberg possèdent, à la vérité, des monuments
de la bonne époque et d'un dessin très-pur ; mais ils s'élèvent
sur la frontière de la France, comme pour attester l'origine
du style gothique et tracer l'itinéraire de son émigration.
Chez nous, on voit le système ogival se former peu à peu
au sein de l'art roman ; en Allemagne, il apparaît d'une ma-
nière subite; l'absence de transitions prouve qu'il est ar-
16 L'ARCHITECTURE
rivé dix dehors. Pour l'Espagne, si nous lui devions Taire
pointu, il aurait d'abord établi son empire dans nos pro-
vinces méridionales, puis se serait avancé graduellement
vers le Nord : les dates des constructions indiqueraient sa
marche. C'est justement le contraire qui a eu lieu : sorti
du Nord, le système ogival a conquis lentement le Sud.
En 1845, M. Yemeilh a complètement adopté cette opinion,
bien qu'il n'ait pas cru devoir citer le livre où elle se trou-
vait développée. Il y a joint, il est vrai, des aperçus nou-
veaux qui fortifient les conclusions de l'auteur des Études,
en sorte qu'on peut maintenant dire sans balancer que le
style gothique a vu le jour en deçà de la Loire, dans l'Ile-de-
France et dans les provinces limitrophes.
Le xnr* siècle fut l'époque où rarchitecture chrétienne se
constitua définitivement et prit possession de tous ses carac-
tères; c'est le moment d'en expliquer le système, système
qui n'a pas été bien compris, malgré les pages nombreuses
que l'on a écrites sur l'art ogival.
D'après les admirateurs les plus passionnés, les plus ex-
clusifs des anciens, le temple grec était l'imitation d'une
cabane de bois. Au lieu de donner à la pierre des formes
originales et en rapport avec sa nature, les Grecs copiaient
celles des troncs d^arbres et des poutres employés dans les
huttes primitives. Cette méthode avait un double inconvé-
nient : elle viciait l'art même de la construction et enchaî-
nait la pensée de l'artiste, en le forçant d'imprimer à certains
matériaux les apparences, les attitudes de matériaux moins
parfaits, en le contraignant de reproduire les inventions'
enfiintines de l'architecture naissante. Elle établissait comme
type des monuments religieux la première habitation des
peuplades indigènes ; elle resserrait, dans les limites d'une
structure destinée à satisfaire un besoin, la vive inspiration
de l'artiste, qui s'efforce de traduire aux yeux les principes
essentiels d'une doctrine. Un temple n'est pas une demeure;
RELIGIEUSE ET CIVILE. 17
c'est le lieu de la prière, l'endrûit o« Ton se prosterne de-
Tant rintelKgenee régulatrice ; il n'a d'autre but que de ser-
vir au culte, d'autre condition obligatoire que d'être appro-
prié à ses cérémonies. En le construisant sur le modèle d'une
cabane, on lui ôte son caractère fondamental ; il n'exprime <
plus une idée métaphysique, un dogme et une civilisation,
il rappelle une nécessité de la vie humaine. Autant vaudrait
rabaisser Dieu aux proportions de l'humanité. Le paga-
nisme tombait dans cette erreur, et l'architecture grecque
correspondait à l'étroitesse de ses conceptions ; mais son
harmonie avec ces conceptions n'efface point les vices qu'elle
leur empruntait. Elfe les explique seulement, comme les
vapeurs d'un marécage expliquent la fièvre qui mine les
populations d'alentour, sans que la fièvre cesse d'être un
mal.
€es fautes dé logique ne déparent point l'architecture
chrétienne; elle ne se propose nullement d'imiter une con-
struction en bois : elle emploie la pierre comme pierre, et
ne lui demande pas de singer une autre substance. Loin de
copier une hutte, elle cherche les combinaisons esthétiques
les plus étendues, les plus variées, les plus profondes que
lui permettent sa nature et ses moyens ; elle n'a garde de
rabaisser l'esprit de l'homme vers les misères de sa condi-
tion terrestre, qui lui rendent impossible de vivre sans un
abri. Le temple catholique est une pure création de la pensée,
la forme visible du dogme, un édifice consacré à la gloire
du Seigneur, dont l'esprit flotte, pour ainsi dire, sous les
hautes voâtès et dans l'ombre majestueuse des nefs.
Le plan même des églises chrétiennes prouve combien
les artistes grecs et les artistes du moyen âge ont eu un point
de départ différent. La cathédrale, dans son ensemble, rap-
pelé et figure l'ittstrumcnt sur lequel est mort Jésus ; elle
a pour base une idée morale, un souvenir tragique. Cette
ceneepti#n, plu&noèle que le désir vain et puéril d'imiter
2
iS L'ARCHITECTURE
une cabane, n'a pas une moindre supériorité, quand on la
juge comme une simple combinaison arcbilectonique. Le
parallélogramme du temple païen manquait d'étendue et de
variété. La croix est formée, en quelque sorte, de quatre
• parallélogrammes, réunis autour d'un quadrilatère central,
que produit Tintersection de la nef et des transepts. Elle
compose donc un plan d'une bien autre richesse, permet
d'obtenir des effets plus nombreux, et possède une foule
d'avantages que nous allons faire ressortir.
Lorsque, dans les discussions de vive voix, on pose ce
théorème : « L'architecture ogivale est-elle plus belle que
Farchitecture grecque, ou la forme des temples païens est-
elle plus belle que la forme des temples catholiques? » on
ne tarde pas à se fourvoyer au milieu des plus étranges di-
vagations, à se précipiter en un désordre inextricable. Gela
vient de ce que le mot beaufé est une dénomination géné-
rique, essentiellement abstraite, et que les deux parties, lui
donnant un sens différent ou ne lui donnant pas de sens du
tout, ne peuvent jamais s'accorder. Nous le décomposerons
donc, pour examiner l'un après l'autre chacun des éléments
qu'il renferme ; nous comparerons les deux architectures
sous le rapport de la grandeur, de la variété, de l'unité ou
harmonie, de la richesse, de l'expression, des effets lumi-
neux, des tendances générales et de l'exécution. Après avoir
ainsi étudié l'ensemble, nous étudierons les formes parti-
culières.
La dimension d'un édifice entre pour beaucoup dans l'ef-
fet qu'il produit. Peu étendu, il ne saurait avoir que de l'é-
légance et des qualités douces ; il ne peut offrir un caractère
majestueux ou sublime. La grandeur forme un des éléments
principaux de la beauté en fait d'architecture ; elle seule
permet d'atteindre à cette noblesse imposante, qui est dans
l'art de construire ce que la verve épique est dans la littéra-
ture. Or, les monuments chrétiens ont des prop^rtkms bien
RELIGIEUSE ET CIVILE. 19
plQ6 vastes que les monuments du paganisme : les cathé-
drales de Reims, de Paris et d'Amiens ont peut-être qua-
rante et cinquante fois les dimensions du* temple de Minerve,
sur TAcropolts d'Athènes, et du temple de Jupiter à Olym-
pie. La comparaison n'est donc pas même possible : Tarchi-
tecture chrétienne éclipse tout à fait sa rivale par l'étendue
de ses monuments et par la majesté que ces dimensions ex-
traordinaires lui coinmuniqucnt.
Plusieurs causes ont amené cet important résultat. £n
première ligne, il faut mettre la nécessité d'ouvrir l'église
il tous les fidèles. Dans une cathédrale, il y a place pour une
p<q^ultlion entière, comme Hegel Ta déjà remarqué : les
habitants de la ville, les paysans d'alentour peuvent s'y réu-
nir ; des milliers d'hommes y viennent assister aux offices,
recevoir la bénédiction du prêtre, et entendre les sons de
roi|[«ie tonner sous les voûtes, comme un ouragan captif.
Quand la messe ou les vêpres n'y accumulent pas la foule,
les actions les plus diverses s'y exécutent en même temps :
id Ton prêche, U-bas on apporte un malade qui espère ob-
tenir du Ciel une guérison miraculeuse ; une troupe déjeunes
séminaristes passe lentement; non loin d'un mort pour le-
quel on chante des strophes mélancoliques, un nouveau-né
reçoit l'eau du baptême; près d'un autel oà l'on implore la
rédemption d'un pécheur décédé, un couple aimant frémit
aox graves paroles qui consacrent l'union de deux cœurs ;
de pieuses femmes, des vieillards, des enfants s'agenouillent
dans tous les coins de l'église. Et pourtant l'édifice n'est pas
rempli, à beaucoup près ; on n'y circule pas moins librement
que sous le dôme céleste : à peine l'agitation de quelques
individus, au pied des hautes murailles, forme-t-elle con-
traste avec l'imposante et immobile structure qui se dresse
comme une œuvre éternelle et comme une image de l'in-
fini.
Les pomples mesurent en quelque sorte lés monuments à
3e L*ÂJIIC»IT£CTURË
Leur taille ; les .petites agglomérations d'individus ne conçuâh
vent pas des idées aussi vastes que des sociétés norabr^nes
et puissantes. Les États microscopiques de la Grèce duvf^t
élever des bàtimeals restreints comme eux* D'où serait ve*
nue la disproportion entre l'œuvre et l'ouvrier? Les Ra«
mains accrurent les édifices en hauteur et en larf^ur, pour
les faire correspondre à l'étendue de leur em^re. De plus
grandes ressources leur suggérèrent de plus grands dessejifê :
les entreprises qu'AUiènes ou Lacédémone eussent jugées
colossales, paraissaient mesquines aux maîtres du monde*
Le catholicisme forma une sotûété enclore plus étendue; il
groupa, autour de sa bannière victorieuse, des naiioBS ^pù
avaient eonslamment repoussé les lois, les moduns, lea
croyances et la suprématie romaines : ses coDstriactions se
mirent en harmonie avec son immense territoire. Coatme
l'autorité du saint-siége dominait des populations pins mmd-
breuses et des pays plus considérables, on vit les murs des
basiliques chrétiennes embrasser de plus vastes espaces. Uoe
tendance bien manifeste de l'histoire, c'est d'agrandir le
cercle des associations humaines : les tribus formèrent des
peuplades, les peuplades des nations, les nations agglomérées
constituèrent des empires, et les empires eux-mêmes se re-
connurent les vassaux d'une puissance intellectuelle, comme
dans le christianisme. L'architecture n'a donc fait que sui-
vre, que reproduire les développements de l'oi^anisme so-
cial.
Le Dieu chrétien avait sur les dieux helléniques uae su-
périorité de même nature. Les déités charnellos qui habi-
taient l'Olympe, l'Océan ou le Tartare, n'étaient que des
colosses doués d'un pouvoir restreint, sujets aux passions et
aux douleurs qui tourmentent les hommes. £iohim a pour
séjour l'infini; rien ne borne sa puissance, comme rieD ne
limite sa durée. C'est le souverain Être, qui a tout liit
sortir du néant, qui doit un jour détruire le monde; la
RELIGIEUSE ET CIVILE. 2!
créatian entière garde le sihsiioe devant Jsi, cil les orages
doal Bos eœurs sont troublés ne portent pas atteinte i son
cidBie étemel. La forme d'une chaumière eonrenait sans
doute aux faibles et mesquines divinités de la Grèce; il fel^
lait, pour implorer le maitre unique, le père et le juge des
nations, des édifices en rapport avec sa grandeur et sa ma*
jesté.
La Grèce est un pays de montagnes et de hautes collines ;
devant ces masses imposantes , que sont les masses de Tar-
chileeture? Des entassements aussi énormes font paraître
petits les monuments les plus considérables. La forme même
du sol qu'ils habitaient devait détourner les Grecs de re-
chercher les effets de la grandeur ; ils eussent en vain essayé
de lutter contre les montagnes par la dimension de leurs
structures. L'élégance, l'harmonie et les qualités analogues
furent donc les seuls objets de leur ambition, le seul but de
leurs efforts. C'est au contraire dans les plaines sana fin,
dans les vaUées spacieuses de la France, de l'Angleterre et
de l'Allemagne, que s*est développée l'architecture gothique.
Sur un terrain plat, qui offre à perte de vue des lignes mo-
notones, l'art de construire peut frapper les yeun et l'iutel-
li|penee par les vastes proportions de ses édifices. Aufcun
parallèle, aucune illusion d'optique, n'amoindrissent leur
étendue véritable ; si une illusion se produit, c'est plutôt
une illusion avantageuse. Lorsque, de l'extrémité d^une
plaine, on voit se dresser à l'horizon les flèclies et les tours
des monuments chrétiens, on les prendrait pour les œuvres
d'une race de géants. Lorsqu'ils s'élancent au-dessus de nos
télés, dans les rues des villes, et paraissent plonger au fond
des cieux, leur effet n'est pas moins extraordinaire. Comme
rien ne les domine et qu'ils dominent tous les objets, toutes
les conslructions d'alentour, ils donnent l'idée d'une gran-
deur absolue et incomparable.
Un système de proportion que les anciens ignoraient, que
S.
n L'ARCHITECTURE
les architectes chrétieDs ont fidèlement applique , augmen-
tait retendue apparente des édifices, ou du moins permet-
tait d'apprécier leur étendue réelle, au lieu que le système
grec produisait une conséquence diamétralement opposée.
Il suffit de comparer entre eux quelques-uns des monu-
ments païens, pour rcconnaitre qu'ils sont tous invariable-
ment soumis, dans leur ensemble comme dans leurs détails,
à la proportion relative. En d*autres termes, l'art antique
n'a pas égard à la dimension vérilaMe : que l'édifice soit
vaste ou restreint, c'est toujours la proportion relative qui
détermine les rapports des différentes parties; de sorte que
le petit monument n'est qu'une réduction du grand, qui
lui-même peut être considéré comme une exagération du
petit. Ce principe nous semble radicalement faux et désas-
treux. Dans les temples grecs , ses tristes effets sont moins
sensibles, parce que ces monuments ont tous h peu près les
mêmes dimensions. Mais que dire du fameux Saint-Pierre
de Rome, qui a exigé d'incalculables dépenses et qui, de
l'aveu général , semble infiniment moindre qu'il n'est réel-
lement? Ne voilà-t-il pas un beau résultat! Enfouir dans
un monument des sommes prodigieuses, des trésors de
temps, de patience et de labeur, épuiser des carrières pour
construire une église dont il est impossible d'apprécier
l'étendue, qui a Tétrange mérite de diminuer sous le re-
gard, de ne point paraître ce qu'elle est !
Cela tient à une loi très-simple de l'optique et de la per-
spective. En effet, l'œil ne peut apprécier la dimension d'un
objet qu'en le comparant à une unité connue, visible en
même temps et du même point : il est donc manifeste que
si l'unité grandit ou diminue avec l'objet, la comparaison
deviendra impraticable et le sentiment de la vraie grandeur
ne pourra avoir lieu.
La proportion gothique n'offre pas ce désavantage.
L'homme seul servant de mesure dans les monuments chré-
nKLIGIEUSË ET CIVILE. 23
tiens, tout y est fait à sa taille. Que Fédificc soit grand ou
petit, tous les détails, qui restent invariablement les mêmes,
sont soumis à cette loi de la proportion humaine, d'où
résulte le sentiment instinctif et immédiat de la véritable
dimension. C'est ainsi que les chapiteaux, les corniches, les
bases, les nervures ont, à peu de chose près, la même gran-
deur et dans la cathédrale et dans la simple chapelle. Nos
cathédrales paraissent donc grandes, lorsqu'elles sont gran-
des *, nos chapelles petites, lorsqu'elles sont petites ; tous nos
monuments donnent d'une manière rigoureuse l'idée de ce
qu'ils sont réellement; l'arcfaitecture ogivale n'abaisse et ne
rétrécit pas ses édifices, au moyen d'une déplorable illu-
sion ^
Tant de causes se réunissant pour développer dans la race
humaine le goût et l'habitude de la grandeur en fait d'ar-
chitecture, les nations modernes se montrent exigeantes
sous ce rapport, et la plupart des monuments ne produisent
pas d'effet sur elles, s'ils ont peu d'étendue. Voilà pourquoi
l'on change les dimensions des édifices grecs , quand on les
imite : la Madeleine est vingt fois grande comme le Parthé-
non, l'arc de triomphe de la barrière de l'Étoile contient
les matériaux de dix ouvrages analogues, tels que les
eussent faits les Romains. C'est encore une manière de dé-
naturer l'art antique.
Après la grandeur, aucune qualité ne frappe plus vite et
plus sûrement les yeux dans une œuvre d'architecture que
la variété de ses parties ; lorsque l'ensemble a produit son
effet, on examine les masses secondaires et les divisions
principales. A cet égard encore, le système gothique l'em-
1 Celte théorie de la proportion gothique appartient à M. Lassus, archi-
tecte de la cathédrale de Paris et de la Sainte^Chapelle, qui Ta exposée dans
les Annaleë archéologiques. M. Lassus a d^ailleurs revu tout notre manuscrit
pour vérifier l'exaclituile de chaque détail : il y a môme ajouté un passage ,
qu'on trouvera pltfs loin et que désignent dos guillemets.
24 L'ARGRITECTURE
porte d« beaucoup sot le système grec; au dehors comme
au dedans, c'est un monde eatter qu'une cathédrale. L'inté-
rieur offre de nombreux points de vue et une foule de com-
binaisons architeetoniques : la grande nef, les deux, quatre
ou six neis latérales, le tronsepi, le efacDur et son pourtour,
les galeries qui circulent au-dessus des bas côtés, les cha-
pelles, les tribunes, les escaliers diaphanes et en spirale,
les différents étages des tours et les cônes évidés des flèches,
sans parier des cryptes mystérieuses où se reproduit sous
terre le plan de l'église supérieure. Chaque pas que Fou fait
dans la basilique modifie k perspective et change pour l'ob-
servateur l'aspect du monument : qu'on se place au centre
de la croix, à l'extrémité de ses quatre branches, sous les
voûtes des collatéraux, dans l'ombre des chapelles, dans les
tribunes et dans les galeries, on croit apercevoir un édifice
nouveau, dès qu'on prend une position nouvelle; les lignes
diagonales doublent le nombre de ces points de vue. Les
constructions antiques n'offrent rien d'analogue : l'intérieur
d'une cella (quatre murailles nues !) ne forme pas même une
œuvre d'art; ce n'est que de la maçonnerie. L'intérieur
d'une église est, au contraire, une des merveiUes du génie
humain : les combles seuls, avec leur foret de poutres, leur
sol en monticules, leurs toitures anguleuses , les effets de
lumière que produisent d'étroites ouvertures, leur pénom-
bre poétique et leur immensité apparente, sont plus beaux,
plus pittoresques, plus susceptibles de frapper Timagination
que la salie cubique et uniforme d'un temple païen.
L'extérieur des églises chrétiennes n'a pas une moindre
variété que leur intérieur. Voici d'abord le grand portail :
quelle abondance de lignes, quelle richesse d'invention,
quelle multiplicité d'éléments ! Trois divisions perpendicu-
laires, coupées de trois étages, forment neuf sections, que
dominent encore la partie supérieure des tours et l'élégante
structure des flèches; les divers étages ont un aspect diGTc-
RELIGIEUSE ET CIVILE. 2S
rent : fîtes du sol s'ouvrent trois portes, dont une pins large
que ses voisines; au-dessus rayonne la grande rose, flan-
quée de deux fenêtres en proportion avec sa grandeur ; puis
on aperçoit : un pignon accoste de deux tours, comme h
Reims , à Anvers et à York ; une triple combinaison d'ou-
vertures, comme à Strasbourg ; un pan du ciel entre deux
masses arcfailcctoniques , comme à Notre-Dame de Paris.
Des arcatures,des galeries h jour, des satues placées cète k
côte dans des suites de niches, subdivisent ces comparti-
meaU principaux. Les façades latérales offrent des divisions
du même genre ; seulement, elles n'ont d'babkude qu'une
seule porte et une seule zone perpendiculaire. Deux et quel-
quefois trois rangs de fenêtres superposées environnent
i'tédifiee, celles des collatéraux, celles de la grande nef : les
premières encadrées dans les contre-forts; les secondes,
dans les arcs-boutants. L'abside présente un speiîtacle nou^
veau : sa forme ogivale correspond à In forme des voûtes du
sanctuaire, et l'illusion de ro|>tique donnerait lieu de croire
qu'die porte la flèebe centrale comme une splendlde ai-
grette : les deux ailes se déploient sur ses flancs , et les
arehes,qui l'appuient, lenvironnent d'un corselet diaphane.
Si l'on fait le tour du monument et si on l'examine par les
diagcmales, mille cominnaisons de lignes et d'effets se pro-
duisent. Quittons mainteniint le sol, gravissons les escaliers
transparents, circulons dans les galeries des trois portails,
dam les chemins de ronde qui couronnent de leurs balus-
trades les murs des collatéraux, les murs de la grande nef,
le chevet de Téglise; parcourons les différents étages des
flèches ou des tours; puis, prenons haleine sur la plate-
forme de ces dernières ou sous le eènc festonné des pyra*
mides : que de points de vue ont frappé notre attention,
qvelle abondance de ressources, d'idées architeetoniques!
Bu lieu où BMis sommes, nous erabrassoss fout le plan du
gigantesque édifice, et nos regards se promènent sur une
36 L*ARGHIT£CTURE
ville entière : la cilé, le fleuve, Tftzur infini, les vertes col-
lines et le lointain horizon encadrent pour ainsi dire le mo-.
nument, lui servent de fond et de bordure.
Les œuvres grecques offrent-elles rien de comparable, et
cette prodigieuse variété ne les cclipse-t-elle pas complète-
ment? Que voyons-nous dans le Partbénon, dans le temple
de Jupiter Olympien et dans celui de Jupiter Panhelle-
nius?... Deux frontons, deux rangs de colonnes, les mui%
de la cella entièrement nus ou décorés. d'une frise de bas-
reliefs; voilà tout. Les deux extrémités se ressemblent, les
deux faces latérales sont identiques; cinq minutes vous suf-
fisent pour prendre connaissance du bâtiment, pour satis-
faire votre curiosité ; vous passerez peut-être ensuite une
heure à examiner la sculpture, mais Tarchitecture elle-
même n'aura pas fixé longtemps votre attention, et c'est un
autre art qui vous captivera.
Nous placerons ici une remarque de Hegel, qui nous sem-
ble très-juste. Dans le temple grec, selon lui, la forme exté-
rieure n'est pas la révélation, la conséquence de la forme
intérieure : le fronton, l'entablement et la colonnade, en-
tourent, recouvrent la cella, comme un globe de verre
entoure et protège une pendule; c'est un hors-d'œuvre, une
espèce d'enveloppe tout à fait arbitraire. L'édifice réel se
compose simplement de quatre murailles et d'une porte ;
dans l'église ogivale, au contraire, l'extérieur est, pour ainsi
dire, moulé sur l'intérieur. On n'y voit rien de superflu,
d'étranger au corps de l'édifice, rien que ne motive la
construction interne. Les arcs-boutants eux-mêmes sont
nécessaires pour maintenir les légers trumeaux de la nef;
les tours et les clochers, pour suspendre à des hauteurs pro-
digieuses l'instrument sonore, qui annonce l'heure de la
prière aux habitants de la ville et des campagnes d'alentour.
La variété qu'on observe dans les parties d'un monument,
distingue entre eux, soit les ouvrages d'un même pays, soit
RELIGIEUSE ET CIVILE. 27
les styles employés dans les différents pays de l'Europe.
Toutes les constructions grecques avaient la forme du Par-
thénon ou celle d'un portique. Les imitateurs opiniâtres des
anciens ne montrent pas plus de fécondité que leurs maîtres;
ils reproduisent sans cesse quelques types peu nombreux ,
avec un flegme imperturbable et une constance létbargique.
Le Panthéon et le Parthénon, voilà leurs modèles suprêmes,
éternels : à ce compte, le premier adolescent venu peut les
égaler, en copiant servilement d'immuables combinaisons.
Cette monotonie ne dépare point l'architecture chrétienne :
pas une cathédrale, pas une église suffragante, pas une
chapelle ne ressemble aux édifices de même genre ou pro-
chains ou éloignés, si ce n'est dans certaines formes et dans
certaines dispositions générales, qui constituent l'essence de
l'arehitecture gothique. Sous un même ciel, l'inspiration du
génie a donné à chaque monument un caractère spécial et une
beauté particulière ; sous des cieux différents, les peuples ont
modifié le type de l'église chrétienne : leurs propensions ori-
ginelles, ks circonstances de leur histoire, la forme du sol,
les matériaux qu'il fournit, les idées locales ou traditionnel*
les, ont déterminé, réglé ces modifications . Le système ogival
est donc un et multiple, homogène et varié comme la nature,
qui ne produit pas deux hommes semblables, quoique tous
possèdent les attributs de la race humaine. Nous explique-
rons tout à l'heure plus en détail comment l'unité se con-
serve au milieu de la variété presqueinfinie de l'art gothique.
Son système d'ornementation contribue à cette variété
pour une forte part. Ici nous rencontrons un principe entiè-
rement neuf, que les architectes romans ont eu la gloire de
découvrir. Les Grecs, qui exagéraient l'amour de la symétrie
et le goût de l'unité, reproduisaient dans toutes leurs con-
structions et dans toutes les parties d'un édifice les mêmes
ornements. Us semblent avoir hérité de la contrainte hiéra-
tique des Égyptiens ; non-seulement ceux-ci répétaient sans
^ L'ARCHITECTURE
cesse des combinaisons, des types immuables, mais ils ran-
geaient en longues avenues des sphinx complètement
pareils. Les Grecs alignent aussi en longues files leurs
colonnes doriques, ioniques, corinthiennes-, ils n'ont que
trois sortes d'entablement et qu'une espèce de fronton.
Malgré l'élégance et l'harmonie, que nous sommes lioin de
contester à leur système, il offre la monotonie la plus indi-
gente que l'on puisse concevoir : les détails se ressemblent,
comme les faces analogues des bâtiments. L'art chrétien n'a
pas cette ennuyeuse uniformité : il donne aux membres cor-
respondants le même aspect, aux parties analogues la même
forme générak, mais il varie d'une manière surprenante les
détails. Ainsi, deux roses qui s'épanouissent aux deux extré-
mités du transept ont d'égales dimensions, un encadrement
pareil, et figurent h la même hauteur; elles sont cependant
très'diverses de fenestrage et de couleurs : chacune d'elles
offre un autre dessin, d'autres harmonies pittoresques. Les
trois portes de la façade principale diffèrent presque en tout
point; non-seulement les portes de cdté ne ressemblent pas
à la porte do milieu, mais elles ne se ressemblent pas entre
elles. Les bas*reliefs des tympans, les personnages des vous-
sures et des niches ne sont pas les mêmes, cela va sans dire,
mais les feuillages qui courent le long de l'ogive extérieure,
les dais, les socles des colonnes, les chapiteaux, les ner-
vures des gorges, les décorations des surfaces planes, n'ont
pas une plus grande similitude. Dans chacune des pertes
prises k part, les socles et |es fûts des colonnettes ont une
forme identique ; les chapiteaux sont tous différents. Celle
dernière combinaison, au reste, a été d'un usage universel
dans l'art gothique : Isrsque les colonnes , les piliers eooi-
posent une série , soit à l'extérieur, soit h l'intérieur, d^n
édiâec , les socles et les fûts en sont pareils , ou copiés sur
deux types et alternés ; tous les chapiteaux étalent des feuil-^
kges diSérents , groupés d'une raani^ différente. Quand
REU6IBUS£ ET CIVILE. ^
on n'examine que l'ensemble clu monumeat^on ne remarque
pas cette variété : on voit seulement que tous les fûts sont
couronnés de feuillages ; c'est assez pour la symétrie. L'at-
tention devient-elle plus grande , on considère avec plaisir
les nombreuses inventions de l'artiste. Devant une structure
grecque ou romaine, la curiosité languit bientdt; devant un
édifice gothique, soit au dedans, soit au dehors, elle s'ac-
croit de minute en minute : on veut voir comment l'artiste
est parvenu à résoudre un problème de tant de manières.
Nous ne parlerons pas davantage de ce principe nouveau ,
dont la supériorité n'admet point de débats.
11 s'applique aux formes analogues^ les formes dissembla-
bles sont, en outre, plus nombreuses et plus variées dans
l'art chrétien que dans l'art grec. Jelons un coup d'œil géné-
ral sur l'ornementation d'une église. Nous avons franchi le
seuil, et une lumière mélancolique nous environne; dans ce
demi-jour transparent, fourmillent les lignes et les reliefs :
les piliers se subdivisent en une foule de cc^nnettes qui
s'élancent vers le ciel et produisent par leur injBexion les
nervures des ogives; le long de ces piliers, des statues se
ti^inent debout, portant dans leurs mains immobiles les
instruments de torture employés contre les martyrs dont
elles offrent l'image ; un cul-de-Iampe historié les soutient,
un dais gracieux les couronne. Plus loin, une arcature élé-
gante suit les murailles des bas-cètés ; au-dessus des nefs
latérales, les galeries déploient leurs lancettes encadrées
d'une ogive plus grande et soutenant une petite rose. L'or«
nementation des fenêtres se distingue par une opulence qui
eût émerveillé les anciens. Les hommes ont eu peu d'idées
aussi charmantes que celle de faire passer le jour à travers
dep tablçaux d'histoire ou des mosaïques; la partie de l'édi-
fiée qui, sans cette invention, eût été la moins décorée, se
trouve la plus somptueusOé Chaque rayon lumineux varie
les nuances de la peinture : un ciel grisâtre l'assombrit, les
3
30 L*ARCHtTECTUR£
pAles clartés de l'aube on des mois d'hiver lui donnent des
teintes argentées, le soleil la fait resplendir de tout son
éclat. L*es broderies du fenestrage, les sinuosités des plombs,
en augmentent la richesse. Décrirai-je les autels avec leurs
retables sculptés, de pierre ou de bois; les édifices en minia-
ture qu'on nomme les tabernacles et qui servaient à* enfer-
mer le saint sacrement ; les stalles du chœgr, prodiges de
patience et de délicatesse ; les jubés ou ambonsqui séparaient
les prêtres des fidèles, comme un splendide écran ; les bas-
reliefs disposés autour du chœur et figurant ou les scènes
dramatiques de la Passion, ou tes circonstances diverses d'une
légende ; les chaires ingénieuses, représentant l'arbre mys-
tique du bien et du mal, les grottes de la Thébaîde, l'Arche
d'alliance, le sommet du mont Carmel, le rocher dont Moïse
fit jaillir une eau limpide, le buisson qui environnait Dieu
de flammes et de lumière? Rappellerai-je ces tombes magni-
fiques où dormaient les rois , les princes , les évéques , les
abbés du monastère voisin ; ces cuves baptismales si recher-
chées, si admirées des archéologues ; ces châsses somptueu-
ses qui contenaient de saintes reliques; ces candélabres
fouillés avec tant de hardiesse et de goût, associant des
formes naturelles à des formes imaginaires ; ces lampes de
cuivre enfin dont les rameaux serpentent, se groupent, s'en-
trelacent comme des lianes, aussi brillants que la flamme
étemelle qu'ils suspendent sous les voûtes? L'intérieur d'un
temple païen a-t-il jamais offert un spectacle semblable?
La décoration extérieure n'a pas une moindre richesse ;
voyez plutôt les balustrades diaphanes, les clochetons élan-
cés, les guivres qui se penchent pour vomir l'eau des pluies,
les anges debout sur toutes les pyramides, les arcs-boutauts
pereés i jour, les dentelles des arêtes, les modillons, les
porches, les tourelles translucides des escaliers ! Je ne parle
pas de certains ornements qui appartiennent à l'intérieur
comme au dehors, tels que les fenestrages, les rosaces, l'ar-
RELIGIEUSE ET CIVILE. 31
mature sinueuse des vitraux, les niehes, les dais, les statues
et les bas-reliefs. L'architecture gothique a poussé plus loin
que toutes les autres la magnificence de la décoration.
Cette multiplicité même de ressources et d'éléments con-
stitutifs a servi de prétexte pour accuser Fart ogival de ne
posséder aucune harmonie, de se soustraire à la loi esthé-
tique de l'unité. Suivant ses détracteurs, il n'offre que
caprice, mélanges bizarres , dérèglement et confusion. — L'art
grec, disent-ils, n'a pas ce vice fondamental : le système des
trois ordres, les invariables proportions qu'il établit, et dans
l'ensemble et dans les formes particulières, ont eageadré
un accord suprême, ont fixé les vraies lois, les lois étemelles
de l'architecture. Si l'on veut détruire ce code de prescrip-
tions régulières et absolues , la beauté disparait en même
temps que l'unité.
Bien n'est plus futile que ce prétendu raisonnement, et
jamais peut-être- on n'a gonflé une bulle de savon d'une
mine si doctorale. Cette fausse théorie manque de base, et
au point de vue des faits et au point de vue de la logique.
Pour les faits, voici comment s'exprime le célèbre Frezier,
dans sa Dissertation sur ks ordres (Paris, 1769) : « Où sont
CCS règles que l'on m'oppose? Les trouvera-t-on chez
Vitruve, qui est le législateur ou plutôt le compilateur de
ces lois? 11 n'y a pas un architecte, de tous ceux qui ont écrit
et qui se sont érigés en maîtres, qui ne l'ait réfuté et aban-
doiiné'dans plusieurs choses ; et l'on peut dire que, quoique
•toujours cité comme sïl était le plus estimé , c'est un des
moins imités. Ce n'est pas tout à fait sans raison , car il ne
dpnne pas une idée distincte de ce qui doit faire la diffé-
rence des ordres, qu'il semble établir dans la proportion des
colonnes, et cependant qu'il veut distinguer, sans changer
l^s mesures de ces dernières, contradiction manifeste.
« Dira-t-on que ces règles des ordres d'architecture se
trouvent chez les dix grands architectes qui en ont écrit ,
52 L'ARCHITECTURE
siivoîr : Palladio, Seamozzi, Serlio, YigDole, Barbaro,
Calaiieo, Âîberti, Viola, Buttant et Delorme? II n'y a qu'à
ouvrir le parallèle qu'en a fait le célèbre Chambray , on trou-
vera qu'ils diflèrent très-consîdérablemcut entre eux, non-
seulement dans la variété des profils, mais aussi dans le
rapport des diamètres des colonnes à leur hauteur et i celle
de leurs entablements; tous ont eu leurs partisans ou sec*
tateurs , qui ont traduit , commente et mis en vogue leurs
écrits.
» Il ne resterait donc de lieu où l'on puisse trouver les
règles des ordres d'architecture, s'il y en avait de parfaites,
que dans les monuments antiques ; mais il n'est pas diflScile
ée prouver quïls sont pleins de fautes , quelquefois même
contre le bon sens, comme nous le remarquons, suivant le
jugement de Vilruve, h l'égard des modillons et des denti-
cules ; mais, quand il n'y aurait rien à redire touchant l'or-
dre des choses, la différence des profils et des prc^ortions
est souvent si considérable, qu'il est impossible d'y fixer des
règles de beauté. »
Potain, dans son Traité d'Architecture, ne parle pas d'une
manière moins nette et moins affirmative : « En partant des
caractères distinctifs des ordres, on ne penserait pas d'abord
que leurs proportions , qui sont la base de l'architecture ,
ne fussent pas encore fixées, et que les auteurs, soit anciens,
soit modernes, diflèrent considérablement entre eux sur cet
article. En effet , ce que nous connaissons de monuments
antiques, soit grecs, soit romains, ont des proportions pres-
que toujours différentes dans les mêmes ordres. >»
Frezier accumule les preuves de désaccord entre les mo-
numents païens, de sorte qu'il ne peut rester aucun doute k
cet égard. Il est donc étrange de reprocher aux construc-
teurs gothiques de n'avoir pas établi une règle immuable de
proportions, puisque les anciens eux-mêmes, puisque leurs
plus violents admirateurs ne l'ont jamais fait. On a basé
RELlGTfiirSE ET CiViLE. 33
Tenselgnenient de nos écoles sur une fietion , comme on a
imposé au Théâtre français la prétendue loi des unités, qui
ne se trouve pas dans Arfstote. Nos théoriciens ne sont, la
plat)art du temps , que des dormeurs éveillés ; ils prennent
lears songes potir des études et des observations.
Ils les prennent aussi pour des raisonnements; ce que les
anciens n'ont pas fait, ils ne devaient pas le faire : les ordres,
sur lesquels on a tant discuté, lorsque la critique n'était pas
une science , mais un amas d'hypothèses , de conventions
arbitraires, les ordres ne sont que trois formes de décora-
lion. Le dorique a des colonnes sans socles, des fûts sans
ornements, un chapiteau composé de simples tores, une
frise où alternent les trigljpbes et les métopes; l'ionique a
des colonnes portées sur un socle , dtss fnts cannelés , un
chapiteau garni d'oves et de volutes, la frise toute une ; le
trait caractéristique du corinthien est son chapiteau en acan-
thes ; pour le reste, il ne s'éloigne guère du genre ionique :
sa colonne peut être ou lisse ou cannelée. Voilà tout le mys-
tère. Les architectes employaient ces éléments comme bon
leur semblait, suivant leur goût, la nature de Fédifice, la
place qu'il occupait, la forme du terrain d'alentour et la
nécessité de leurs propres combinaisons ; c'était bien assez
de les restreindre à l'emploi de certains ornements peu
nombreux, sans vouloir fixer encore d'une manière immua-
ble et fastidieuse les rapports des parties. Pour vivre, l'ar-
chitecture a besoin d'unir la liberté à un système organique ;
l'espace demeuré libre est la carrière où s'exerce le talent.
Les attributs invariables ne permettent d'autre habileté que
celle de rexécution matérielle; une architecture complète-
ment asservie ressemblerait à un cliché, qui donne toujours
la même impression : ce ne serait plus un art.
Quiconque attribue aux Grecs le système fictif des pro-
portions, les calomnie et les outrage en supposant qu'ils
n'ont jamais compris l'architecture; elle est, avec la mu-
3.
Si L'ARCHITECTURE
sique, le plus libre de tous les arts. Le poète, le sculpteur,
le peintre, ont la nature pour modèle et pour gouvernante ;
il faut qu'ils en étudient les lois et les objets : ceux-ci leur
imposent une exacte imitation des choses, celles-là des rap-
ports qui les unissent. Le statuaire doit apprendre l'ana-
tomie, observer les attitudes, les mouvements, la tournure,
les caractères distinctils des sexes, des âges, des nations.
L'extérieur le charge de mille liens qu'il ne peut rompre,
et, même quand il idéalise, il reste enfermé dans de sévères
limites. Des nécessités non moins rigoureuses endialnenl
le peintre. Copiant l'un et l'autre la nature, il faut qu'ils en
respectent les combinaisons : ils ne peuvent donner à la
tête humaine, par exemple, deux fois la largeur du torse;
au corps humain, trente ou quarante fois la longueur de la
cuisse : ils produiraient ainsi des monstruosités. Les ani-
maux et les plantes ont de même leurs proportions. Un
arbre qui, dans un tableau, dépasserait la flèche de Stras-
bourg, serait un arbre fantastique et donnerait lieu de
croire que le dessinateur a perdu l'esprit. Les arts imita-
teurs doivent copier non-seulement les proportions intrin-
sèques de ]eiu*s modèles, mais en outre leurs dimension»
relatives. Il est nécessaire qu'on voie immédiatement com-
bien un cheval diffère en grosseur d'une brebis ou d'une
tourterelle.
L'architecture possède une bien autre liberté. Comme
elle ne reproduit pas des formes plus anciennes qu'elle-
même, elle exerce un droit d'invention absolu. Sans doute
la nature l'emprisonne dans son système et la soumet à une
foule d'exigences : il y a des lois d'équilibre, de pondéra-
tion, de géométrie, qu'elle ne saurait violer; mais ce sont
là des conditions de possibilité , non des lois plastiques.
Tous les arts s'arrêtent devant des bornes analogues. Elles
ne forcent pas l'architecte d'adopter un moule plutât qu'un
9Utre, de suivre des proportiops déterminées : elles lui
RELIGIEUSE ET CIVILE. 35
commandent certaines précautioas^ moyennant lesquelles
il reste libre de tailler la pierre à sa fantaisie; s'il emprunte
au monde réel des données générales ou des motifs de dé-
coration, tels que les feuillages, il le fait volontairement, et
ces emprunts facultatifs ne détruisent pas s<mi indépen-
dance. Non-seulement toutes les figures géométriques sont
à ses ordres, mais avec la ligne droite et la ligne courbe il
peut créer d'innombrables formes. Ce sont là les deux
éléments primordiaux de l'architecture; les autres n'ont
qu'une valeur accessoire et ne lui prêtent leur aide que sous
son bon plaisir. Comme la réalité ne lui offre pas des mo-
dèles de bâtiments, ses ouvrages sont de pures inventions,
qui ne relèvent que du génie humain.
En voulant appliquer à l'architecture un système de pro- ^
portions fixes, des théoriciens peu sagaces ont donc commis
une lourde méprise : ils ont confondu les lois d'un art avec
celles d'un autre ; ils ont traité l'architecture comme la pein-
ture et la sculpture, malgré la profonde diversité de leur
essence; ils ont cru devoir transformer l'architecte en ma-
nœuvre. C'est un acte d'étourderie enfantine.
Si la critique avait été jadis une science au lieu d'être un
jeu de hasard, où l'hypothèse décidait toutes les questions,
comme la boule d'ivoire désigne, & la roulette, le numéro
gagnant, nul n'aurait osé soutenir que deux ou trois espèces
de proportions méritent seules le titre de belles. On peut,
au contraire, réaliser les lois du be^u dans une multitude
incalculable de proportions diverses ; car, si la définition
abstraite de la beauté est une, elle a des applications sans
nombre. Prenons pour exemple un objet bien plus limité
que le vaste domaine de l'architecturo, considénms la face
de l'homme : il y a une infinité de visages réellement beaux,
sans être pareils ; les éléments dont ils se composent sont
cependant fort peu multipliés. Or, si la nature a trouvé
moyen de les associer en tant de manières différentes, à
M L'ARCHITECTURE
quel point seront ^his nombreuses les eombinaisons possi-
Mes de rarchiteetnre ! Feuilletez les livres des tiaathéimitî-
ciens, ils vous diront que trente-six chfffres, trente-six
lignes dtoites peuvent se combiner de trente-deux milliards
six cent quarante millions de manières différentes. Pour
exprimer les combinaisons possibles de quatre-vingts chif-
fres, de quatre-vingts lignes, il faudrait un nombre qui
occupât fout l'intervalle de la terre au soleil. Le lecteur
comprendra aisément cette multiplicité inouïe, cette abon-
dance merveilleuse, s'il se rappelle que vingt-cinq lettres
ont suffi pour créer une centaine de langues. L'architec-
ture, d'une autre part, n'emploie pas seulement des lignes
droites ; elle emploie aussi des lignes courbes très-variées.
Le nombre de ces lignes, dans les monuments un peu
étendus, dépasse beaucoup le chiffre de cent et arrive à
quelques milliers. Or il n'y a pas un seul calculateur au
monde qui puisse énumérer les combinnisons arithmétiques
ou géométriques de mille éléments quelconques. En sup-
posant que le chiffre nécessaire pour les exprimer partit de
notre globe, il atteindrait les étoiles et s'enfoncerait au delà
dans les abîmes de l'immensité. Croire que l'on a trouvé dans
celte multitude effroyable la seule espèce de proportions
belles et régulières, c'est fiousscr un peu loin Tamour-
propre ou l'ignorance.
Ce qui constitue l'art grec, ce ne sont pas des proportions
maginaires, c'est un système organique, autrement dit un
certain nombre d'éléments fixes qui se coordonnent d'one
manière analogue : en cela consiste toute sa régularité, il
emploie invariablement la colonne, la plate-bande, le fron-
ton, la cella, et les dispose à peu près de la même façon.
Dans les théâtres seulement, il faisait usage de l'hémicycle.
Les Romains agrandirent ces formes et leur adjoignirent
Tellipsc, la voûte et le d^me. Les Byzantins mêlèrent à ces
conquêtes les flèches, les tours, les croix, les portails, les
RELIGIEUSE ET CIVILE. 57
voussoirs, }cs rosaces. Les Gothiques développèrent les der-
niers âëments, leurs associèrent Togive, les porches, les
faisceaux de coionnettes, les galeries à jour, les arcs-boutants,
les escaliers diaphanes, percèrent les murs de baies colos-
sales, les remplirent de vitraux, créèrent un nouveau genre
d'ornementation, où la grâce le dispute à la beauté. Ils com-
bin^ent d'une façon presque toujours pareille leurs res-
sources spéciales et les ressources que leur avaient léguées
les architectes byzantins. L'emploi de l'ogive et des autres
formes chrétiennes, le mode de corrélation d'après lequel
on les groupe, constituent l'art gothique. 11 est donc parfai-
tement régulier, tout aussi régulier que le système païen;
il combine d'autres éléments d'une autre manière, mats en
vertu d'une loi organique semblable. Là preuve, c'est qu'on
distingue tout d*abord si un monument est construit dans
ce style, qu'oii désigne même, au bout de cinq minutes,
l'époque de son érection. Or, pour qu^)n puisse reconnaît^
immédiatement la forme gothique, pour qu'on puisse dé-
terminer son âge avec une certitude presque -absolue, il faut
bien que les architectes gothiques nient suivi une méthode
constante et régulière, modifiée de siècle en siècle, inaîs non
changée. Le caprice, le désordre ne fondent rien de perma-
nent, rien qui se prête à l'étude et à la classification, rien
qui se développe, atteigne sa plénitude et tombe en déca-
dence; leurs effets sont toujours variés, toujours inattendus:
le hasard n'adopte aucune discipline. L'art ogival est con-
séqliemment régulier au même titre que l'art grec. Malgré
la variété infinie des dispositions générales et des orne-
ments, on retrouve dans tous les édifices du xni" siècle
rapfrfleaifon constante des mêmes principes, l'emploi des
iBéraes éléments combinés de la même façon.
Les piliers, par exemple, sont toujours réduits atittfnt quie
possible, de manière à laisser de grands espaces vides k
l'intérieur et k ne gêner en rien la vue des cérémonies.
58 L'ARCHITECTURE
Pour venir en aide au pi)ier, se dressait Tarc-bautant, ce
point d'appui extérieur, sans lequel il eût été impossible de
réduire le pilier ; Farc-boutant qui, soutenu par de robustes
contre-forts, donne à ces édifices un air de vigueur et de
stabilité qu'il est impossible de mettre en doute
Dans l'église gothique, In forme ogivale est invariable-
ment adoptée pour tous les arcs, pour ceux de la voûte
comme pour ceux des moindres ouvertures. Les chapiteaux
affectent la même forme générale, les bases se composeot
des mêmes moulures. En outre, il y a dans chaque partie du
monument un rapport proportionnel qui ne varie presque
pas et qui se trouve déterminé par la structure même de Té-
difice. Ainsi, la hauteur du bas-côté une fois arrêtée, tout
le reste s'en déduit ; le comble du bas-côté fixe la hauteur
des galeries et détermine l'appui des hautes fenêtres ; et,
quant à ces dernières, leur longueur, qui ne saurait être
exagérée, coïncide avec la hautçur de la grande voûte. Tout
cela est raisonné, logique, aussi simple que possible, et ne
ressemble en aucune façon à du caprice.
D'ailleurs, le curieux manuscrit de Villard de Honne-
court ne suflSt-il pas pour démontrer qu'il existait des prin-
cipes de construction et mêmes des préceptes de dessin ?
Si l'on voulait chercher dans l'art gothique quelque chose
d'analogue et de virtuellement semblable aux trois genres
de décoration nommés les ordres, cette recherche amène-
rait un prompt résultat. Les mots dorique, ionique, corin^
thien, montrent assez que le goût de trois peuples différents
a présidé au choix de ces formes. Les Doriens, les Ioniens,
les Corinthiens ornèrent de diverses façons le type général
du temple grec. Un fait identique s'est passé durant le moyen
âge. Chacune des grandes nations chrétiennes modifia, sui-
vant son propre génie, les combinaisons accessoires du tem-
ple catholique. Les Anglais, par exemple, élevaient au
centre de la croix une grosse tour qui avait l'air d'un don-
RELIGIEUSE ET CIVILE. 59
jon; leurs toits étaient peu inclinés ; une haute et large fe-
nêtre occupait la place du rond-point de Pabside ; des
contre-forts tenaient lieu d'arcs-boatauts pour les murs de
la nef: ce n'étaient pas des balustrades, mais des créneaux,
qui bordaient, à l'extérieur, cea murs et ceux des bas-côtés.
En Allemagne, en France, en Espagne, dans le nord de
l'Italie, l'architecture gothique adoptait d'autres dispositions
et les suivait constamment. Ceux qui ont étudié l'art du
moyen âge peuvent désigner, à la seule vue d'une estampe,
la situation géographique d'un monument chrétien ; il leur
est aisé de reconnaître le style anglais, le style allemand,
le style français, le style espagnol, le style lombard. Tout
bien compté, voil^ donc cinq ordres au lieu de trois. Ces
cinq ordres se subdivisent comme le territoire où ils ont pris
naissance. Il y a chez nous le style normand, le style de
l'Ile-de-France, le style de l'Auvergne, le style de la Cham-
pagne. En Angleterre, il y a les styles du nord et du sud,
de l'est et de l'ouest. On trouverait donc facilement seize ou
dix-huit ordres gothiques secondaires. L'art grec était bien
pauvre en comparaison, et il faut avouer que le moyen Age
a beaucoup plus aimé les ordres d'architecture que les
anciens.
L'étendue des constructions ogivales, leurs membres mul-
tipliés, lears ornements nombreux ont servi de prétexte à
leurs détracteurs pour affirmer que l'architecture gothique
ne possède pas autant d'harmonie et de pureté que l'archi-
tecture grecque. C'est encore là une de ces équivoques, un
de ces jeux de mots qui forment depuis deux ou trois cents
ans le fond de la théorie et de l'histoire des arts. On a con-
fondu l'harmonie et la pureté avec la simplicité. Sans le
moindre doute, le système hellénique était plus simple que
l'art ogival. Cela tenait à la date de sa naissance : on débute
par le simple, et on arrive ensuite au composé. Dans le
cercle de leurs productions, les anciens eux-mêmes ont
40 L'ARGiiiT£CTUft£
observé ceUe loi impérieuse, dont ils n'auraient pu d'ail-
leurs secoujer le joug. Ainsi, comme nous l'apprend Diogène
Laêrce, la tragédie grecque ne fut d'aliord qu'un récitAlif
chanté pi^r un. groupe d'individus aux fêtes de Bacchus.;
Thespis leur adjoignit un interlocuteur, Eschyle un second,
et Sophocle un troisième. Suivant le rapport de PhilosU^ate,
les pricmiers peintres n'employaient qu'une seule couleur;
peu à peu les artistes devinrent assez, habiles pour en asso-
cier quatre, puis un nombre indéterminé. Ils écrivaient
originairement sur leurs tableaux u : Ceci est un lion, ceci
est un cheval ! ...» La simplicité ne figure donc point parmi
les qualités absolues : autrement l'idéal de l'architecture se-
rait une grande muraille entièrement lisse. La simplicité
est la vertu des enfants, la grâce des choses qui naissent ;
la pureté, l'harmonie sont des mérites plus profonds, les
attributs de la force et de l'âge mûr. £Ues consistent dans
la rigoureuse coordination des parties et dans l'unité du
principe. Un édifice peut être à la fois vaste, riche, plein
de détails et très-pur; si toutes ses lignes, toutes ses formes,
toutes ses dispositions s'tMïcordent bien ensemble et ne
heurtent pas les lois de la beauté, il sera pur, et d'autant
plus pur que l'harmonie générale y résultera d'un plus
grand nombre d'éléments. Il n'est pas difficile de tracer un
parallélogramme ou un cercle exacts ; quand la régularité
se présente ainsi d'elle-même, on l'obtient sans effort : mais
combiner, selon de justes proportions, des figures diverses,
quoique nées d'un même principe, des effets nombreux,
des ressources multiples, réclame évidemment une dexté-
rité supérieure. La cathédrale de Reims, les nefs d'Amiens,
d'Auxerre,de Saint-Onenà Rouen, le chœur de Cologne, les
flèches de Strasbourg, de Fribourg et deBurgos, me parais*
sentdonc infiniment plus purs que toutes les œuvres de l'art
grec. Il a fallu, pour les construire, un sentiment de l'or-
dre et de l'unité bien autrement énergique et profond, que
RELIGIEUSE ET CIVILE. 41
pour élever une lourde cella entourée d'une colonnade. Ils
sont moins simples, car la simplicité ne comporte pas l'a-
bondance et la variété des parties ; mais ils sont aussi purs,
car la pureté se fonde sur l'élégance des principes jointe à
l'harmonie du tout, et personne ne contestera que l'ogive
soit une forme élégante.
On a voulu tirer parti contre l'architecture gothique de
l'état d'imperfection dans lequel sont restés plusieurs de
ses monuments. Ici , le grand portail n'a qu'une tour au
lieu de deux ; là , c'est une aile qui manque; plus loin, le
chœur seul est achevé. D'autres anomalies choquent la vue :
sur un premier étage roman se dressent des voûtes gothi-
ques; une nef en plein cintre aboutit à un chceur en ogive
et réciproquement. On ne doit pas mettre ces défauts sur le
compte des artistes qui ont érigé les cathédrales. La crois-
sance laborieuse et lente de ces géants de pierre les a seule
produits. Les églises dont la construction fut rapide, pré-
sentent une admirable unité : le goût d'un même architecte
en a coordonné les éléments. L'harmonie devenait impos-
sible, quand différentes personnes prenaient la direction de
l'œuvre , pendant une longue suite d'années. Chacune d'elles
avait sa manière de sentir, ses habitudes d'esprit, son genre
de talent; elles vivaient à des époques où le système d'archi-
tecture n'était pas identique^ Pour les monuments inachevés,
leurs désaccords viennent de la suspension des travaux. C'est
donc par ignorance qu'on accuse l'art gothique de chercher
les dissonances: il a révélé une grande force de combinaison,
une étonnante adresse dans l'emploi de la symétrie.
Continuons maintenant à examiner les caractères essen-
tiels de l'architecture ogivale , ceux qui la distinguent des
autres formes d'art.
Le système païen et le système gothique ont deux ten-
dances générales tout à fait contraires. Nous avons déjà rap-
pelé que les Grecs habitaient un pays de montagnes. Partout
4
41 L*ARCnTBCTURE
leurs yeux reneontraient de hautes dmes, des pentes
abruptes , des formes comiques. Ainsi entourés, devaient*iis
chercher des effets dans les lignes perpendiculaires ? Évidem-
ment non. A quoi eut servi d'engager une concurrence avec
l'Hymette, le Pentëlique, la chaîne majestueuse du Parnasse
et les hardis sommets de l'Olympe? Ces entassements prodi-
gieux dëBaient la patience et les ressources de l'homme. Il
ne fallait donc point tAcber d'agir sur le spectateur par l'élë.
vationdesmonumeiits. Le contraste seul permettait d'obtenir
des résultats : les lignes horizontales ne pouvaient manquer
de fixer l'attention et de plaire à l'esprit comme tonte chose
insolite* En imitant l'architecture égyptienne, les Grecs sup-
primèrent donc les pylAnes, les pyramides et les obélisques.
Le bassin du Nil a quinze ou vingt lieues de large, et les
formes aiguës peuvent y produire tout leur effet. Les tem-
ples helléniques occupaient le fond d'étroites vallées, le
sommet des collines et des promontoires. Nous ne citerons
pour exemples que ceux d'Apollon à Delphes, de Minerve à
AAènes et au cap Sunium. Le premier contrastait avec ka
montagnes en se déployant à leur base; le second couronnait
une éminence , et le troisi^e un plateau qui domine les
vagues. Sur un sol uni, l'architecture des anciens perd la
plus grande partie de son attrait. Ses lignes horizontales se
confond^irtavec les lignes des terrains; ses monuments peu
étendus n'ont rien qui fixe l'attention, dès qu'on abandonne
leur voisinage immédiat, rien qui puisse les distinguer des
objets d'alentour. Fille des plaines et des vallées spacieuses,
l'architectare gothique a dû révéler d'autres tendances; elle
affectionne les lignes perpendiculaires et les formes élancées,
qui la mettent en opposition avec la figure du sol. De près
ou de loin, les yeux s'arrêtent incontinent sur ces hantes
fièches, ces tours colossales et ces nefs audacieuses, qui com-
mandaient les bétels, les donjons, les vieux arbres, tout ee
que l'CBil pouvait rencontrer jadis ou aperçoit encore. Les
RELIOIEUSE ET CIVILE. 43
moDumento gothiques emportent Tesprit vers le del oà s'ë*
laaeent leurs pyramides : on eroirait que l'artiste a Toulu
dresser autant d'échelles de Jaeob, pour mettre l'homme en
rapport avec Dieu.
Tout, dans l*architecture grecque, annonce un but immé-
diat , l'effort de la pesanteur et le désir de la solidité. Peu
surs d'eux-mêmes, les constructeurs païens songeaient prii^
cipal^nent à mettre un édifice d'aplomb, k ne faire aucun
effiNrt inutile. Leur inquiétude se trahit dans l'épaisseur des
murs et des colonnes, dans la nécessité de chaque partie et
dans les dimensions restreintes de l'œuvre. C'est l'enfant qid
possède juste la force indispensable pour se tenir en équi-
libre et n'essaie ni de courir ni de bondir, ne pense ni à la
grâce des mouvements ni à la dignité des attitudes. On a
voulu ranger, parmi les mérites suprêmes cette qualité de
novice. Dès que les architectes ont été assez habiles néan^
moins, il est manifeste qu'ils ont dû remplacer par la vi-
gueur et la hardiesse la circonspection du premier âge.
L'audace des artistes chrétiens prouvait leur force ; ils pé-
trissaient la pierre d'une main impatiente et croyaient ne
pouvoir jamais assez l'atténuer, l'assouplir pour la faire
correspondre à leur élan spirituallste. Chose k la fois natu-
relle et merveilleuse ! la religion la plus ascétique a inventé
les formes matérielles les plus brillantes. Elle a orné d'un
charme divin la substance qu'elle proscrivait; l'héroïque
poésie dont elle était pleine a débordé sur le monde et l'a
transfiguré; elle se jouait de cette enveloppe, qu'elle moulait
impérieusement, qu'elle baignait de sa lumière et d'où elle
s'échappait en flots de rayons. A cause même de son mépris
pour l'élément sensible, elle tâchait de l'idéaliser, de le puri-
fier, de l'élever jusqu'à elle.
Aussi , pendant que l'architecture gréco-romaine et sur-
tout l'architecture pséudo-hellénique, dont on persécute nos
regards, affectionnent les pleins, sous prétexte de solidité.
U L'ARCHITECTURE
l'archilèciure gothique affectionne les vides , qui donnent
aux monuments de la grâce, de la légèreté, souvent même
un caractère sublime. A l'intérieur, on dirait une œuvre
magique : la hauteur des voûtes et la faiblesse apparente de
leurs soutiens, la disproportion des fenêtres et de leurs tru-
meaux, la petitesse des colonnettes et les poids énormes qui
ont l'air de les surcharger, feraient croire qu'on a sous les
yeux un édifice trop hardi pour être l'ouvrage des hommes.
L'esprit s'élève donc d'un seul coup à la région des mer-
veilles. La gloire du génie, c'est de dépasser les limites ordi-
naires de la nature, pour entrer dans le domaine des perfec-
tions rares et exquises. Tel est le but que se proposaient les
architectes du moyen âge et qu'ils ont su atteindre. Les
admirateurs de Vitruve répètent sans cesse qu'en voyant
chaque partie d'un bâtiment, on doit comprendre à l'instant
même sa destination, l'artifice de la structure et les moyens
tle support. C'est une erreur des plus grossières. En toutes
choses, une notable portion du talent consiste à faire oublier
par la puissance de l'effet le mécanisme des procédés. Dans
Tarchitecture, il s'agit de charmer les yeux, de flatter l'ima-
gination, d'émouvoir le sentiment, et non pas d'expliquer
au spectateur comment on s'y est pris pour mettre l'édifice
debout. L'auditoire qu'enchante un morceau de musique, se
soucie peu de connaître l'art du luthier ou même la théorie
de la composition. Ce n'est pas dire assez : moins on com-
prend le travail technique, plus l'œuvre semble impossible
ou miraculeuse, et plus on est ravi. D'une part, on entrevoit
une immense difficulté vaincue; de l'autre, on quitte la
sphère de la réalité commune pour la sphère de l'idéal.
L'inspiration a triomphé de tous les obstacles matériels,
ouvert les portes d'un monde nouveau, où elle entraîne la
fantaisie. L'art ogival a su, mieux que tous ses devanciers,
produire ce résultat poétique.
A l'extérieur du monument, l'abondance des vides pro-
RELIGIEUSE ET CIVILE. 45
duit des effets semblables. Nous n'avons besoin que de men-
tionner les flèches de Chartres et de Strasbourg, en France ;
de Fribourg, dans le grand-duché de Bade ; de Burgos, en
Espagne, pour obtenir l'assentiment du lecteur. On croirait
que des anges seuls ont pu les construire. Il est inutile d'in-
sister sur ce point et d'examiner Tune après l'autre les
diverses parties de l'extérieur.
Les vides nombreux de Tarchitecture gothique ont en
outre l'avantage énorme d'associer la construction à tous les
accidents de la nature. Ce sont autant d'échappées de vue,
par lesquelles on aperçoit ou le ciel sans tache, ou les nuées
fugitives, ou les montagnes lointaines, ou le vague horizon «
Quand le soleil se couche derrière une église , les teintes
dorées ou cramoisies du firmament paraissent pénétrer dans
l'édifice même. Ses pleins se découpent en noir sur ce fond
radieux ; des ruisseaux d'or ou de lave semblent inonder les
vides. Comme l'a d'ailleurs remarqué un homme supérieur,
la liberté avec laquelle le regard traverse ces échancrures
et plonge au delk dans les espaces sans bornes, fait naître le
sentiment de l'infini. Lorsque le jour meurt, d'autres har-
monies se produisent. Par une nuit sans lune, mais pleine
d'étoiles, ces astres charmants ont l'air d'être suspendus
comme des lampes de fête aux longues ogives des tours, aux
broderies des balustrades et des flèches, aux cintres des
arcs-boutants , aux lancettes des galeries ; jamais illumina-
tion plus douce et plus élégante n'a paré un édifice pendant
une période solennelle. La lune n'ajoute pas une moindre
poésie à la poésie invariable et en quelque sorte pétrifiée du
monument désert. Soit qu'elle monte d'étage en étage,
comme un lumineux fantôme, soit qu'elle glisse le long des
balustrades ou reste un moment penchée au bord des tours,
comme une fée mélancolique, elle répand un charme extra-
ordinaire sur la muette cathédrale. Ses rayons pénètrent
dans toutes les ouvertures, se projettent parmi les ares-
4.
49 L'ARCHITECTURE
boutanlsy les frêles colonnades^ les ogives des pyramides, et
plongent eneore au delà leurs filets d'argent , qui percent
les ténèbres. Lèvent de la nuit gronde ou soupire aux mêmes
éehancrures , et sa voix semble un idiome inconnu que se
parlent le grave édifice et la mystérieuse somnambule.
Lorsque le temps, les orages, les longues pluies des eU*
mats septentrionaux ont ébranlé le monument gothique,
lorsque ses voûtes s'écroulent et que l'oiseau niche dans ses
moulures, il eonserve au milieu de la mo^t ses avantages et
sa beauté supérieure. « Ses vides, nous dit Chateaubriand,
se décorent plus aisément d'herbes et de fleurs que les pleins
des ordres grecs. Les filets redoublés des pilastres, les dômes
découpés en feuillages ou creusés en forme de cueilloir,
deviennent autant de corbeilles où les vents portent, avec la
poussière , la semence des végétaux. La joubarbe se crani-
ponne dans le ciment, les mousses emballent d'inégaux dé-
combres de leur bourre élastique , la ronce fait sortir ses
cercles bruns de l'embrasure d'une fenêtre, et le lierre, se
traînant le long des cloîtres septentrionaux, retombe en fes-
tons dans les arcades. Le vent circule à travers les ruines,
et leurs innombrables jours deviennent autant de tuyaux
d'où s'échappent des plaintes ; l'orgue avait jadis moins de
soupirs sous ces voûtes religieuses. De longues herbes trem-
blent aux ouvertures des dômes; derrière ces ouvertures,
on voit fuir la nue et planer l'oiseau des terres boréales. Il
n'est aucune ruine d*un effet plus pittoresque que ces dé-
bris. » Cette admirable description n'a pas empêché l'auteur
de renier l'architecture gothique dans ses Mémoires, et de
proclamer rarchitecture grecque infiniment plus belle. Tant
la vieille routine française abandonne avec peine son empire,
tant elle soumet facilement les intelligences qui avaient d'a-
bord repoussé sa domination !
C'est un grand talent dans un artiste que de savoir dis-
tribuer et fractionner la lumière sur toutes les parties d'un
RELIGIEUSE ET CIVILE. 47
moBumeot. Il doit coordonner ses pleins et ses vides, ses
creux et ses reliefs, avec un soin eitréoie, de manière que
Toul en rencontre sur tous les points une quantité presque
égale et qu'ils se fassent mutuellement équilibre, il n'est
rien de plus choquant, de plus laid que ees édifices modernes
où Ton voit un péristyle flanqué de deux grandes murailles
complètement nues. On ne croirait pas que des membres si
mal assortis pussent appartenir à une même construction.
Les architectes gothiques n'auraient pas amalgamé de la
sorte le luxe et l'indigence ^ ils combinent les effets du claire-
obscur, soit au dehors, soit à l'intérieur des monuments,
comme les peintres les plus habiles. On y admire les con-
trastes, les harmonies d'ombre et de lumière, de demi-jours
et de pénombres, qui charment les yeux sur les toiles de
Rembrandt, de Titien et de Corrége. Le brillant fluide est
tantôt réfléchi par des saillies, tantôt absorbé dans des baies
profondes, tantôt à demi reflété par des plans en retraite :
ce qui donne déjà un grand nombre de tons en rappcnrt avec
la mesure des reliefs et des cavités. Les angles des pignons,
les colonnettes des galeries, les clochetons, les arcs-bou*
tants, les porches brisent la lumière et engendrent de nou-
velles teintes. Au dedans, même science et même adresse.
Les rayons déjà modifiés, qui passent par les vitraux, tom-
bent sur une multitude de saillies différentes : piliers,
arcades, nervures, chapiteaux, colonnettes, tabernacles,
dais, statues, culs-de-lampe, arcatures, autels, bas-reliefs;
stationnent sur les plans qu'ils rencontrent à angle droit,
glissent sur ceux qu'ils touchent de biais, sur les ogives des
voûtes, sur Tare horizontal de l'abside; s'enfoncent dans les
galeries, dans les nefs, les chapelles et les tribunes. Voilà
pourquoi les vues extérieures et intérieures des monuments
gothiques produisent un si bon effet dans les tableaux et les
gravures. Biles ont enfanté un nouveau genre d'œuvres c:o<-
loriées. Les Neefs et les Steenwyek n'auraient pu exercer
48 L'ARCHITECTURE
leur talent chez les anciens : les chambres des cellas étaient
trop monotones pour fournir la matière d'une composition
pittoresque. La lumière, au dehors, ne subissait que des
modifications peu importantes et peu variées : elle éclaire
le fronton, dore les colonnes, passe dans rintervalle et s'ar-
rête sur les murailles du temple. Les monuments grecs ne
sont donc pas avantageux pour le dessinateur qui les copie.
Les églises, les cloîtres, les chapelles rendent, au contraire,
sa besogne très-facile. On dirait que l'architecte a songé à
lui et voulu que les images de ses constructions fussent
aussi brillantes, aussi charmantes que les édifices eux-
mêmes.
L'expression est dans l'architecture, comme dans la mu-
sique, la peinture, la statuaire, une qualité de premier
ordre. Les autres qualités peuvent satisfaire l'imagination ,
charmer les yeux et l'esprit; le sentiment répandu dans un
édifice s'adresse h l'âme et prend possession des cœurs. Sous
ce rapport, l'architecture en ogive a une incontestable supé-
riorité. Jamais, avant le moyen âge, on n'avait animé la
pierre d'une vie si profonde : tous les monuments chrétiens
ont un langage qui s'empare de l'attention , et dans le tu-
multe des villes et dans le silence des campagnes. Dès que
vous avez franchi le seuil d'une église, elle vous communique
la paix auguste qui règne sous ses voûtes. Ces hautes arcades
où le regard se perd , ces longues nefs dont l'extrémité lui
échappe, les pieuses images échelonnées isur toutes les mu-
railles, la douce lumière que laissent tomber les vitraux,
l'ombre qu'elle dissipe avec peine en maint endroit, portent
i la méditation et au recueillement. Peu & peu une tristesse
calme et poétique vous détache de ce monde, vous fait en-
visager ses périls et ses douleurs , puis entraine la pensée
au delà du présent, vers les sombres abîmes où disparaissent
tontes les créatures. L'extérieur du monument excite de
mênie h la rêverie, et par ses jours npn^breux , qui laissent
RELIGIEUSE ET CIVILE. 49
le regard chercher les espaces sans bornes, et par ses formes
ëlaucëes, qui le dirigent vers le ciel.
L'expression dominante de l'architecture chrétienne, c'est
le stoïcisme religieux qui compose le fond de la doctrine
catholique. Cette doctrine inspire le mépris^du monde et de
ses fausses joies, commande l'abstinence, la résignation et le
calme ; prescrit de vivre sur ce globe transitoire comme un
voyageur inquiet et ne sachant s'il pourra parvenir au but
de sa course, s'il atteindra les paisibles régions de réternité.
L*art gothique semble de même vouloir annuler la matière
et construire des nefs aériennes. Dans ses froides enceintes
règne la poésie du silence et du repos, de la tristesse et de la
mort ; il les pave de pierres sépulcrales et les remplit de
tombeaux, pour que tout y rappelle notre misère, pour que
tout y annonce la brièveté de nos jours. La forme générale
du monument est celle d'une croix, souvenir funèbre et
image du perpétuel sacrifice par lequel l'homme pieux mé-
rite la béatitude céleste. L'expression des églises chrétiennes
appartient au genre sublime, héroïque ; elle dépasse la por-
tée des âmes vulgaires, qui, ne comprenant pas cette espèce
de beauté, la nient de la meilleure foi du monde. On ne peut
exiger qu'elles admirent ce que la faiblesse de leur nature
et leur manque d'élévation ne leur permettent pas d'appré-
cier. Nulle cause n'a plus contribué, sans doute, à faire
traiter l'architecture gothique de barbare. D'étroites intel-
ligences voulaient resserrer l'art dans les bornes de leur
propre conception.
Le dedans et le dehors des temples païens ne pouvaient
avoir d'autre expression que celle du calme et de l'harmo-
nie des lignes ; il serait donc superflu et même impossible
de mettre les deux systèmes en parallèle à cet égard.
Une autre supériorité de l'architecture chrétienne, c'est
le grand nombre d'éléments dont elle dispose. Jusqu'à la
chute de l'empire romain, on n'employa que la colonne,
80 L*ARCHITEGTURE
subdivisée en socle, fut et chapiteau ; le pilastre ; rentable-
ment, subdivisé en architrave, frise et corniche; le fronton ;
la cella sans lumière ou éclairée par en haut, composant
une ou plusieurs pièces; la porte, la fenêtre, la niche, le
plein-cintre, le^^dème, l'héniicycle et Tellipse. Total : douze
formes essentielles. Les artistes du moyen âge connaissaient
et faisaient figurer dans leurs constructions : la colonne, le
pilier, la colonnette, le contre*fort, l'arc-boutant, le cintre,
le dème, l'ogive, la rosace, la fenêtre, le pilastre, Fencor-
bellement, la tour, le clocher, le portail, le porche, le
pignon , la balustrade , les galeries , les escaliers à jour, le
clocheton ,J'arcature, la niche, le jubé, la tribune, la crypte
et la chapelle. Total : vingt-sept formes principales, quinze
de plus que les anciens. Cet avantage numérique ne saurait
être contesté; on ne peut non plus mettre en doute que la
multiplication des moyens soit un précieux bénéfice.
Si nous voulions poursuivre le parallèle, nous examine-
rions quel usage les Grecs et les chrétiens ont fait des mêmes
éléments. Une étude si détaillée nous mènerait trop loin.
Nous nous contenterons de rapporter une observation de
Hegel, qui nous parait à la fois pleine de justesse et de déli-
catesse. La colonne est formée d'une seule masse cylin-
drique ; le pilier se subdivise et a Tapparcnce d'un faisceau
de joncs. C'est un groupe de colonneltes qui , montant
d*abord ensemble jusqu'à une certaine hauteur, se séparent
et se projettent ensuite de tous côtés. Non-seulement elles
engendrent les nervures , mais les voûtes elles-mêmes ont
l'air d'en être la continuation, le développement, et de se
réunir par hasard en forme d'ogive. Au lieu que rentable-
4
ment et la colonne se présentent à nous comme deux élé-
ments distincts, les arches gothiques et les piliers semblent
une seule et même création. Ceux-ci ne paraissent donc
supporter aucun poids, mais simplement se prolonger,
s'épanouir et composer ainsi l'édifice tout entier. — Ce ne
RELIGIEUSE ET CIVILE. SI
sont point là les expressions de Hegel , mais e'est bien son
idée, idée neuve et charmante.
Quant aux avantages de Tare pointu sur la plate-bande et
le cintre , on les a depuis si longtemps fait ressortir, que
nous n'en parlerons pas : tout le monde les connaît, tout le
monde sait, par exemple, que l'ogive unit une solidité plus
grande à une légèreté supérieure.
La multiplicité des formes et des combinaisons de l'art
gothique, l'audace de ses travaux, la grandeur de ses monu-
ments ont exigé une science et une adresse de construction
qui eussent émerveillé les architectes païens. « Nous ne crai-
gnons pas de le dire, il y a une telle hardiesse dans ses
édifices, qui ont résisté cependant aux six derniers siècles,
qu'aujourd'hui, malgré les nombreux chefs-d'œuvre encore
debont sur tous les points de l'Europe , c'est à peine si l'on
oserait 4miter ces prodigieuses créations.
« Au reste, nous ne sommes pas les premiers à parler de
la sorte ; depuis longtemps cette opinion a été acceptée par
les plus habiles constructeurs; lisez Philibert de Lorme,
Frczier, Rondelet lui-même, et vous verrez que l'on disait :
— C'est admirable, quoique gothique! Le célèbre Vauban,
ému malgré lui devant la fameuse tour centrale de Cou-
lances, se demandait quel était le fou sublime qui avait lancé
dans les airs cette merveilleuse et délicate construction.
« Aussi, d*après nos vieilles légendes, k la Sainte-Chapelle
eomme ailleurs, le maître de l'œuvre se cache au moment
ou l'on enlève les cintres. A Cologne, l'architecte passe
pour avoir conclu un pacte avec le diable. Partout les contes
populaires ont exprimé l'étonnement que faisaient naître
ces audacieux travaux.
« Ce qu'il y a de plus frappant dans les détails de l'exécu»
Uon, c'est l'exactitude des rapports entre les résistances et
les poussées, lïntelligence avec laquelle la charge se trouve
répartie sur les points d'appui, et surtout la simplicité re-
52 L*ARCHiTECTURE
marquable des moyens qui servent à produire des effels
aussi extraordinaires.
« Rien de plus ingénieux que cette combinaison d^arcs-
boutants qui, annulant la poussée, font du pilier un simple
support, n^ayant à résister à aucune action latérale; rien de
plus habile que ces voûtes légères formées de pierres de
petites dimensions, posées sur des arcs doubleaux et des
nervures qui en constituent le système osseux. Dans une
église gothique, tout est porté par les piliers et les contre-
forts; les murs, percés de larges baies ne sont là que pour
clore l'édifice; ils ne soutiennent rien. En un mot, la con>
struction, malgré sa hardiesse et sa solidité, se trouve ré-
duite à sa plus simple expression. Et Ton peut dire que les
architectes gothiques ont résolu ce problème difficile : pro-
duire le plus grand effet avec aussi peu de matériaux que
possible, n
Rappelons, pour terminer, qu'aux effets de l'architecture,
des couleurs et de la lumière , les artistes chrétiens ont su
joindre toutes les séductions de la musique. A certaines
heures prescrites du jour et de la nuit, l'église entière ré-
sonne comme un gigantesque instrument. Les cloches épan-
dent du haut des tours leurs notes graves et puissantes, qui,
d'une part, roulent sur la ville, gagnent les faubourgs, les
hameaux voisins, s'enfoncent dans la campagne et vont
mourir sous l'humide feuillée des bois; de l'autre, enva-
hissent la basilique elle-même, agitent ses vitraux, inondent
de bruit les nefs et le chœur, se glissent dans les chapdles,
le long des escaliers, des hautes galeries, et expirent enfin
dans les obscurs détours des salles souterraines. Dis que
leurs accords majestueux ont cessé de retentir, l'orgue en-
tonne ses chants de douleur et de fête; il gronde, gémit,
s'exalte ou soupire, exprime la joie ou la tristesse, et ftiît
vibrer à l'unisson les âmes de tous les auditeurs. A l'autre
bout du monument s'élèvent d'autres harmonies. Des pré-
RELIGIBUSB ET CIVILE. tSS
Ires, des enfante célèbrent avec ferveur la puissance de Dieu
et les merveilles de leur religion. Quelquefois une troupe
invisible de pieuses femmes, sëparëes à jamais du monde,
aecompagnent de leurs voix fraîches et douces les voix plus
sonores des officiants, les naïves modulations de leurs jeunes
disciples. Comme un être animé, le temple chrétien a donc
les organes nécessaires pour exprimer toutes les émotions et
parcourir toute la gamme du sentiment. Les divers bruits
de la nature semblent tour à tour faire frémir son enceinte,
depuis le grondement du tonnerre jusqu'aux soupirs de la
brise, depuis le murmure des foréls jusqu'aux lamentations
d'un cœur désolé. Les monuments du polythéisme n'of-
fraient rien d'analogue; la musique en était bannie, et quand
la foule chantait les louanges des dieux , c'était au dehors ,
sous la voûte du firmament.
Puisque l'architecture gothique est plus belle, plus riche,
plus majestueuse, plus savante que celle des païens, elle est
infiniment plus raisonnable, car la logique, dans les arts,
dépend de la fidélité avec laquelle ils observent les lois in-
times de leur nature, atteignent les buts divers qu'elle leur
assigne, produisent les effets qu'elle réclame. Placer la raison
aUleurs, c'est déraisonner. Nous avons montré surabondam-
ment que les admirateurs fanatiques des anciens sont pres-
que toujours dans ce cas; ils y sont, par exemple, lorsqu'ils
renient qu'un temple de pierre imite une cabane de bois,
qae nos monuments procèdent de l'imitation d'un type
unique et absolu.
Tout e«t bon, toat est beao, toui est biea à sa place.
. Hors de là on ne trouve que bouleversement et désordre.
Ce principe n'admet aucune exception. Les diverses créa-
tures, les différents produits n'ont de valeur intrinsèque
ou relative que par leur fidélité plus ou moins grande aux
5
n
SU L^ARCfilTEGTUK
lois întimes de leur essence, que par l'harmonie de leur
forme avec leur fin, forma finalis.
Dans les pages qui prëcédent , nous n'avons point voulu
rabaisser Fart grec, mais lui assigner sa véritable place. On
en a exagéré la valeur d'une manière tout à fait déraison-
nable. 11 possède des qualités de grâce, d'harmonie et d'élé-
gance auxquelles nous sommes très-sensibles; mais nous ne
pouvons lui attribuer des mérites qu'il ne possède point.
C'est un bel enfant, qui a tout le charme de son âge; ce
n'est pas un homme fait, réunissant la force à l'expéneoee,
la verve k la grandeur, l'abondance des idées à la sagesse
des calculs et & la fermeté de la conduite. Si beau que soit
le premier, il ne réalise qu'un étroit idéal ; la perfection de
l'autre embrasse un cercle plus étendu et renferme des âë^
ments bien plus nombreux. Se pâmer devant l'art grec en
dédaignant l'art gothique, c'est ne comprendre ni l'an ni
l'autre. Croire l'architecture des Hellènes supérieure k celle
de nos aïeux , c'est ne rien comprendre au mouvement de
l'esprit humain et à Thistoire des formes qu'il invente. Dé-
clarer le système grec un type merveilleux, unique et inva-
riable, qui a épuisé toutes les ressources du génie et attelai
les dernières limites du beau, c'est ne pas même compren-
dre l'essence de l'architecture.
Les différentes civilisations , comme les différentes épo*
ques, sont plus ou moins propices k certains arts. Les unes
favorisent rarchitecture ; d'autres la poésie ; d'atrtres eneore
la statuaire, la peinture, la musique. Les diven genres
même oqt des temps de floraison qui ne coïncident pas. La
littérature épique et la littérature dramatique ne sont pres-
que jamais contemporaines. La peinture religieuse et la
peinture d'observation ne prospèrent pas simultanément.
Tout chez les anciens nous parait avoir facilité le dévelop-
pement de la statuaire : un climat qui permet de rester nu
pendant de longues heures sans se refroidir, les exerdeet
REUOIEUSE ET CIVILE. 85
de la palestre et les lattes des jeux solennels, une morale
peo sévère, la beauté de la race et l'usage d'élever constam-
ineat des statues, en guise de signe honorifique, non-seule-
ment aux capitaines, aux législateurs, aux poëtes, aux
grands hommes d'État, mais aux vainqueurs d'Olymple.
Tout chez les chrétiens seconda les efforts de Tarchitccture :
la majesté du dogme catholique, la mélancolie produite par
ses maximes rigoureuses et ses idées sur la vie actuelle, les
circonstances historiques de sa propagation , les effets d'un
climat septentrional , les tendances intellectuelles des peu*
pies du Nord et la configuration du sol qu'ils habitent. Les
mêmes causes n'agissant point sous le ciel de la Grèce , les
cathédrales bâties en l'honneur du Dieu fait homme devaient
éclipser les temples des dieux païens. .
Nous avons vu la manière gothique dans toute sa pureté,
dans tout son éclat juvéniles : nous allons la voir mainte-
nant subir des altérations fâcheuses. Sa décadence fut très-
rapide. Depuis ses débuts jusqu'à sa mort , sa durée totale
n*embrasse pas plus de quatre siècles. De 1150 à 1200, elle
se constitua et se développa ; de 1 200 à 1300, devenue mère
féconde, elle doua de sa vigueur et de sa beauté une nom-
breuse progéniture. Au xiv siècle se révélèrent en elle les
premiers symptômes maladifs. Elle commença dès lors à
perdre le sentiment des justes proportions et de l'harmonie,
de la sobriété dans les ornements et de la gravité dans l'en-
semble. Le désir d'innover, de fiiire mieux, poussa vers la
recherche et Thyperbole. Les qualités se changèrent peu à
peu en défauts. L'arc pointu s'allongea, les vides s'agrandi-
rent, les pleins diminuèrent outre mesure. Le trait le plus
caractéristique peut-être d'un style pur et d'une grande
époque, c'est que le principal et les accessoires se coordon-
nent logiquement, occupent la quantité d'espace et soient
traités avec l'importance qui leur revient de droit. Dans les
périodes primitives, le principal l'emporte sur l'accessoire.
M L*ARGHIT£CTURE
il y a disette d'ornements : cette réserve communique h
l'œuvre une expression de gravité majestueuse ou mélan-
colique. Dans les périodes de décadence, l'accessoire l'em-
porte sur le principal : tandis que l'exagération altère les
formes essentielles, la décoration les envahit, les masque et
les obère. Le luxe et la coquetterie prennent la place des
qualités supérieures. Telle fut la marche que suivit Fart
gothique.
Pendant le wy^ siècle toutefois, il descendit avec lenteur
la pente fatale qui mène à la mort; au xv* seulement, il
perdit toute prudence et toute modération, 11 oublia même
son principe fondamental.
Durant le xiii® siècle, l'ogive et la rosace étaient les deux
formes essentielles ; on les retrouvait dans les combinaisons
les plus diverses en apparence. Mais, comme l'architecture
romane avait aussi employé le cercle, son héritière ne pos-
sédait qu'un élément original et distinctif, l'arc-aigu.
Eh bien ! elle négligea, détériora cet élément ; elle le bannit
des fenestrages, des arcatures, des balustrades, de presque
toute la décoration, et lui substitua des formes capricieuses,
qui ne se rattachaient à aucun principe connu. C'étaient
des inventions arbitraires, sans frein ni règle. Là où l'ogive
se maintint, dans les voûtes, dans la circonférenee des
portes et des croisées, elle s'amaigrit et s'effila inconsidéré-
ment. Il n'y eut plus aucune proportion entre la hauteur et
la largeur des nefs. Cet élan hyperbolique, la tendance
générale de l'ornementation à prendre la figure d'une
flamme, ont valu au genre d'architecture qui nous oocnpe
le nom de style flamboyant. Les nervures, placées d'abord
sur les arêtes des voûtes pour les fortifier, se multiplièrent
contre toute raison : elles se croisèrent , s'enchevêtrèrent
comme les mailles d'un filet. En même temps, les clefs pri-
rent un développement absurde et formèrent des sortes
d'excroissances ; leur fonction est de maintenir l'équilibre
RELIGIEUSE ET CIVILE. 87
entre les différentes courbes des arceaux, et de résister aux
diverses jiressions qui résultent de leur forme et de leur
structure : on trouva moyen d'en faire une charge et une
menace de ruine. Bien mieux, on les prodigua dans une
même vtfâte, on en fit usage comme si elles étaient de sim-
ples ornements, et n'avaient pas grande signification. Tout
perdait ainsi peu k peu son sens primitif.
On serait tenté de croire que de nouvelles aberrations
étaient impossibles; la démence des' architectes fit néan-
moins des progrès. L'ogive disparut même des portes et des
fenêtres; on lui substitua l'accolade ou ogive à rebours,
négation du principe de Tart en tiers-point. Après avoir
été trop hardies, les voûtes s'affaissèrent tout à coup : il y
eut des ogives surbaissées. On commit dans l'ornementation
d'innombrables extravagances ; on la compliqua , l'em-
brouilla d'une manière presque furieuse : la ligne courbe
évinça partout la ligne droite, sauf dans les murailles. La
tradition et la logique subirent des atteintes également
erueiles.
Une autre sorte de déviation se manifeslait. Pendant que
les formes perdaient leur pureté, leur noblesse, leur enchaî-
nement et leurs proportions, le génie chrétien les abandon-
nait au fur et à mesure : des pensées mondaines prenaient
la place du sentiment religieux. L'influence des pouvoirs
temporels minait par degrés l'influence du pouvoir spiri-
tuel ; l'homme se montrait 1^ où Dieu seul avait jadis brillé.
Kon-seuicment les églises n'offrirent plus ce caractère
pieux, cette gravite mélancolique dont les âmes étaient
frappées dès le seuil du temple, lisais l'aristocratie leur
imprima le signe du vasselage. Les portails changèrent de
physionomie : on abandonna les triples divisions nées du
symbolisme chrétien , et les monuments religieux eurent à
l'occident le même aspect que les façades des maisons go-
thiques. Les cathédrales de Milan, de Manchester, d'Halifax,
n
M L*AiaiITE€TUR£
de BeauvAîi , une foule d- nulres eootlniclioBS ogiYales en
Ai^elerre^en Frauee, en AUenagae, au delà des Pyrëaëee^
ne laissent aueun doute sur eette métamorphose. Sourent
les écussons de la noblesse s'étalèrent aux endroits les plm
apparents, eomme au sommet du pignon et dans k tympus
des portes, ies vitraux à leur tour se eba^èrent d'armoi-
ries, de portraits, d'arbres généalogiques, d'inseripiioBs
vaniteuses. L'homme ne s'oubliait [dus en faee du Créateur :
au fond même du sanctuaire , il n'était préoccupé que de
son orgueil.
La sculpture, l'art du peintre verrier descradaicnt d'unu
égale vitesse ces rapideê des temps inférieurs, qui aboutia»
sent à une chute profonde.
Dans un état si voisin de la décomposition, rarchiteeture
gothique devait ou se régénérer ou cesser de vivre; une
bonne inspiration pouvait la conduire à ehercher ses moyens
de salut dans un retour sur elle-même : comme on réCsr-
mait les monastères en corrigeant les abus qui s'y étaient
glissés , en imposant aux cénobites une fidèle observation
de la règle primitive, la meilleure méthode pour rajeunir
l'art décrépit semblait être d'étudier ses origines, de cher-
cher quels principes il suivait à l'époque de sa vigueur,
puis de lui rendre éa force en lui rendant sa pureté. On n'y
songea même point : une fanatique admiration pour la
Grèce et l'Italie anciennes tirait le paganisme de la pou»^
sière; on relevait, dans les esprits du moins, les autels
écroulés de Jupiter, de Vénus et d'Apollon. Unissant les
extravagances du temps de Dioctétien aux aberrations du
système goUiique vieilli, on en composa un mélaI^{e curieux
par son incohérence même, et dans lequel disparurent les
véritables principes de l'art. Le plan, les dispositions géné«
raies étaient les mêmes que pendant tout le moyen Age : la
croix, les portails, l'abside, les rosaces, la grande nef et les
nefs latérales , les galeries intérieures, les deux rangs de
RELIHIBUSE ET UYILE. 99
feBétres , les dais ^ tes ar es-boutonts , les piliers pdyslyles^
les gargouilles sobsistoient eorame auparavant ; bien mieuk,
on eooflervail la disproportion entre la hauteur et la largeur
des nefs , viee qui dépare les monuments du xt® siède et
des premières années du xvr; on multipliait sur les voûtes
les nervures et les clefs pendantes ; on tordait la pierre en
caprieteux fenestrages. Mais^ voyez Thabile compromis! ces
dispositions gothiques étaient costumées à la grecque* On
suait sang et eau pour accorder les deux styles. Ne pouvait-
on, par exemple 9 tolérer les colonnettes du moyen âge
groupées en faisceaux , on hissait de petites colonnes régu*
lières sur des entassements de soeles allongés , formant un
piédestal trois fois plus étendu que la colonne. On surmon-
tail des biseaux gothiques de chapiteaux corinthiens. Bref,
au nom d'un prétendu bon goût, on eréait des raonstruo*
sites. Quel homme de sens ne prendrait Saint-Eostaehe pour
le rêve d'un artiste en délire?
L'arebiteeture civile a en pendant le moyen âge desqua«
lités ou identiques ou analogues à celles de l'arehiteeture
rdigieuse. H serait trop long d'examiner toutes les œuvres;
novs allons seulement jeter un coup d'œil sur ses formes
principales : la maison, le palais, l'hôtei de ville et la fon-
ttt&e.
La maison gothique n'avait aucun rapport avec edie des
anciens; la dernière ressemblait beaucoup aux demeures
turques et au patio des modernes Espagnols : c'était un
portique environnant une étroite cour et protégeant des
chambres sans fenêtres , qui avaient huit ou dix pieds en
tous sens. On n'y trouvait qu'un rez-de-chaussée. Les
habitations de nos aïeux avaient, au contraire, plusieurs
étages et formaient un seul corps de logis quadrilatéral :
tanlte les diiférents étages , s'alignaient et offraient les
mêmes dimensions ; tantôt ils se surplombaioAt Tun l'autre
à mesure qiiïls montaient. On aurait cru voir une pyramide
00 L*ÂR€HITECTURE
renversée, enfonçant et caehant sa pointe dans le soi. Nous
rétrouvons ici la fougue poétique et audacieuse de Fart
ogival, qui s'efforçait toujours d'atteindre les dernières
limites du possible. Les maisons gothiques abritaient les
passants contre la pluie et contre le soleil , comme nos ga-
leries. Elles tournaient d'ailleurs constamment leur pignon
vers la rue, ce qui ne laissait pas de leur donner une élé-
gance peu commune, Jeur faite aigu les terminant d'une
manière très»heureuse. On y multipliait , on y élargissait
les fenêtres , comme dans les cathédrales, filles sont , en
conséquence, fort gaies, quand la rue est spacieuse; habi-
tables, quand elles donnent sur une voie resserrée. Le plus
souvent les poutres apparaissent du haut en bas des façades,
ou de champ, ou de pointe : elles produisent une grande
variété de couleurs et de formes. On les sculptait en caria-
tides, en médaillons, en colonnes, en arabesques. On soute-
nait les bords du toit par des arbalétriers, qui composaient
des cintres, des ogives, des trèfles, des demi-rosaeeSk
Quelquefois on peignait, vernissait, dorait les moulures et
les statues. L'habitation empruntait à ces ornements mul-
tipliés une coquetterie charmante : bref, les maisons gothi-
ques avaient du caractère, de l'élégance et de la richesse,
avantages que ne possèdent pas fréquemment nos maisons
aetudles.
Le palais était construit d'après de tout autres principes;
le pignon n'y jouait plus qu'un rdie très-seoondaire. Au lieu
de se trouver sous l'angle du toit, les façades régnaient sous
ses pentes. Tantôt l'édifice avait quatre corps de logis envi-
ronnant une cour, tantôt une muraille fermait un des côtés.
Les fenêtres des eombles, vu la dimension des toitures, pre-
naient une grande importance : c'était même, avec les tou-
relles, la partie la plus ornée du monument. On déoortit,
en outre, ces grandes demeures, de porches, de balustrades,
de perrons, de niches, de dais, de statues et de contre-forts
RELiOIEUSE ET CIVILE. 61
termines par des aiguilles. L'architeclorc religieuse leur
transmettait quelques-unes de ses inventions et les parait
de son luxe. Souvcnt^des créneaux bordaient les murailles,
une haute tour défendait l'entrée : cet as()ect militaire an*
nonçait le désordre social et les luttes perpétuelles des
grands vassaux. Le palais gothique avait quatre destina-
tions : il abritait les cours de justice ou les Universités, il
formait la r&idenee des seigneurs ou des rois.
L'hAtel de ville tenait le milieu entre la maison et le pa-
lais. U se composait habituellement d'une seule masse, que
surmontait un beffroi. Une galerie s'ouvrait presque tou-
jours, à la base, pour protéger contre les intempéries de
l'air, ou les marchandises pendant les jours de foire, ou les
notables qui allaient au conseil. Au-dessus, se creusaient,
soit un rang, soit deux rangs de fenêtres en arc pointu, dé-
corées avec toute l'élégance du style ogival. Notons que les
fenêtres du palais gothique étaient généralement à plates-
bandes. Les tourelles, les balustrades, les clochetons, les
gai^ouilles, les niches, les statues complétaient l'ornemen-
tation de l'édiGce communal. Plusieurs beffrois rivalisent
en beauté, en importance, avec les flèches et les tours des
églises ; ceux d'Ypres et de Bruxelles, par exemple. Quel-
quefois , l'hôtel de ville était un lieu de négoce, une véri-
table halle; mais, d'ordinaire, il servait uniquement aux
réunions du maire et des éclievins, des magistrats munici-
paux, à l'accomplissement des actes de l'état civil. Durant
les fêtes, on le pavoisait des couleurs nationales, et il deve-
nait le centre des réjouissances.
11 reste peu de fontaines gothiques : ces monuments déli<
eats étaient trop faciles à renverser, pour que le bon goût
moderne se soit abstenu de les détruire. Ils offraient cepcn-
dant les plus gracieuses inventions ; leurstructure diaphane,
leurs aiguilles, leurs saints, leurs chevaliers, leurs dentelles
de pierre, leurs animaux en miniature et leur poétique vé-
M L'ARCHITECTURE RELIGIEUSE ET CIVILE.
gëUtioa ne demandiienl pas un moindre talent que de Tas-
tes édifiées. Oo ea veR plusieurs à Nuremberg; la fralekeur
et le murmure de Teau augmentent l'attraît de ees petites
merveilles : on dirait que leurs personnages écoutent les
pleurs de la fontaine et les soupirs du vent.
Pour l'architceture eivile, comme pour rarehitecture re*
ligieuse, la renaissance n'a fait qu'amalgamer des formes
hétérogènes. Toutefois, comme fo palais gothique. diférait
moins des palais de Rome et de Bysanoc que Téglise chré-
tienne du temi^e païen j les artistes du seizième siècle ont
pu obtenir de metUcurs résultats, en bétissaot des bèlda^
des demeures princières, qu'en élevant des cathédrales.
LA PEINTURE
SUil BOIS, SUR TOILE ET SUR CUIVRE,
DU iV« AU XVI« SIÈCLE.
Trois causes principales contribuèrent à la dissoluti^m du
nMmde romain et à celle de l'art antique : les mobiles , qui
leureommumquaîenl la vie, perdaient chaque jour de leur
farce et tendaient au repos ; les barbares, seconde cause de
mort, euTeloppaient cette société maladive, la pressaient de
toutes parts, ou l»en, pénétrant jusqu'au sein de TErapire,
dont ils recrutaient les armées, y propageaient leur igno*
rance, leurs mœurs f^rossières, leur dédain de la littérature
et des beaux-arts ; non moins redoutable sous ses formes
bÎMiveHknIes, sam s<m humble attitude, le dogme chré-
tien minait encore plus profondément la civilisation ro-
maine : il travaillait à la détruire avec le sèle coiUinn de la
jenoesse. Les autres principes ralentissaient dans ce grand
cofps les fonctions vitales; la croyance évangélique le dés-
organisait. We y introduisait aaos relAcbe de nouveaux
éléments, eberohait k y foire prévaloir un système qui de-
vait d'abord culbiHer l'ancien ordre de choses, puis grandir
sur SOI ruines.
64 LA PEINTURE SUR BOIS,
Les mêmes causes déterminèrent dans l'art, et en particu-
lier dans la peinture, des effets analogues. Elle se dégradait
par suite d'une corruption intérieure , par l'affaiblissement
naturel de la vieillesse. L'ignorance croissante secondait Fac-
tion du mauvais goût ; les pures traditions de lantiquité se
perdaient, les procédés même allaient en déclinant. La
barbarie envahissait à la fois le public et les artistes. Le
dogme chrétien achevait Tœuvre de destruction : il inspi-
rait du mépris pour les divinités que figurait la peinture
et pour les images de ces faux dieux; la beauté qu'elles
devaient au génie, était regardée comme un piège du
démon, qui voulait séduire Tesprit par le moyen des sens.
Toute doctrine nouvelle est iconoclaste: les symboles de
la foi précédente l'irritent et la scandalisent. Aussi, dès que
la loi évangélique eut sur le trône un serviteur zélé, elle fit
une guerre implacable aux monuments, aux simulacres du
paganisme. Constantin donna Tordre de briser les statues,
de renverser les temples ; les croyants secondèrent si bien
l'empereur, qu'on fut souvent contraint d'arrêter leur fou-
gue. Les barbares passent pour avoir saccagé la Grèce et
l'Italie : c'est une accusation injuste. Lorsque les Goths pé-
nétrèrent dans ces deux pays, leurs bandes farouehes ne
trouvèrent partout que des ruines; une puissance plus ter-
rible que la leur, l'exaltation religieuse, avait réduit en
poussière les merveilles de l'art antique. Deux villes seule-
ment, Athènes et Rome, possédaient encore et préservaient
de la destruction , par un sentiment d'orgueil patriotique,
les brillants ouvrages de leurs hommes supérieurs. Les
hordes germaniques ne firent que traverser les deux métro-
poles de la civilisation païenne ; elles les pillèrent sans doute,
maian'eurent pas le temps de renverser leurs édifices. Pour-
quoi les barbares se seraient-ils acharnés sur les œuvres de
la peinture et de la sculpture? L'amour du butin et la soif des
voluptés grossières leur ménageaient d'autres occupations^
SUR TOILE ET SUR CUIVRE. 65
De la haine des images qui représentaient les divînitës
du polythéisme, on passa bientôt h la haine de Tart lui-
même. De sévères intelligences , perdues dans la contem-
plation de l'éternité, trouvaient bien futiles les peines qu'on
se donnait pour copier des objets naturels. Création transi-
toire de la Providence, le monde devait disparaître un
jour; à quoi servait d'en imiter des fragments? Les récom-
penses habituelles des artistes, la gloire, la richesse, témoi-
gnages flatteurs de l'admiration publique, inspiraient un
souverain mépris aux Pères de l'Eglise. Saint Clément
d'Alexandrie et saint Chrysostome traitaient la peinture et
la sculpture avec le même dédain que les arts les plus gros-
siers : ils ne les mettaient point au-dessus de la profession
du doreur ou de la science culinaire.
L'art chrétien se forma cependant par degrés , car
l'homme ne peut vivre sans idéal ; mais alors fut répandue
une opinion singulière, que favorisaient les tendances du
christianisme. Saint Justin déclara le premier qu'en revê-
tant un corps périssable , le Fils de l'homme, ayant voulu
souilrir pour le salut de notre espèce, avait du prendre une
forme hideuse, subir l'aversion qu'enfante la laideur et le
mépris qui s'attache à la misère : son sacrifice en devenait
plus touchant et plus sublime. Saint Clément d'Alexandrie
et Tertnllien adoptèrent cette opinion ; Basile le Grand et
Cyrille la soutinrent avec une éloquence pleine d'enthou-
siasme, qui la fit triompher. Elle ne pouvait que troubler
dans son berceau l'art chrétien qui se formait. Sans beauté,
il n'y a ni sculpture, ni peinture, ni architecture, et il était
périlleux d'affirmer que le modèle absolu de la vie humaine
destiné à fournir aux arts leur type principal, avait eu des
traits repoussants et la démard^ d'un esclave.
Ces causes réunies précipitaient la chute de la peinture
ancienne et retardaient l'avènement de son héritière. Toute
doctrine^ d'ailleurs, commence par le raisonnement et la
6
M LA PEIlfrURE S01 BOIS,
dialeelique : elle se eonsliUie, avant de penser aux fêtes de
l'imagination.
L'art chrétien débuta dans le sil^ice et les ténèbres des
catacombes. Proscrit, ne pouvant exposer an jour les sym-
boles de la foi nouyelle, il wnsli de ses ébauches les tora-
bes des martyrs , les voûtes et les parois des chambres sé-
pulcrales. Telle est l'opinion soutenue par Bosio, Arioghi,
Boldetti, Raoul-Rochette, etc. Émeric David pense que les
peintures des catacombes furent seulement tracées ajurès la
fin des persécutions, et il allègue, en faveur de son système,
des preuves très-fortes. Ces images n'en restent pas- moins
des œuvres /irtmtttves. La sculpture avait mission de parer
le devant des sarcophages, où elle mettait toujours en re-
gard un épisode de l'Ancien Testament et une scène du
Nouveau. La peinture décorait l'hémisphère des coupoles
ménagées au-dessus des pièces funèbres, etledatre des
niches q^ui renfermaient les tombeaux. Elle associait égale-
m^ftt les sujets de la Bible et les motifs de l'Évangile. Ces
productions naïves sont encadrées d'arabesques où domi-
nent les fleurs. Comme dans les salles mortuaires des païens,
les fleurs présentent ici toutes les combinaisons imagina-
bles : ^cs sont appendues en guirlandes , tressées en cou-
ronnes, groupées en faisceaux ; elles remplissent des vases
et des corbeilles. L'antiquité avait l'habitude de déguiser la
mort sous les formes attrayantes de la vie; à cet égard,
comme à beaucoup d'autres, les premiers chrétiens imi-
tèrent les gracieuses inventions du polythéisme. Ils hono-
rèrent la dépouille des martyrs , comme leurs ennemis
avaient honoré la cendre des héros et la mémoire des demi*
dieux. Leurs travaux eurent seulement toute la maladresse
qui distingue un art en décadence et un art à ses débuts.
La peinture chrétienne finit par sortir de ees humbles re-
traites : Constantin l'appela au grand jour. Il éleva de nom-
hneux édifices sur tous les points de son empire, maia
SUR TOILE ET SUR CUIVRE. m
principalemeBt à Byzanec ; la plupart étaient des égitses ,
que Ton décora de pompeux ornements. On exéeuta done
une foule de tableaux , de statues et de bas-reliefis , repré-
sentant Jésus-Christ , la Vierge, les prophètes, les apMres
et les divers personnages de la Bible. Le style manqua de
pureté sans doute , l'expression n'eut pas la noblesse idéale
ou la gràee poétique dont les images chrétiennes ont brUlé
plus tard ; mais , sous le mauvais goût de la décadence , les
furemières aspirations de l'art nouveau se manifestèrent,
ricoBOgraphic chrétienne se développa « Comme l'ari^itec-
ture modifiait la basilique et réunissait peu k peu tes ^-
raents d'un système devenu indispensable, la peinture se
dégageait lentement de la tradition , cherchait les formes
que devait animer le souffle d'une croyance régénératrice ,
et, dans son abaissement, préludait aux triomphes des
temps modernes.
L'allégorie fut son premier idiome ; non-seuleraentr elle
exprimait le dogme évangélique par des emblèmes, maïs
les personnes divinca se métamorphosaient en symboles.
Tantôt , par exemple , Jésus se montrait sous la figure d'un
jeune berger, portant sur ses épaules et ramenant au b^-
eail la brebis égarée; tantôt, on le représentait comme
rOrphéc de la loi nouvelle , charmant au son du luth et
adoucissant des animaux féroces ; tantôt, comme un second
Daniel , on le voyait tout nu parmi les lions , que désar-
mait sa grâce pleine de majesté. 11 prenait encore la forme
d'un agneau sans tache ou d'un phénix déployant ses ailes ,
vainqueur de la mort et des esprits de ténèbres. Ainsi était
ménagée la transition d'un système à l'autre, ainsi fon
échappait aux railleries des païens, qui eussent tourné en
ridicule les souArances héroïques et les glorieuses humilia-
tions du Fils de l'homme.
Mais cette timidité , eelte eondescaidance ne pouvaient
se prolonger indéfiniment. Le eooeile qHinimxHf tenu k
68 LA PEINTURE SUR BOIS,
Constant laophe en 692, ordonna de répudier raliëgorie, de
montrer sans voiles aux fidèles les objets de leur vénération.
Ce fut un spectacle nouveau pour les hooiBies qu'un Dieu
couronné d'épines, endurant les outrages d'une vile popu-
lace, ou étendu sur la croix, percé d'un coup de lance,
tournant vers le ciel de tristes regards et luttant contre la
douleur. Les Grecs , les Latins même adoptèrent lentement
et à regret ce mode de représentation. Par un de ces com-
promis étranges, si fréquents dans l'histoire de l'esprit
humain , qui aime les révolutions lentes et les transforma*
titms insensibles, on peignit pendant longtemps le Rédemp-
teur sur la croix, jeune, sans barbe, coiffé du bandeau
royal, tranquille et majestueux, souvent même assis au
milieu du bois funèbre comme un prince sur son trône.
Mais l'idée de la grandeur morale devait éclipser la vaine
pompe de la grandeur païenne : il fallait que les généreuses
angoisses du sacrifice devinssent la première de toutes les
gloires.
Une fois constituée , la peinture chrétienne suivit deux
routes différentes. Sous le ciel de l'Italie et dans tout l'oc-
cident de l'Europe, elle cherchait avec une certaine indé-
pendance les moyens de rendre sensibles à la vue les austères
conceptions du dogme et l'affectueuse morale de l'Évangile ;
sur les rives du Bosphore , elle s'immobilisa : les tendances
hiératiques dominèrent la liberté naturelle de l'imagina-
tion. Les formes, les attitudes, les groupes, les vêtements,
tout fut réglé par desprescriptions sacerdotales. Il y eut un
manuel inflexible de la peinture chrétienne , et les artistes
durent s'y soumettre. La finesse du coloris , la noblesse des
poses rappelèrent seules la beauté de l'art antique. De nos
jours encore , les peintres grecs et les peintres russes em-
ploient les mêmes procédés, tracent leurs figures et les
agencent de la même manière que leurs aïeux du temps
d'Honorius ou des Paléologues.
SUR TOILE ET SUR CUIVRE. 69
La rëvolutioD la plus importante qui s'accomplit dans la
peinture byzantine, ce fut la persécution dirigée contre
elle par Léon l'Isaurien , en 726 , et par presque tous ses
héritiers pendant un siècle. Les empereurs iconoclastes,
sans proscrire en eux-mêmes les arts plastiques , ne vou-
laient point qu'on les fit servir à représenter les personnes
divines sous des formes humaines. Leur violence échoua
contre l'opiniâtreté des coloristes. Plus les bourreaux en
frappaient de leur glaive, plus on en voyait sortir de l'ombre,
par suite du noble privilège de la nature humaine , qui ne
permet pas que la force seule triomphe de la volonté. Un
grand nombre se retiraient dans les bois, dans les cavernes,
dans les gorges des montagnes ; ils y traçaient , au milieu
de la solitude, l'image du Christ et de la Vierge. Si on leur
brûlait ou coupait les mains , Notre-Dame , disait-on , les
guérissait et faisait disparaître la mutilation. Tous les jours,
on racontait des miracles de cette espèce , qui soutenaient
le courage des proscrits et excitaient leur enthousiasme. Ce
fut seulement en 845, au bout de 119 ans, que l'impéra-
trice Théodora mit fin à la persécution.
Dans l'Occident, la peinture éprouva de nombreuses
vicissitudes. Plus irrégulière et plus libre, elle ressentit
davantage l'influence des événements politiques , de la bar-
barie ou du gottt naturel des princes; car de goût éclairé, il
ne faut pas en attendre à cette époque. Le fameux Tbéodoric
et Luitprand,roi des Lombards, témoignèrent un vif intérêt
pour les productions du pinceau , qui agrandissent en quel^
que sorte le monde réel de toutes les scènes qu'invente
l'imagination. Les papes accueillirent les peintres gfdcs fugi-
tifs et encouragèrent d'ailleurs l'art nationalJ Les< dotis dé
Pépin, qui accrurent à la fois l'opvleiice et/l^aiitoiilë du
saint-siége, mirent les chefs de l'Église enélat de smteniÉ
efficacement tout homme qui nlontraîl'de'teillaki4les'd)sp5^
sitions. Ils restaurèrent les anevens édifiées , en eonatrliisî^
6.
70 LA PEINTURE SUR BOIS,
reot de nouveaux, les ornèrent avec profusion de sculptures,
de peintures, de châsses, de candélabres et de tapisseries:
quelques-uns poussèrent l'amour du faste jusqu'à revêtir de
lames d'argent les colonnes , les autels et même le pavé des
églises. Depuis le commencement du v** siècle, en avait
adopté l'usage de les peindre entièrement à l'intérieur.
Chaque temple était comme une vaste galerie, où le talent
pouvait se déployer sans obstacle. Cbarlemagne , honuse
de génie auquel rien n'était indifférent ou étranger, con«
firma cette habitude par une loi. Les envoyés royaux qui ,
plusieurs fois dans l'année, promenaient sur tout l'empire la
vigilance du monarque , « étaient chargés en inspectant les
églises, d'examiner l'état où se trouvaient non-seulement
les murs , les pavés et les autres parties essentielles de l'édi-
fice, mais encore la Peiniure, » ainsi que le témoignent les
Capitulaires. Des règlements désignaient les personnes qui
devaient entretenir la dernière à leurs frais , en guise de
contribution. Les oratoires même, que l'empereur faisait
dresser au milieu des camps , étaient ornés sur toute leur
surface d'images coloriées.
L'exemple de Cbarlemagne stimula les princes de l'Eu-
rope, les dignitaires de l'Église et spécialement les abbés.
On historia jusqu'aux murailles des dortoirs et des réfec-
toires; les miniatures des manuscrits devinrent plus nom-
breuses , les diptyques et les triptyques se multiplièrent. Le
pauvre pèlerin eut lui-même de ces tableaux portatifs,
devant lesquels il s'agenouillait sous l'aubépine en fleur ou
dans les humbles salles des hôtelleries.
Charles le Chauve en Frauee , Basile le Macédonien à
Constantinople , en Angleterre Alfred le Grand , se mon-
trèrent jaloux de la prospérité des beaux-arts; mais la
lumière croissante qu'ils jetaient, se dissipa bientôt. Le
x« siècle lut comme une nuit d'hiver, nuit longue et terriUe,
OÙ l'on n'entendait que rumeurs inquiétantes , où parut
SUR TOILE ET SUR CUIVRE. 71
l'éteindre à janiais toute civilifaiion. Alor» seulemeot, on
ibandonnn rencanstique , cette manière de peindre si brîl«
lunte et si durable, pour adopter la fresque^ le moins ayan-«
tageux des proeédés connus. Vainement des papes , des
êbbés , des ëvèques et l'empereur Otbon 111 donnant aux
artistes quelques encouragemonts ; la peinture , comme le
monde social , fut noyée dans les ténèbres.
Lorsque l'an milie, qui, selon la croyance générale, devait
amener la fin du monde , se fut écoulé sans autres mésa*
ventures que des jours de pluie et de tonnerre , rbumanité
sembla renaître. On couvrit le sol de nombreux monuments ;
le roi Robert seul construisit vingt et une églises, dont plu*
sieurs sont encore debout. Mais le goût pour les peintures
«Tait iait place a une autre mode : c'étaient maintenant les
tapisseries que Ton préférait ; au lieu d'étendre des couleurs
sur les murailles, on y drapait de magnifiques tentures. La
crainte de la justice céleste avait d'ailleurs changé les dis*
positions morales des peuples chrétiens. D'austères pensées
remplaçaient l'amour du faste; on jugeait méritoire une
simplicité conforme à TÉvangile. Les somptueux édifices de
la période précédente rappelaient trop le luxe des grands
et les pompes du siècle. Les deux premiers abbés de Citeaux
voulurent que la nudité mélancolique de leur église plon-
geât les esprits dans le recueillement. On s'était détaché
d'un monde que Ton avait cru sur le point de périr, et du
fond de la vie réelle , on tournait constamment les regards
vers les profondeurs lumineuses de l'éternité.
Ces tendances stoïques allaient engendrer un art sévère
comme elles. L'architecture gothique, par sa tristesse
sublime, détourna les âmes des 'soucis de l'existence journa-
lière, pour les occuper uniquement d'un meilleur avenir.
La peinture proprement dite ne gagna point à cette révolu-
tion .La rigueur ascétique et le funèbre enthousiasme des
prélats l'exclurent souvent des. édifices; saint Bernard,
72 LA PEINTURE SUR BOIS, ETC.
Tapôtre des croisades, le profond Abailard, saint Domi-
nique, saint François d'Assise, blâmaient sans relâche ces
ornements, qu'ils regardaient comme une pompe vaine et
un luxe dangereux. Quid facit illa riéUcula monstruosUas ,
aeformosa deformitas? Quid ibi immundœ simiœ? disait
saint Bernard dans un de ses pieux transports. Quand la
peinture , malgré ces déclamations, embellissait avec timi-
dité quelque chapelle , les vitraux Téclipsaient de leur mo-
saïque resplendissante.
L'Italie seule échappait à l'âpre influence des nouvelles
doctrines. Les croisades développèrent son industrie et son
commerce , lui fournirent des occasions de négoce , plutôt
qu'elles ne Tentrainèrent à de périlleux dévouements ; elles
enrichirent ses villes principales , tandis qu'elles appauvris-
saient toute la noblesse de l'Europe. Elle ne suivait donc pas
les prescriptions de saint Dominique et de saint François.
Partout déjeunes républiques prospéraient : Venise, Amalfi,
Pise, Lueques, Gènes, Milan, possédaient la courageuse
ardeur , la force exubérante qui , après avoir suffi aux be-
soins de la vie réelle , désire autre chose et s'élance dans les
domaines sans fin de l'univers idéal.
ITALIE.
Les plus anciens tableaux signés que Ton trouve en Italie
sont ceux d'André Rico , peintre grec , qui travaillait dans
Tile de Candie, au xi« siècle, et mourut en Ii05. Les pre-
miers coloristes indigènes , quand Fart sortit de sa longue
torpeur, furent Guido et Pictrolino : ils tracèrent à Rome,
sous Pascal II ou Gélase II, de iiiO à 1 120, dans la tribune
des SS. Quattro Goronati, une peinture où ils écrivirent
leurs noms. Elle subsiste encore , aussi bien qu'une autre
faite par eux à .Fisc. Après leurs ouvrages , on admira
ceux de Barnaba , peintre grec venu de Gonstantinople
et mort dans la Toscane, en 1150. Les deux Bizzamano,
J'oncle et le neveu, originaires aussi de Byzance, décof^*
rent ensuite les édifices de la même province italienne;
ils florissaient en ii84 et 1190. Us eurent pour succes-
seur un homme du pays, Ventura de Bologne, qui si-
gnait Ventura de Bonania; il existe des tableaux de sa
74 LA PEINTURE SUR BOIS,
main datés de 1197 et 1217. Quelque fastidieuse que soit
cette nomenclature, son importance doit nous la faire par-
donner : le Florentin Vasari , dans son orgueil patrioti-
que , a voulu accréditer Topinion que Cimabue ouvrit le
cortège immense des peintres modernes ; il garda un silence
perfide sur ceux qui viennent de nous occuper et sur un
petit nombre d'autres, que nous allons évoquer du sein de
l'oubli. Tel fut Giunta de Pise, qui obtint, de son vivant,
une célébrité peu commune. 11 exécuta de nombreux ou-
vrages pour sa patrie, et reçut diverses commandes pour
d'autres villes. Un crucifix , portant son nom et la date de
4256, a orné pendant plusieurs siècles l'église supérieure
d'Assise, et un autre, l'église inférieure. 11 imitait d'une
manière trop fidèle le style byzantin : Guido de Sienne, qui
travaillait en même temps , lui fut bien supérieur. La ville
d'où il tira son surnom formait alors une république pros-
père; elle éclipsait et dominait Florence, dont elle culbuta
les troupes à la fameuse bataille de Monteaperto , quelques
années plus tard. Guido fonda l'école de Sienne , école
pleine de fraieheur, de poésie et de gaieté, bouquet de
fleurs charmantes, épanouies dans un vallon de la Tes-
eane, sous un ciel toujours pur. Un de ses tableaux, que
possède eneore l'église des Dominicains dans sa ville natale,
porte la date de 1221. Bonamico, Parabuoi, Diotisalvi mar-
chèrent sur ses traces et puisèrent l'inspiration aux mêmes
tonrees. Ils eurent pour successeur, à la fin du treizième
siècle , le nommé Duccio, qui fut un artiste remarquable.
Un grand tableau de. sa main , qui orne la cathédrale de
Sienne, permet de juger son mérite : ce tableau roceiipa
trois années. Rumohr le place au premier rang parmi les
œuvres de l'école byzaotino-toseane, et le trouve même f^us
habilement peint que les madones de Cimabue. Dans la
siècle suivant , la petite république enfanta un homme qui
jouit encore d'une célébrité réelle, grâce a l'amitié de Pé-
SUR TOILE ET SUR CUIVRE. 73
trarque et aux compositions cbânnantes dont il a omë la
chapelle des Espagnols , use des merveilles florentines, et
le Campo-Santo de Pise. Cet homme fut Simone Merami,
l'artiste auquel on doit l'image de Laure. Élève de Gîotto,
il suivit son raattre à Rome , quand des travaux importants
l'y appelèrent. Le talent qu'il déploya dans la ville étemelle
le fit mander par le chef de l'Église, qui habitait alors
Avignon : il exécuta pour lui une foule d'ouvrages. Il ne
dessinait pas toujours d'une façon irréprochable , mais sa-
vait observer la nature et la reproduire avec une grande
fidélité: aussi, peignait-il admirablement le portrait. Il ai-
mait d'ailleurs , selon le goût de son époque, à dérouler,
dans une suite de tableaux, toute l'histoire d'un saint on
d'un personnage fameux. Après avoir orné de ses composi*
tions plusieurs villes italiennes, il mourut en 4345. On
grava sur sa tombe cette pompeuse inscription : A Simone
Memmiy le plus célèbre de tous les peintres de tous les âges ;
il vécut €0 ans 2 mois et 5 jours, Ambroise et Pierre Lo-
renzo furent ses compétiteurs ; ils n'avaient pas moins de
talent que lui, mais un poète n'a point vulgarisé leur nom.
Le palais communal , la sacristie du dôme de Sienne et le
Campo-'Santo renferment des productions qui portent té*
moignage en leur faveur. L'école dont ils font la gloire alla
s'aflaiblissant, après eux, entre les mains d'hommes secon-
daires, comme un grand fleuve qui se divise en une multi-
tude de bras au moment de se perdre dans la mer.
Florence devait engendrer une plus longue série d'ar-
tistes vigoureux. Les archives du chapitre métropolitain
mentionnent, vers l'an 4224, un dessinateur d'images , ap-
pelé Fidanza. £n 4240, Cimabue vint au monde. Il était
d'une noble famille ; son père, remarquant son intelligence
précoce , l'envoya écouter les leçons de grammaire qu'un de
ses parents donnait dans Sainte-Marie-Nouvelle. Mais , au
lieu d'étudier, le jeune homme barbouillait de croquis les
76 LA PEINTURE SUR ROIS,
marges de ses livres. A eette époque justement, des peintres
grées furent appelés à Florence pour décorer la chapelle des
Gondi. L'élève indocile fit alors l'école buissonnière ; il res-
tait des jours entiers près des coloristes naïfs , perdu dans
ces rêves involontaires qui sont le signe le plus manifeste du
génie et sa plus douce récompense. Les artistes grecs et le
père de Cimabue reconnurent en lui une vocation indubi-
table, qui promettait de le rendre illustre; les Byzantins,
avec l'assentiment de sa famille , lui enseignèrent donc leur
profession. L'élève surpassa bientôt les maîtres : loin de s'en
tenir servilement à la tradition , comme iU le faisaient , il
voulut améliorer l'ancien style , donner de l'expression aux
figures, assouplir les lignes et fondre plus harmonieusement
les couleurs. Vasari a eu tort de lui sacrifier des peintres
précédents , mais il n'en reste pas moins vrai qu'il perfec-
tionna la vieille manière avec une hardiesse plus grande et
un talent supérieur. Son chef-d'œuvre orne l'église Santa-
M aria-Novella : il l'avait terminé depuis peu, lorsque Charles
d'Anjou , passant par Florence , alla voir l'artiste. Les habi-
tants du quartier profitèrent de l'occasion et s'introduisirent
avec l'escorte dans l'atelier ; la vue du tableau leur causa une
joie si grande, que cet endroit de la ville en prit le nom de
Borgo allegri, qu'il a conservé. La madone fut portée pro-
cessionnellement à l'église , au son des cloches et des trom-
pettes, aux cris enthousiastes de la foule. Cimabue avait la
plus haute opinion de son art : il brisait immédiatement les
ouvrages dans lesquels on lui signalait ou dans lesquels il
apercevait lui-même des défauts. Il mourut en l'année 1300
et fut enseveli à Santa-Maria del Fiore. Le mosaïste Andréa
Tafi , dont la carrière se termina six années avant la sienne,
lui avait prêté son aide et avait partagé la gloire de ses in-
novations.
Un jour que Cimabue allait de Florence au bourg de Ves-
pignano, il rencontra sur son chemin un jeune garçon d'une
SUR TOILE ET SUR CUIVRE. 77
dizaine d'années , qui conduisait un troupeau de moutons.
Avec un caillou pointu , il dessinait sur une pierre plate une
de ses brebis en train de brouter l'herbe : c'était Giotto.
Surpris et se rappelant de quelle manière il avait lui-même
révélé son talent , Cimabue demanda au petit pâtre s'il vou-
lait venir chez lui. Le pauvre enfant répondit qu'il en serait
charmé, pourvu que son père lui en donnât l'autorisation.
Le père, n'étant pas riche, accepta de grand cœur l'offre
généreuse du peintre florentin. Giotto devint peu h peu l'é-
gal de son maître et continua la réforme que celui-ci avait
commencée; il se rapprocha encore de la nature : ce fut le
premier peintre italien capable de faire un portrait. Il nous
a légué les images de Brunetto Latini , de Dante, son élève,
et de Corso Donati , grand personnage de l'époque. Il dé-
daigna presque entièrement les vieilles traditions byzao-
tines; frappés de son audace, ses contemporains eurent pour
lui une admiration illimitée. Ses meilleures peintures se
trouvent à Padoue, dans la petite chapelle de l'Arena ; dans
le chœur de l'église Sainte-Claire, à Naples; au Campo^
Santo et dans la cathédrale d'Assise , au-dessus du tombeau
de saint François. L'école florentine ne lui dut pas seule de
nouveaux progrès : appelé, invoqué, sollicité, il travailla
dans la plupart des villes italiennes , donnant Tcxemple des
réformes et jouant , en quelque sorte , le rôle d'un messie
de la peinture. Le testament de Pétrarque lègue au st;igneur
de Padoue une madone de Giotto , dont les ignorants, dit
le poëte, ne comprennent pcis la beauté, mais devant lor^
quelle les maîtres de Vart restent muets d'étonnement. Il
avait lui-même conscience de sa valeur* et mourut en 1356.
Une tourbe d'imitateurs s'élança dans la route ouverte par
lui \ ses principaux disciples furent Taddeo Gaddi, Giottino,
Stefano et André Orcagna. Taddeo Gaddi , l'élève préféré
du maître , qui avait été son parrain , suivit fidèlement sa
manière ; ses seules innovations furent de donner plus de
7
78 LA PEINTURE SUh ÈOIS,
force ail coloris , plus de gi*ftce auk contours. 11 eut pour
§aint iéT&me une prédilection partiëuliéi^e , et a reproduit
Un assez grand nombre d'ëpiâodes tifës de sa Vie. Stefano
montra une intelligence plus libre, UU esprit plus iuyentiif;
il essaya de peindre en raccourci les bi*as et les jambes de
quelques figures , et lé raccourci est la hardiesse la plus
grande que puiissè tenter un dessihateur encore novice. Il
accusa le premier les formes du nii sous l'ëtoffe dés dl^pe-
ries. Les lois de là perspective fixèrent aussi son attention :
il y chercha les moyens d'ëtohiier, de ravir les spectateurs,
en promenant leul* vue dans un mondé imaginaire où Von
retrouve tous les phénomènes du mondé réel. L^ltlusion pro-
duite par les fresques dont il orna le cloître du Saint-Esprîl,
k Florence , sembla presque un etfet magtque et excita l'ad-
miration de toute l'Italie. Après la mort de son maître, on
le chargea de termineli* plusieurs de ses travaux. 11 expira
lui-même en i SSO , à l'âge de quarante-neuf ans.
Giottino fUt encore un de ces espHts vaillants qui ajou-
tent aux conquêtes de leurs devanciers. Les nobles aspira-
tions, le côté sérieux de Giotto le frappèrent surtout; U
aborda la peinture avec des instincts lyWques; ses fresques
de l'église Sànta-Croce annoncent en lui le pi^écurseur de
Masaccio.
André Orcagna fût à son tour le précurseur de Michel-
Ange : la peinture, la sculpture, l'architecture et là poésie
entraînèrent son imagination dans leurs brillants domaines :
les sombres visions d'Âlighîeri ne le captivaient pas moins
que le grand dessi^nateur du Jugement Dernier. Plusieurs
fois, au Gampo-Santo, à Santa-Maria-Novella et dans la cha-
pelle Strozzi dé Florence , il évoqua les terreurs de Tenfer.
Comme beaucoup d'hommes éminents , il réunit la grâce et
la force. Après avoir peint d'une manière tragique les sup-
plices des damnés, il ornait d'une beauté céleste le visage
des âus et répandait sur leur figure le sourire d'une joie
SUR TOILE ET SUR CUIVRE. 7a
diviq^ ; il sembla qii'ua rpyon d^ VétfiTuéll^ béatitude les
ëclaîrfs déjà. Né k Flareripe m 15^9, Orcagpa moifrut Agi de
soixante ans.
Des progrès si indispensables n'avaient pu s'effectuer sans
que des .esprits opiniAires , des iptelUgenceç moroses cher-
cl^ssent à les raleptitr, à lei|r ffiire obstacle et à les déprér
cier. Dans toutes les éppques la Routine a ses héros , la mort
ses courtisans. Margpritonc /d'Arezzo et UgoUno de Sienne
prirent le parti du passé ccmtre l'av^îr, fie r.ignoraace et
de la maladresse contre l'étindc et Tbabil^té ^roi$$apte de§
générations nouvelles. Ni l'ian oi l'autre ne voulut abandon-
ner Taociisn style. Margarîtone peignait, i^ulptait, bâtissait
à la façon des Byzantins. Il appelait sans doute son aveugle-
ment une noble fidélité. Sf l'p^ ne connaissait les perpé-
tuelles inconséquences 4i9 la nature humaine, op s'étonnerait
d'apprendre qu'il était luiTméjne un novatj&ur à certain^
égards. Les panne^jiuf , dont on faisait alors un usagjB.exclu-
.sif , avaient h griave incpnvénient de se fendre^ ou de lais-
^r voir les jointures , quand LU étaient formés de plusieurs
pièces. Pour remédier à ce défaut , Slargaritone appliquait
sur le bois une toile de lin que fi;i^dit une coUe forte , conoi-
posée de rpgnurcs de parchemin bouillijBS , ef. couvrait en-
suite la toile de plâtre. Ce p^rocédé fit fortune ; on réemploya
jusqu'au x\i^ siècle. Baphaël s'en est servi pour son fameux
Sposalizio de Milan. Une méthode s^emblable explique très-
bien compent la toile a fini par remplacer les panneaux.
L'inventeur mourut s^ès i289, âgé de soixante-dix-sept
ans; le triomphe des nouveaux principes et le dédain que les
jeunes gens témoignaient pour ses compositions remplirent
sa vieillesse d^amertume. On ne peut compatir à 4cs cha-
^ins de cette nature ; pour un ami de la routine qui souffre
en silence, des milliers se font persécuteurs ^ et persécu-
teurs impitoyables.
Comme Margaritone n'avait pas voidu admettre les ré-
80 LA PEINTURE SUR BOIS,
formes de Cimabue, Ugolino de Sienne repoussa les innova-
tions de Giotto et s'en tint à celles du premier artiste ; c'est
toujours la même conduite et le même discernement. Ugo-
lino mourut dans la décrépitude en 4539.
Malgré ces protestations impuissantes , l'art poursuivait
le cours de ses destinées : il cherchait à rendre la nature
avec une fidélité de plus en plus rigoureuse. Même après
les essais de Stefano, la perspective et le clair-obscur étaient
encore les parties les moins avancées de la peinture. Pietro
délia Francesca et Bjrunelleschi en saisirent et en appli-
quèrent les premiers les règles d'une manière habile. Paolo
Uccello montra une violente passion pour la géométrie pitto-
resque : il affirmait que d'elle seule dépendaient toute la
puissance et tout le charme de la peinture. Il en faisait une
étude perpétuelle et lui sacrifiait l'argent, le repos, le som-
meil. Outre les monuments et les paysages , il retraçait avec
une grande satisfaction les animaux et les arbres. Quoique
épris de la nature entière , il avait un goût particulier pour
les oiseaux : il en avait peint de toutes les espèces^. et gar^
dait leurs images dans sa maison , sa pauvreté ne lui per-
mettant pas de nourrir les modèles. De là lui vint le surnom
qu'il porte et qu'on lui donna de son vivant : Paul l'Oiseau.
Il mourut dans l'indigence et l'oubli en i43â, à l'âge de
quatre-vingt-trois ans. Chose singulière chez un empiriste,
il n'avait aucun sentiment de la couleur !
Vers le même temps, Ghiberti propageait l'admiration
que lui avaient inspirée les statues et les monuments anti-
ques. Sous son influence, les artistes concevaient le désir
d'atteindre à la manière plus libre , plus savante des Grecs
et des Romains , dans tout ce qui concerne le nu et la dra-
perie. Il exécuta lui-même les fameuses portes du baptistère
de Florence, où il déploya une pureté, une élégance de
dessin , qui plongèrent dans la réflexion les artistes de l'é-
poque et leur montrèrent quels espaces inconnus il leur
SUR TOILE ET SUR CUIVRE. 81
tait à franchir. Un peintre contemporain, Masolino da
Panicale, augmeiila en eux la conscience de leur imperfec-
tion par rhabileté avec laquelle il employa les ressources du
clair-obscur.
Ces nouveaux moyens «ne tardèrent pas à profiter aux
nobles sentiments, aux pieuses tendresses, qui composaient
alors le fond de la vie morale chez les peuples chrétiens, et
une source commune d'inspiration pour tous les beaux-arts.
Un jeune homme riche, doué de talents extraordinaires,
pouvant mener dans le monde une brillante existence et
accroître sa fortune par ses travaux, aima mieux revêtir
rhumble costume des frères prêcheurs. Né en 1387 à
Fiesole, Giovanni chercha dé bonne heure le recueillement
et le silence parmi les moines qui suivaient la règle de *
Saint-Dominique. Ses premiers ouvrages furent des minia-
tures pleines d'un charme idéal. Ses tableaux augmentè-
rent l'admiration qu'il avait excitée. Nul peintre n'avait
encore animé ses personnages d'aussi profondes émotions.
Depuis l'extase de la prière jusqu'aux ravissements des élus,
depuis la gratitude envers le Rédempteur jusqu'à la crainte
des justices divines, tous les sentiments chrétiens ont re-
vêtu sur ses panneaux une forme poétique : c'est qu'une
piété fervente agitait le cœur du saint moine. Il ne prenait
jamais sa palette sans avoir invoqué le Père des hommes ; il
ne retouchait jamais ses tableaux, parce qu'il les regardait
comme produits par une inspiration de la grâce. Quand il
représentait le Sauveur sur la croix, ses joues se baignaient
de larmes. Il ne peignit et ne voulut peindre que des sujets
sacrés. Pour que rien ne le détournât de ses travaux, ne ra-
menât vers la terre sa pensée qui cherchait le ciel, il refusa
tous les honneurs ecclésiastiques, et notamment l'archevêché
de Florence. Cet amour de la solitude agrandit son talent :
l'inspiration est comme une eau limpide ; dès que vous vous
agitez, elle se trouble, et la vase de l'action ternit la source
7.
m LA PEINTURE SUR iOIS,
4iapha»e. Ileut^u^K céjBobUe, qui a vécu loi» des bagsosaes
du monde, uniquement préoccupé de son salut et des ra-
dieuses upparJUons qu'évoquait soq géoie ! Ub labeur 4K>n-
tinuel, une vie longue et tranquille, lui permirent .d'exé-
cuter un nomtffîe inunenfie d'quvrages. £n i4$S, frère
Angélique s'endormit dans la paix du Seigneur. Il avait
donné h l'expression toute la vie, toute la grâce dont elle
est susceptible, et lui avait communiqué les aritendriase-
ments de son coeur ; mais il négligeait le resie : les oorps,
les vêtements, les extrémités surtout démontrent qu'il
croyait avoir assez fait, quand il avait rendu les mouve-
ments de l'âme.
Les différents progrès que nous avons énumérés vinrent
aboutir à Masaccio, qui s'en empara d'une main magistrale.
C'était un de ces hommes naïfs que leur vocation absorbe au
point de les rendre insensibles pour tout le reste. Gauche,
distrait et rêveur, il était sans cesse préoccupé de son art et
des visions charmantes qui flottaient dans son iosprit. Son
costume, ses intérêts, sa personne, il les oubliait avec une
noble insouciance et une poétique abnégation ; il ne deman-
dait qu'à la dernière ^extrémité llargent qui lui était dû.
Frappé uniquement des apparences, rie vulgaire changea son
nom de Xommaso en celui de Masaccio, augmentatif ridi-
cule; sa maladresse honorable devint un styet de raillerie,
au lieu d'êtreun motif de respect. Masaccio, cependant, fai-
sait des prodiges. Les œuvres de ses devanciers, disait-on,
étaient peintes ; mais les siennes étaient vivantes. Splendeur
du coloris, «uavité du cktir-obscur, attitudes pleines de
mouvement, expressions pleines de:faroe.et de naturel, tous
les mérites s'y trouvaient rassemblés. U dessinait au fond
de ses tableaux des monuments en perspective qui faisaient
une complète illusion. Après avoir orné presque toutes les
églises de Florence, il alla .passer quelque «temps à Robm,
puis revint dans sa patrie. C'est alors que sou maitre. Ma-
SUR TOILE ET SUfi GUiy^E. 9^
sùUf^p da Paoiocile, ^Laot xn(\rt, piçii^ant qu'il histo^iait la
chiypieUe des Brancaqdj au monaslére del Carminé, Masaccio
hérita du travail in(er£Oi]^piu. Là, sm talent jtf*it de nou-
.Ye^es foirces; 1;^le Ic^ue ^uite.de peintures lui permit de
déployer tapt d'JQi^gîpatiqn, dç seAtiment et d'açlres^e, que
toiis les grands idessina^teurs de l'Italie, san^ excepter Mi-
.cL^el-Ange et Raphaël, opt ju^oÇtéen étudia9t ces compor-
tions. .Un si noble caijactère, un m^i(^ ^i étonnant et si pi^é-
.i^oce «devaient jreeevoir leur récQB^pqnse. A vingt<fsix ans, le
juilii^ire ^iste j^iourut epipQisoniié.par 4e^ jaloux : telle est du
moins jikispipion.cofQii^nne. Q(i r^iiisevelitidaps llëglise qtéme
qu'il ornait de ses ohefs-d!<Bu,yre, et mi petit .nombre d'ad-
imrateurs déplorèrent sa fioitragique; mais, comme la sim-
plicité de ses manières avait généralement fait concevoir
peu d'estime pour Ji^i, on ne grava .sur sa tombe aucune
épiUiphe. 11 avait Ipissé çboir sa palette en 1443 : un siècle
après se^lement, on lui consacra des vers. Ce fut pour les
poëtes \kne occasion de s!attepdrir selon les règles de la
prosodie. Un trait caractéristique nous révèle dans quel état
yasaccio avait trouyéla peiptv^re : il fut le premier coloriste
qui .posa ses personnages sur la plante de leurs pieds; sc^s
.prédécesseurs les plaçaient toujours debout sur la .pointe,
faute de savoir exécuter assez habilement les raccourcis.
Paolo Uccello ilui-méme n'avait pu vaincre cette difficulté.
Vasiari.ayant, je ne sais pourquoi, parlé de Masaccio d'a-
bord et^ensuite.de Fra Ai^gelico, tous les auteurs se sont
laissé fourvoyer. par cette transposition : ils signalent le
.moinei enthousiaste comme un des < élèves ou des imitateurs
de Masaccio. M<)isGiovs^nni da.Fiesole avait trente ans depliis
que lui et n'aurait guère pu le prendre^pour modèle qu'à
A'igfi de cinquante. ou fSQij^pjte au^. Or, nous gavons vu qu'il
manifesta de très^bonneheure la grâce et la force de son in-
tfUigence.JMnzi Iqirmémey Qntr^iné par sa.fàcheuse habitude
d'omettre les dates, n'a pas tout à fait^ évité, cette erreur.
84 LA PEINTURE SUR BOIS,
Le monastère que Hasaccio décorait de fresques iminor-
telles renfermait alors un jeune novice, qui ne montrait
aucune sympathie pour la grammaire, aucune tendresse
pour la science et la littérature ; son bonheur était de se
glisser dans la chapelle des Brancacci et d'y examiner à loisir
les créations du grand homme. On lui fit donc apprendre le
dessin. Filippo Lippi révéla bientôt l'adresse la plus éton-
nante et l'imagination la plus vive; mais il embrassa la na-
ture avec un amour exclusif. Les têtes de ses personnages
sont presque toutes des portraits : l'expression et la vérité y
dominent. Il se plaisait aussi à reproduire Taspect varié des
campagnes, les accidents poétiques des forêts et des lacs, des
plaines et des collines, du ciel et de la mer. Sa biographie
est un roman complet, où de violentes passions et des cata-
strophes inattendues réveillent sans cesse la curiosité du lec-
teur. Il mourut en 4469, empoisonné par la famille d'une
jeune personne qu'il avait séduite et qu'il refusait obstiné-
ment d'épouser, quoiqu'il eût d'elle un fils plein d'espé-
rances.
Son imitateur, Andréa dal Gastagno, rabaissa de quelques
degrés l'empirisme de son maître ; il reproduisit avec un
soin extrême les meubles, les vêtements, les moindres dé-
tails. C'était d'ailleurs un esprit sauvage, qui excellait à
rendre les physionomies terribles : l'image des supplices ne
lui inspirait même aucune répugnance. On le surnomma
André le bourreau. Il assassina par jalousie Dominique de
Venise, et ne fut point soupçonné de ce meurtre, qu'il
avoua au lit de mort. Dans ses tableaux , comme dans ceux
de Lippi, les têtes des personnages ont presque toutes la
réalité du portrait. ^^
. Certains critiques, entre autres M. Rio, blâment vive-
ment l'amour de la nature, la scrupuleuse imitation des
objets réels, que nous avons déjà signalés dans plusieurs
artistes; ils les jugent des symptômes de décadence, un
■*/
SUR TOILE ET SUR CUIVRE. 85
tour vers la matière et le paganisme. A les entendre, les
peintres se précipitaient dès lors des hauteurs sereines de
l'idéal, quittaient la pure atmosphère du sentiment reli-
gieux, pour se rapprocher des formes triviales et des gros-
sières dispositions de la vie quotidienne. Mais l'art du co-
loris ne pouvait échapper à la contrainte hiératique, se.
dépouiller de sa roideur primitive, sans étudier, sans copier
avec soin les modèles variés qu'il doit reproduire éternelle-
•«ment. Ses œuvres ne sont pas une création abstraite, comme
la philosophie ; elles nous offrent des images : il est donc
indispensable que l'on y retrouve les caractères des êtres
vivants et des choses inanimées. Il faut qu'une montagne
ait l'apparence d'une montagne ; que les fleurs, les bois, les
)>rés, le visage et le corps de l'homme se présentent à nous
tels que les a formés la nature. La gloire du peintre consiste
à unir une observation fidèle aux données de l'intelligence
et aux inspirations du sentiment. Il part de l'idée pure et
cherche le vrai, qui doit lui fournir l'enveloppe de^es con-
ceptions. Que dans ce travail primitif il reproduise quel-
quefois trop minutieusement les objets réels, cela est inévi-
table et ne présente aucun péril. Un intervalle immense
sépare encore la peinture de l'époque où la forme et le détail
oppriment la pensée.
L'élève principal de Giovanni da Fiesole en çffre une
preuve entre mille. Benozzo Gozzoli sut réunir l'observa-
tion de la nature au sentiment poétique et religieux, qui
prête une âme à tous les objets. Ce qu'il y a de plus faible
chez lui, c'est le dessin; mais, pour l'expression, la vie et
la fraîcheur, on ne l'a peut-être point surpassé. Il avait dans
l'esprit quelque chose de jeune, de brillant et d'heureux.
Ses œuvres sereines forment un contraste marqué avec les
autres produits de la sombre école florentine; elles ont une
sorte de grâce et d'abondance printanières : un ciel pur
illumine les tableaux, Ja végétation la plus riche en égayé la
86 liA PEINTURE SUR B0I6,
perspective, des fleurs s'y épanouissent à Tombre oti sous
l'ardente lumière du soleil, des oiseaux jouent dans les
branches, des quadrupèdes broutent le vert gazon; et puis,
ce sont de beaux édifices qui occupent le premier plan, des
troupes de jeunes filles souriantes, de jeunes garçons à Tœil
animé, aux faciles allures, de vieillards encore robustes et
d'agréables matrones. Benozzo a déployé toutes les ressources
de sa vive et gracieuse imagination au Campo^Santo ; il en a
orné une muraille entière, œuvre immense et capable d'ef-
frayer une légion de peintres, suivant l'expression 4^ Va-
sari. Sur cette longue paroi, il a exposé l'histoire de VAn^
cien Testament depuis Noé jusqu'à Salomoi). ia diversité
des scènes que comprend une période aussi étendue a per-
mis au coloriste de montrer la souplesse de son esprit et de
sa main. La construction de l'arche, le déluge, la tour de
Babel, Gomorrhe, Sodome et les villes voisines incendiées
par le feu céleste, Isaac offert en holocauste, la naissance de
Mojîse environnée de miraculeux pronostics, les Hébreux
traversant la mer Bouge, constituent seulement une partie4es
épisodes qui ont revêtu sous le pinceau de Gozzoli des formes
vivantes. Lorsqu'il mourut en 1478, ayant le même âge que
le siècle, on l'enterra dans le Gampo-Santo, près de son
œuvre, et, pendant les nuits sereines de l'Ilalif , son ombre
satisfaite put errer le long de ce cloître fameux, où sem-
blent respirer les enfants de son génie.
Enfin se présentent à nous les maîtres des grands artistes
qui ont poii^ au loin la gloire de l'école florentine. Voîei
d'aliord Andréa Verrochio , homme doué de talents nom-
breux et d'une activité peu commune. 11 fut en même temps
orfèvre, statuaire, graveur, peintre et musicien; mais il
avait une préférence marquée pour la sculpture. Ce fut
seulement après avoir acquis 4kns cet art une grande répu-
tation qu'il prit la palette. Ses œuvres eoloriées JO0 dimi-
nuèreat pas la haute opinion que ses travaux antérieurs
SUR TOILE ET SUR CUIVRE. 87
ÂTaîent donnée de lui ; toutefois^ il ne mania pas longtemps
le pinceau : chargé de peindre pour les moines de Vallom-
breuse un baptême du Christ, il se fit aider par Léonard de
Vinci, son élève, qui était encore très-jeune. Léonard peignit
un ange dont la beauté parut au maître lui-même éclipser
tout le reste du tableau. Ayant eu 1 esprit de se rendre jus-
lice, Verrochio eut le bon sens de ne pas envier son dis-
ciple et le courage de lui cédei* la place : il abandonna pour
toujours Tart du coloris (i 43^-1488).
Dominique Ghirlandajo, le maître de Michel-Ange, s'at-
tacha, au contraire à la peinture avec un amour exclusif.
Son père, qui était orfèvre, avait inventé une sorte d'orne-
ment que portaient les jeunes filles et qu'on appelait des
guirlandes; de \h lui vint le surnom illustré par son fils.
Bans la boutique où il ciselait des métaux, le jeune homme
ne rêvait que brillantes images. Ihirant ses heures de loisir,
il s'exerçait constamment au dessin. Il acquit dès lors une
telle habileté, qu'il lui sufiisait de voir passer une personne
pour esquisser son portrait avec une surprenante exacti-
tude. Dominique fut le premier peintre italien qui sentit la
nécessité de rendre la perspective aérienne. Les tableaux
acquirent de la profondeur, et la magie des lointains fit
rêver les Ames poétiques. On trouve des compositions de
Ghirlandajo dans un grand nombre de villes italiennes, car
il était très -laborieux et digne sous tous les rapports d'en-
seigner Michel-Ange, il renonça aux ornements dorés dont
on surchargeait alors les costumes des personnages. La mo-
saïque charmait son intelligence forte et vigoureuse; fl avait
coutume de dire que c'était de la peinture pour l'éternité.
Dominique Ghirlandajo mourut en 1495, à l'âge de qua-
Yfinte-quiatre ans.
Luca Signorelli fut encore un des artistes importants du
XV* siècle et un précurseur des grandes écoles du xvi*. S'é-
tant occupé de f anatomie avec plus de soin que tous les
89 LA PEINTURE SUR BOIS,
artistes précédeats, il déploya dans les nus, dans les rac-
courcis et dans Fart de grouper les figures, un talent supé-
rieur, u II ouvrit aux peintres modernes la voie qui mène
à la perfection dernière, » selon les paroles de Vasari. Son
dessin garde, il est vrai, un peu de sécheresse ; mais, ex-
cepté ce défaut, rien ne trahit plus dans ses ouvrages
l'inexpérience des époques primitives. Aussi Michel-An^e
faisait-il habituellement son éloge. Signorelli avait exécuté
à Notre-Dame d'Orvieto un Jugement dernier plein de
postures audacieuses. Lorsque Buonarroti dut traiter le
même sujet, il emprunta au peintre de Gortone non-seule-
ment des motifs, des groupes d'anges et de démons, des at-
titudes et des effets de raccourcis, mais la disposition géné-
rale de la partie supérieure. La Cène, dont il a orné une
église de sa ville natale, offre, d'après le témoignage de
Lanzi, une beauté, une grâce et une douceur de teintes qui
le rapprochent des modernes. Ayant perdu par accident un
fils qu'il aimait beaucoup, jeune homme d'une figure char-
mante et d'heureuses proportions, il le dépouilla de son
costume, malgré sa douleur, et le peignit avec une minu-
tieuse fidélité, pour conserver au moins l'image d'un enfant
chéri. La plupart des princes italiens voulurent posséder de
ses tableaux. 11 mourut à Cortone, sa patrie, dans un Age
fort avancé ; Léonard de Vinci et Raphaël dormaient déjà
sous le gazon (1439-i52i).
Lorsque Léonard aborda la carrière où l'attendait la
gloire, la peinture possédait toutes ses ressources : le débu-
tant n'eut qu'à donner plus de relief aux objets. Il était fils
naturel d'un notaire et vint au monde en 1452. Jamais
homme n'eut un esprit si souple et des talents si variés :
non-seulement il cultiva la peinture, la statuaire et l'archi-
tecture, mais.il déploya une habileté peu commune dans
les mathématiques, la mécanique, l'hydrostatique, la musi-
que et la poésie; bien mieux, il excellait dans le maniement
SUR TOILE ET SUR CUIVRE. 89
des armes, l'ëquitation et la danse. Un corps svelte et bien
proportionne, de beaux traits, une physionomie expressive,
complétaient ses avantages. Aussitôt qu'il eut quelque habi-
tude du pinceau, nous avons vu qu'il désespéra son maitre.
S'étant livré h tant d'occupations di£Férentes, il ne put
produire un grand nombre de tableaux ; il en laissa même
plusieurs inachevés. Le catalogue de ses œuvres, dressé der-
nièrement par le docteur RigoUot, n'est donc pas fort
étendu ; mais on y voit figurer des créations immortelles.
Léonard de Vinci a eu deux manières : l'une, chargée d'om-
bres et faisant ressortir les formes par la vigueur du clair-
obscur ; l'autre, plus douce et plus calme, où des demi-teintes
ménagent les transitions. Mais ce ne sont là que des diffé-
rences techniques ; d'autres caractères s'y trouvent joints et
augmentent le contraste. Aussi longtemps qu'il fit usage du
premier style, Léonard fut le plus septentrional des peintres
italiens ; celles de ses toiles qui appartiennent à cette classe
ont toutes quelque chose de singulier, de rêveur et de fan-
tastique : la vue s'y perd dans d'immenses lointains où py-
ramident de hautes montagnes, nues, bizarres, solitaires,
d'une couleur impossible ; des lacs tortueux, des fleuves
démesurés serpentent à leur base ; sur le devant du tableau,
les personnages occupent les grottes les plus étranges que
l'on puisse concevoir, ou se tiennent debout, au milieu de
la campagne inhabitable et désolée; une lumière presque
surnaturelle éclaire ce monde merveilleux. Les figures sont
en harmonie avec les objets inertes: elles ont souvent des
types anguleux, extraordinaires, qui rappellent Lucas de
Leyde et s'éloignent des proportions de la beauté ; lorsque
les lignes sont régulières, d'une autre part, un sourire
divin anime les traits ; il semble voir les tètes d'anges et de
bienheureux sculptées sous les voussures des cathédrales.
D'autres fois c'est une expression de doux recueillement, de
joie pensive ou de mélancolie ; nous retrouvons là tous les
8
90 LA PEINTURE SUR BOIS,
effets, tous les sentiments qu'affectionnent les poètes du *
Nord. La seconde manière de Léonard de Vinci est nette,
sereine, précise et calme ; les songes, la brume, ont dis-
paru : nous sommes en pleine nature italienne et méridio-
nale. Le fameux Cénacle du couvent des Grâces, à Milan,
nous offre un admirable exemple de ce nouveau style ; mais
un secret magnétisme entraînait si fortement l'artiste vers
le premier, qu'il y revint parla suite et dans un âge avancé,
comme le démontre le portrait de Monna Lisa, qui orne la
galerie du Louvre. C'est h Milan que Léonard forma le plus
d'élèves : Luini, André Salai, Gaudenzio Ferrari, Lorenso
di Credi marchèrent sur ses traces. Appelé en France dans
l'année 1516, il n'y mit au jour aucune peinture et ne fut
guère occupé que d'un projet de canal pour l'assainissenieBi
de la Sologne. On prétend qu'il mourut entre les bras de
Françoise; cette anecdote sentimentale et romanesque t
l'inconvénient d'être fausse: Léonard de Vinci expira au
château de Cloux, près d'Amfooise, le 2 mai 1519, pendant
que le prince habitait Saint-Germain-en-Laye.
Si Léonard de Vinci, par son talent précoce, avait dé-
couragé son maître et lui avait fait abandonner la peinture,
Michel-Ange étonna le sien. GhiHandajo fut mortifié de
voir que les essais de l'habile néophyte égalaient souvent
ses propres tableaux. Craignant avec raison d'être bientôt
surpassé, il tourna vers la sculpture l'imagination du ro-
buste élève. Laurent le Magniûque lui demanda préeisé«-
ment h celte époque un jeune homme capable de se dîstingaer
dans l'art du statuaire. Ghirlandajo se hâta de lui envoyer
son inquiétant disciple ; le prince l'admit â sa table et le
traita comme son enfant. Michel-Ange dès lors cultiva tour
k tour la peinture et la sculpture. Les jardins des Médicis
étaient peuplés de statues antiques, qui lui servirent de mo-
dèles ; pour les savantes illusions de la couleur,' il les étudia
au monastère des Carmes et s'inspira longtemps du ^énie
SUR TOILE £T SUR CUIVRE. 91
de Mwaccio. L'anatoinie l'occupa douze années; sa connais-
sance mtime de l'organisa tion humaine lui permit d'exécu-
ter le nu avec une audace incomparable. On peut dire qu'il
fui à cet égard le plus savant des peintres ; la nature lui avait
d'ailleurs donné un sentiment général du beau, qui le ren-
dit poète et lui révéla les secrets de l'architecture.
Le caractère de Michel-Ange n'est pas moins intéressant,
pas moins original que ses productions, et il pourrait offrir
il un moraliste un ftjet d'études curieuses. On n'en a point
parlé comme on l'aurait dû ; faute d'espace, nous ne répa-
rerons point nous-méme cette omis^on. 11 nous suffira de
dire pour le moment que Buonarroti fut une sorte d'anacho-
rète perdu dans la contemplation du beau, comme les er-
mites dans celle de l'éternité. Cette préoccupation incessante
le mit en état de supporter un isolement continu ; la société
l'ennuyait et le fatiguait, parce qu'elle troublait l'état rao*
rai qui s'accordait le mieux avec sa nature : il éprouvait un
sentiment de déplaisir, quand on rarracliait à ses pensées
habituelles. Jamais il ne se lia intimement avec personne ;
tm petit nombre de connaissances et très-peu d'élèves com-
posaient pour lui toute l'humanité. Chose plus surprenante
encore, il n'aima qu'une seule femme et d'un amour plato-
nique, la célèbre marquise de Pescaire, Vittoria Colonna. Il
a exprimé son affection pour elle dans des vers pleins d'une
tendresse mélancoliqne et d'une chasteté idéale. Après sa
mort, il regrettait amèrement de ne pas l^i avoir baisé le
tronij au lieu de la main, la dernière lois qu'il l'avait vue.
Tous les objefts excellents lui causaient l'in^ression la phis
vm. Un beau cheval, »ne forêt, de hautes montagnes, l'as*
peet de la mer ou d'une vallée féconde le ravissai^it et
l'exaltaient; il ne voulut cependant reproduire que la figure
hnmaine, parée qu'elle lui semUaît ia forme la plus riche,
la plus expressive et la plus élevée. En itti, comme dans les
Pères du désert, en ne trouve aucun attachement aux ètens
9S LA PEINTURE SUR BOIS,
de ce monde. Il donnait presque tous ses gains: les pauvres ,
les débutants, son neveu en profitaient. Quoique ses tra-
vaux lui rapportassent de fortes sommes et qu'il eût pu vivre
au milieu du luxe, il préférait les joies austères de l'abstK
nence. Lorsqu'il s*occupait d'une grande œuvre, il dormait
souvent tout habillé pour ne pas perdre de temps et par
mépris pour des soins futiles. Quelques morceaux de pain,
qu'il mangeait sur son échafaudage, composaient alors sa
nourriture. Mais, s'il négligeait sa peilbnnei il ne s'épar-
gnait aucune fatigue lorsqu'il était question de son art: il
broyait lui-même ses couleurs, fabriquait de sa propre
main ses limes et ses ciseaux. Ses mœurs stoïques corres-
pondaient à l'élévation de son esprit; le libertinage de ses
contemporains allumait son indignation ou provoquait son
dégoût. C'était une grande âme chez laquelle dominaient
tous les instincts héroïques, et il pourrait sembler étrange
que l'on n'ait pas méconnu à la fois son talent et son carac-
tère; la foule n'aime point, en général, la noblesse épique
de ces âmes vraiment supérieures.
Ce que nous venons de dire concernant l'homme, ex-
plique ses ouvrages : la science, la force, la grandeur, toutes
les qualités sévères y frappent d'abord les yeux; nulle co-
quetterie, nul artifice vulgaire. Le peintre avait dans l'es-
prit un idéal sublime, des types majestueux dont rien ne
pouvait le détourner. 11 sentait vivante en lui -une popula-
tion de héros qu'il essayait d'incarner, de transporter au
dehors à l'aide des couleurs ou du marbre. Ses personnages
ne semblent point faire partie de notre race : ce sont des
créatures dignes d'habiter un monde plus spacieux, aux
proportions duquel répondraient leur vigueur physique et
leur énergie morale; les femmes même n'ont point la
grâce de leur sexe : on dirait de vaillantes amazones capa-
bles de maîtriser un cheval et de terrasser un ennemi. Le
grand homme ne cherche pas k séduire et à plaire ; il aime
SUR TOILE ET SUR CUIVRE. 95
mieux ëtonner^ frapper d'admiration ou de terreur. Moïse,
qu'il a sculpté, pourrait lui servir d'emblème : son inspira-
tion était comme une montagne sainte, d'où il descendait
le front rayonnant d'éclairs, au bruit de la foudre et de l'o-
rage, commandant l'obéissance et portant dans ses mains les
tables de la loi. C'est par l'excès même de sa force qu'il a
enlevé tous les suffrages ; il n'y avait pas moyen de le mé-
connaître.
Des tendances de cette nature rendent facile à compren-
dre son goût passionné pour les sombres visions d'Ali-
ghieri.
Relativement au sujet spécial qui nous occupe, la première
œuvre importante de Michel-Ange fut le célèbre carton de
la guerre dePise, fait en concurrence avec Léonard de Vinci
durant l'année i 504 : les deux productions devaient orner
les murs de la salle du conseil dans le palais du gouverne-
ment florentin. Ni Tune ni l'autre ne fut exécutée, mais les
deux esquisses devinrent en Italie l'objet de l'attention uni-
verselle : l'opinion publique se montra favorable à Michel-
Ange et lui décerna la couronne. Tous les artistes contem-
porains, sans excepter Raphaël, étudièrent son admirable
croquis. Profitant de la révolution de i5iâ pour satisfaire
sa haine contre Michel-Ânge, Baccio Bandinclli, partisan de
Léonard, pénétra au moyen de fausses clefs dans la salle
où on conservait le chef-d'œuvre, le coupa en morceaux
et l'emporta ; depuis lors ces fragments ont eux-mêmes dis-
paru.
Vers l'an i508, Buonarroti commença les peintures qui
ornent les voûtes de la chapelle Sixtine; vingt cinq ans
plus tard, le pape Paul III, escorté de dix cardinaux, alla
trouver le grand homme et le pria d'exécuter sur la paroi
du fond un immense tableau du jugement dernier: l'artiste
ne recula point devant cette gigantesque entreprise; au
bout de huit ans, l'œuvre apocalyptique fut terminée. Le
8.
M liA PEINTURE SUR BOIS,
Chrkt s'y ««aire k nous sous une ftpp«renoe:foiraiîdaUe;
c'est moms le Sauveur des bommes qpu'ua juge ineiiaçaiil
et œniToucé. Tout insfitfc la ter^Feur daas <eet4ie page eokis-
sale, d^KÎs les têtes affr^ises âcs ;iiiorts qm sortent du
tombeau îus^u'i ràumble attilaide de la Viearge, qu'épev-
vatite son propre FHs. A une époiçue où la foi n'était pas
eneore éélmite, bien iâes .pécheurs ont du frémir en pré-
sence d'une telle image, ont*dû croire que les trompettes
iatales résonnaient au-'dessus de leur tète« Midbel^Aage
«yait soixante-daq ans, lorsqu'il termîtia-eette grande com-
position.
m «dédaignait la .pekitnreii l'huile; die iui paraissait lates-
quine, et il la disait Ibonae pour les femmes <ra pour les
lieounes paresseux et indolents. Son génie ne poiiv«it se
déployer qnesur de vastes murailles; Il fallait à ce pemtne
athlétique et audacieux une arène digne de lui. Michel-Ange
faistoria cependant quelques toiles; ses derniènes fresques
furent la Conversion de saint Paul et le Cruùifiemext de
suint Pierre f qu'il exécuta dans la chapelle Pauline et finit
avec peine à l'âge de soixante-quinze ans. 11 mourut plein
de jours et de gloire en 1^63. Borne <^ Florence se dispu-
tèrent ses restes. Gôme de Médicis les fit en^lcver secrètement
de la ville éternelle ; sa d^ouille arriva le soir : les rues et
les fenêtres se remplirent à l'instant de spectateurs et de
flambeaux. On l'ensevelit avec une pompe royale, et, pour
satisfaire les curieux, on laissa l'église tendue pendant plu-
sieurs semaines.
Buonarroti eut peu d'élèves directs, mais un grand uom-
hre d'imiteteurs : Daniel de Volterre l'emporte sur ses au-
tres disciples. Michel- Ange passe pour l'avoir aidé dans
quelques tebleaux, et notemment dans la fameuse Descente
ée croiXf qui orne l'église de la Trinité^des-Monts, à Rome,
ouvrage que l'on regarde comme un des trois plus beaux
de la ville éternelle ; les deux autres sont la Transfiguration
SUR TOILE ET Sl?R CUIVRE. 95
.de Aaphaël et le Smnt JéràmeAu Domûiiquiii. Il n-est ipas
:iiii amateur, ;pas un historien de Tart qui ne loue ce tableau :
4ID f Irouve réunis Thabileté de la composition, la vigueur
-du dessin 'Ct Tëclat du coloris ; les nus sont d'iuie vérité qui
égale la nature 4Bém»; l'afiDiotion des persoiuiiiges, de Marie
et du discale bien-^imé, par exemple, se communique aux
fipeetateurs. Michel^ Ange aurait pu signer ce tableau. Da-
niel 4e Yollerre, dont le nom de famille était Ricciarelli,
exécuta ^ur la même église et la même chapelle, dite des
Ucsins, l'histoircou pliltàt le long poëme de rinveution de
la vraie Croix. 11 était d'une humeur triste, solitaire et mé-
JancoUque : la 'nature lui avait donné peu de moyens; il
apprenait avec une peine extrême, et rien n'annonçait qu'il
dût devenir un grand artiste. Mais, en lui refusant la verve
et la faoiliié, notre mère commune l'avait pourvu d'une
patience opiniâtre : tous les obstacles cédèrent devant cette
force invincible. Paul III le chargea de voiler, dans la cha-
peUe Sixtine, quelques figures du Jugement fermer qui lui
paraissaient trop indécentes. Daniel de Vol terre mourut en
fi 566, âgé de cinquante-sept ans»
•Après Léonard de Vinci et Michel-Ange , le plus grand
peinlre de l'école florentine fut Andréa Vannucchi, appelé
del SartOf h cause du métier de tailleur que son père exer-
çait. Ce n'était point un de ces artistes qui brillent par une
qualité suprême, à laquelle ils sacrifient glorieusement et
violemment toutes les autres; il les réunissait plutôt et les
coneiliait avec une habileté supérieure. La pureté des con-
tours^ que' l'on admire dans ses tableaux, lui fit donner le
fturnom dl Andréa sans reproche^ A l'élégance des traits, ses
figures joignent une ^Lpression douce, modeste et sensible :
sur des lèvres entr ouvertes flotte un sourire charmant, pres-
que divin. L'ensemble de l'ouvrage offre une noble simpli-
cité; les costumes, fidèlement peints d'après nature, sui-
vant les conditions et les âges, sont drapés avec un goût
96 LA PEINTURE SUR BOIS,
parfait, avec un naturel exquis. On ne pouvait d'ailleurs
mieux reproduire tous les sentiments humains sous leur
forme populaire : Tëtonnement, la curiosité, la joie, la tris-
tesse, la compassion et Tespérance. Les tableaux d'Ândrea
causent, en général, une attendrissante émotion ; il était de
la famille des poëtes élégiaques. De gracieux monuments
occupent le fond de ses toiles, où il distribuait d'ailleurs
fort ingénieusement les lumières et les ombres. Les seules
qualités qui l«i^ manquent sont l'énergie et la grandeur ; il
sait faire vibrer toutes les cordes de Tâme, excepté la fibre
héroïque.^
11 a peint des fresques et des toiles très-nombreuses : les
compositions diverses dont il a orné le portique de l'Annon-
ciation, à Florence, passent pour ses meilleurs travaux.
Des maîtres grossiers lui avaient appris les éléments de son
art ; il se forma lui-même en étudiant les cartons de la ba-
taille d'Anghiari, dessinés par Léonard et Michel- Ange,
mais surtout lés œuvres de Masaccio et du Ghirlandajo, plus
en harmonie avec sa nature douce et affectueuse.
Cette disposition à la tendresse fut pour lui une source de
perpétuels chagrins. Ayant épousé une jeune veuve, Lu-
crezia del Fede, elle abusa impitoyablement de son amour.
Par ses manières hautaines, par son humeur impérieuse,
elle éloigna de lui presque toutes les personnes qui lui
étaient dévouées, celles même qui lui donnaient du travail,
et une partie de ses élèves. Cette femme séduisante et cruelle
le força de délaisser, dans leurs vieux jours , son père et sa
mère, dont il était le seul appui. Elle employait tous ses
gains à se parer , à satisfaire ses caprices : Andréa, devait
non-seulement travailler sans relâche, mais accepter quel-
quefois, lorsque le besoin d'argent le poussait, une rétribu-
tion bien inférieure au prix qu'il auràU'^u exiger en d'au-
tres circonstances. Des querelles domestiques le désolaient
perpétuellement, et, pour comble d'infortune, Lucrezia ne
SUR TOILE ET SUR CUIVRE. 97
dédaignait point les hommages que lui attirait sa benuté.
Ceux qui n'étaient point menacés de vivre avec elle se sou-
ciaient peu de ses défauts; cherchant dans ses bras d'ora-
geuses voluptés, ils jouissaient des emportements de sa
passion, sans avoir à souffrir de sa colère. C'étaient des
voyageurs qui, du haut d'une montagne, admiraient les ma-
gnificences d'une tempête, trop éloignée d'eux pour les
atteindre. Une ardente jalousie dévorait le cœur de l'ar-
tiste; mais, enveloppé d'une chaîne de diamant, il ne pou-
vait rompre ses liens; il obéissait malgré lui à l'ascendant
de sa femme, et, après s'être vainement débattu, retombait
sous le poids de sa propre faiblesse. De tous les hommes ,
ceux qui portent ainsi en eux-mêmes les causes de leur ser-
vitude sont les plus malheureux : leur manque d'énergie
est pour eux un enfer sans espérance. Lucrezia finit par
déshonorer Andréa de! Sarto. François I®' avait fait venir à
sa cour le grand peintre : sa femme ne l'avait pas suivi, et
l'on aurait pu croire que l'éloignement briserait le sortilège :
les lettres de Lucrezia, qui rappelait près d'elle son esclave,
troublaient et agitaient, au contraire, le pauvre artiste,
comme les incantations d'un magicien. 11 pria le monarque
de le laisser partir : François P' lui remit une somme consi-
dérable, pour lui acheter et lui expédier des objets d'art.
Mais, une fois sous le joug de l'enchanteresse , le coloriste
oublia le prince; les robes de brocart, les joyaux, les fes-
tins, les parties de plaisir dissipèrent l'argent qu'il avait
apporté. 11 voulait néanmoins retourner vers son protec-
teur, s'excuser, prendre avec lui des engagements : sa
femme lé retint par ses cris et par ses pleurs. Voici quelle
fut la récompense d'une si entière abnégation : frappé d'un
mal contagieux, après qu'on eut levé le siège de sa ville na-
tale, Andréa del Sarto se mit au lit dans un état désespéré.
Son ingrate épouse, qui aurait dû l'environner de soins et
de consolations, ne pensa qu'à le fuir pour ne pas être
m LÀ PEINTURE SUR BOIS,
atteinte par rëpidëmie. Le grand homme eipira .seul, l'Ame
pleine de réflexions mëlaûGoliques. Les moines déchaussés,
voisins de sa demeure, l'enterrèrent sans aucune pompe
dans le lieu commun de sépulture où l'on déposait les restes
de leurs frères. C'est ainsi qu'Ândrea del Sarto expia sa
faiblesse, en 1550, à l'ége de quarante-deux ans. 11 est inu*
tile de dire que sa femme ne mourut pas de chagrin. Le
malheureux artiste avait formé plusieurs élèves, parmi
lesquels se distinguèrent surtout Francia Bigî ou fiîgîo, qui
fut en même temps son camarade d'étude, son ami, son
disciple, et Jaeques Carucci, appelé le Pontormo, du nom
de sa ville natale. Ce dernier obtint, dès ses débuts, ies
éloges de Raphaël et de Michel-Ange; il déploya bientàt iin
mérite extra(»rdinaire) qui excita la jalousie de son maître.
Le Rosso, peintre habile et original, demande une atten-
tion particulière; mais nous nous réservons de le ju^er
quand nous aborderons l'histoire de là peinture en France,
ou il a longtemps vécu, où il est mort dans l'année 4K4I^
George Vasari, que ses œuvres biographiques ont rendu
célèbre, se rattaehe par l'éducation aux trois hommes sti-
périeurs qui viennent de nous occuper. Il apprit le dessin
d'Andréa dcl Sarto et de Michel- Ange ; Je Rosso «t le Prioi«
lui enseignèrent le maniement des couleurs. Le canlinal
Hippolyte de Médicis l'emmena dans la ville éternelle, oa
il se perfediouna. On le trouvait toujours esqutissant les sta-
tues antiques, les peintures vivifiées par le génie moderne,
surtout les œuvres de Raphaël et de Buonarroti : souvent
il reproduisait avec le pinceau une composition illustre.
Malgré la variété des influences qu'il «ubit et la varîétié de
ses études, c'est du chef de l'école florentine qu'il se rap«
proche le plus. 11 cultiva aussi l'architeoture et se distingua
non-seulement dans la construction, mais en outre dans la
décoration intérieure des édiltees. La bienveiHanoe des Mé-
die» hii aplanit la route du succès ; l'amitié de Micbd^nge
sua TOILE ET SUR CUIVRE. 90
lui servit de caution auprès du publie. Les moines le recher-
ehèrent, le soUicitëreot bientôt ; chaque ordre voulait pos*-
séder quelqu'une de ses productions; Rome, Bologne,
NapleS). Rimini, Pérouae, Alexandrie, Ravenne, Pise, Flo*-
renee et Venise se disputèrent son talent. Il anima de ses
faciles inventions la solitude des cloîtres ; il prodigua dans
les monuments religieux les stucs, les arabesques, les mou-
lures et les dorures. Le cardinal Farnèse lui conseilla de
rédiger les biographies des peintres italiens ; plusieurs let^
1res, qui vivaient à la cour de Florence, l'y excitèrent
{»areillement. Il recueillit des matériaux avec une persévé-
i*ance peu commune, et en fit usage d'une manière sagace.
11 termina heureusement son livre dans l'année 4547 : la
Iranseription , les corrections , l'impression l'occupèrent
trois ans, au bout desquels l'ouvrage parut, à Florence, eu
deux volumes inH)ctavo. La seconde édition, qui est de
i5$8, renfentie de nombreux suppléments et redresse les
erreurs de la première. Vasari^ comme peintre, exécutait
avec trop de hâte et se laissait trop guider par des motifs
d'intérêt. Son dessin manque de pureté ; sa couleur légère ,
de force et d'éclat. C'était un habile entrepreneur ; il donna
un funeste exemple, que la cupidité humaine se fa&ta de
suivre. Comme auteur, il a composé ses biographies avec
un vrai talent : elles soot agréaUes à lire, écrites dans un bon
style, dont les Italiens font grand cas, et i'enehainement
des époques y est bien indiqué. Vasari eut l'bonneur de
iîMider, en 1^64, à Florence, l'Académie spéciale de dessin,
qui eit, depuis km, devenue célèbre. Il mourui dans l'an-
née 4574, âgé de soixante-deux ans.
L'école toscane allait dépérissant tous les jours, ainsi
qu'un arbre miné au cœur. La force exubérante de Micbel-
Ange l'avait perdue. Chacun voulait imiter ses f^andies
allures, paraître, comme lui, un géant: une affeetation per-
pétuelle gâtait les moindres taUeaux et viciait les meilleu-
100 LA PEINTURE SUR BOIS,
res natures : on singeait les hardiesses du maître, sans
posséder son esprit héroïque. A peine si quelques lueurs
de goût se montraient de loin en loin dans les ténèbres
croissantes. Le Bronzino fut une exception au milieu de la
décadence générale (4502-1571); il ne suivit pas l'exemple
de ses contemporains, et laissa régner Michel-Ange, sans
vouloir, à son tour, soulever le globe et Tépée de cet autre
Charlemagne. Peintre et poëte, il chercha le beau, pendant
qu'une foule d'hommes inférieurs s'égaraient dans les voies
scabreuses du sublime. La délicatesse de ses têtes et la gr4ce
de ses compositions charmèrent le public; ses tableaux
délassèrent des maladroites prouesses de l'époque. L'in-
fluence du grand peintre toscan ne s'y faisait sentir que par
de rares indices ; un génie plus calme et plus doux y répan-
dait son prestige. Une toile qu'il historia pour les barons de
Riccasoli montre néanmoins que l'exemple de Michel-Ange
l'a égaré quelquefois et entraîné à l'hyperbole. Son princi-
pal défaut est de ne pas donner aux objets assez de relief;
on lui reproche aussi le ton jaunâtre de sa couleur.
Après le Bronzino, l'école florentine entra dans la décré-
pitude. Le Cigoli ne la transforma, ne la régénéra qu'à la fia
du xvi*" siècle et au commencement du xvii*, où notre itiné-
raire ne nous permet pas de le suivre. Nous allons danc
revenir sur nos traces, pour étudier une autre forme de
l'art italien.
L'école romaine ne comprend pas seulement les artistes
fort peu nombreux qui ont vu le jour dans la cité des papes :
elle se compose de tous ceux qu'ont produits les États de
l'Église jusqu'aux frontières de la Romagne. Les grands
peintres de l'Ombrie, que certains critiques ont voulu en
isoler, s'y joignent, au contraire, tout naturellement. Sa
production la plus ancienne orne la ville de Subiaco : elle
figure la consécration d'une église et porte la date de 4249 ;
on y lit d'ailleurs la signature suivante : Conxioluspmxiim
SUR TOILE ET SUR CUIVRE. 401
Quelques artistes grecs et quelques artistes indigènes tra-
vaillèrent simultanément à Assise pendant le xiii* siècle.
Nous omettons les miniaturistes , comme ne rentrant point
dans notre sujet, et nous ne ferons que citer Oderigi de
Gubbio, vanté par Dante. Le premier peintre de talent
qui honora cette école se nommait Pietro Cavallini. Giotto
avait fait son éducation è Rome et lui avait enseigné la dé-
trempe et la mosaïque ; Télève montra une aptitude égale
pour ces deux genres de travaux. Assise possède la plus
belle de ses œuvres : c'est un Crucifiement du Rédempteur,
où une foule de soldats, de chevaux et un peuple innombra-
ble entourent le glorieux supplicié. Le ciel est plein d'anges
qui s'abandonnent à leur douleur. La manière rappelle le
style de Simone Memmi. Né à Rome en 1259, Pietro mou-
rut en 1544. C'était un homme studieux, charitable et d'une
sincère dévotion, que tous ses concitoyens honoraient. Des
peintres obscurs, peu dignes de nous occuper, remplirent
l'intervalle qui le sépare de Gentile da Fabriano.
Celui-ci fut admiré de tous ses contemporains. Plus tard,
Michel-Ange disait que son nom de Gentile était en harmo-
nie avec le caractère de ses ouvrages et la finesse de son
pinceau. On croit, en effet, qu'il cultiva d'abord la minia-
ture ; de là viendrait la délicatesse de travail dont il ne se
départit jamais. Il révéla son mérite dans la cathédrale
d'Orvieto, en i4i7. Peu de temps après, les livres de la fa-
brique le désignaient déjà sous le titre glorieux de magister
magistrorum, à propos d'une sainte Vierge qui orne encore
l'édifice. Il alla ensuite habiter la ville des lagunes : chargé
d'embellir le palais communal, ses peintures firent naître
une telle admiration parmi lès Vénitiens, qu'ils lui accor-
dèrent une pension et le droit de porter la toge, comme les
patriciens de la république. 11 se lia très-intimement avec
Jacques Bellini, dont il fut le maître et, en quelque sorte,
le second père. On connaît le talent supérieur, la brillante
9
m hk PEINTURE SÇR BOIS,
destinée de ses deux fils, Gentil^ Bellini et Jean, qui nous
occuperont plus loin. D'après le témoignage de F^cius,
nqtre artiste i^préseptait d'uqe façon tr^s-i^marqualUe
non-seulement l'arohitectpre et les personnages, mais en-
core tous les accidents d'une tempête ; les spectateurs ing^
nus de son époque frémissaient devant ses tableaux. Son
plus bel ouvrage fut le dernier qu'il exécuta : la jnofi ja-
louse l'empêcha même de le finir. C'était l'I^istoire de saipt
Je^in de Latran, dans l'église romaine de ce nom. Lorsque
Rogier van der Weyden, que Ton appelle communément
Rogier de Bruges, quoiqu'il fut né à Bruxelles, visitp l'Ita-
lie en 1450, cette légende inachevée lui caiis^ une impres-
sion extraordinaire : il s'écria que l'auteur ét^it le. plus
grand peintre de ^n pays. L'activité continuelle deFabrjano
lui permit de multiplier ses œuvres : presque toutes les
villes des États dii p^pe en renfermaient. Peu^ des m^il-
leures subsistent encore à Florence, l'une dans l'église
Saint-Nicolas, l'autre dans celle de la Sfiinte-Trinitp ; la
dernière porte la date de 1423. L'influefice de ¥r^ Ange-
lico s'y trahit d'upe manière évidente ; la sensibilité profonde,
la grâce enchanteresse du pieux artiste ont jeté sur ces pein-
tures un divin reflet.
En même temps que Fabrianq, travliillait un artiste
d'une habileté non nioins remarquable, Pietro délia Fran-
cesca, né vers 4398, à Borgo S#n Sepplcro, qui faisait
alors partie des États romains. Enfant posthume, il fut
élevé pauvrement par sa mère et trahit de bonne iieu^e
un goût prononcé pour les mathématiques. A quin^ ans,
il méritait déjà le nom de peintre ; majs il n'abandonna
pas ses 4Studes préférées. Son talent et son cour^ag^ a^u trii-
vail fixèrent l'attention de Guidobaldo Pe|tro, le vieux duc
d'Urbin, qui lui commanda une foule de petits tableaux
maintenant détruits. Son habileté dans la persp^tive se
manifesta dès lors : il devait être le Paolo Uccello dfi Técole
SUR TOILE ET SUR CUIVRE. . i03
romaine. Les hommes de son époque admiraient beaucoup
des chevaux qu'il avait figurés à Milan, hors de la porte
VerselUna, et que des valets d'écurie semblaient étriller;
ils produisaient une si complète illusion que des animaux de
même espèce leur détacbè^nt plusieurs fois des ruades. Un
autre sujet d'étonnement pour ses comtemporains, c'était
une image de Constantin endormi sous sa tente, auquel un
ange, descendant du ciel la tête en bas, venait, durant la
nuit, apporter le signe de sa prochaine victoire. La lumière
qui émanait de l'envoyé céleste, éclairait tout le tableau. Un
second épisode de la même histoire, la défaite de Maxence,
offrait une mêlée admirable, où la peur, la haine, la colère,
tous les sentiments que provoque une lutte furieuse, étaient
exprimés avec un rare bonheur. Pietro avait l'habitude de
faire des modèles en terre glaise et de draper alentour des
linges mouillés, afin de mieux rendre les plis, de donner
aux costumes une apparence plus naturelle. Un assez bon
nombre de ses tableaux subsistent encore. A soixante ans,
il perdit la vue, et, dans la nuit profonde où il i5taît plongé,
traîna son existence jusque vers l'année i484. Il laissa en
manuscrit plusieurs volumes sur la géométrie et la perspec-
tive ; un de ses disciples, moine ft*anciscain appelé Luca dal
Borgo, se les appropria furtivement et les publia sons son
nom; mais, la fraude ayant été découverte, il ne lui resta
que la.honte de sa vaniteuse supercherie. On verra plus loin
que Pietro dcHa Franccsca et Paolo €ccello avaient été de-
vancés par l'illustre Jean van Eyck, dans leurs efforts pour
appliquer aux tableaux toutes les lois de la perspective.
Après délia Prancesca, nous trouvons immédiatement
Pietro Perugino, le maître du grand homme qui passe pour
avoir le mieux compris la pureté idéale de la femme chré-
tienne, symbolisée sons les traits de la Vicfrge. La rapidité
même de cette progression donne lieu de réfléchir ; une si
prompte croissance démontre que l'école romaine a droit
104 . LA PEINTURE SUR BOIS,
seulement à une place du second ordre dans l'histoire de la
peinture italienne : non pas qu'elle n'ait pu mettre et qu'elle
n'ait réellement mis au jour des artistes de pr'emière/orce,
mais elle ne contenait, pas en elle-même les principes de
son développement. Comme elle ne procède pas d'une façon
régulière, que l'on remarque çà et là d'importantes lacunes,
les transitions qui manquent ont dû être faites ailleurs : elle
a ensuite profité des résultats. C'est de Florence que venaient
les haleines printanières qui pavoisaient sa tige de fleurs
soudaines et inattendues. L'école toscane ne présente effec-
tivement ni interruptions ni brusques métamorphoses : on
observe chez elle la lenteur et la continuité de la vie. C'est
donc une école fondamentale, génératrice, et nous verrons
que l'école flamande se distingue par les mêmes caractères.
Pietro Vanucci, surnommé Perugino parce qu'il jouis-
sait à Pérouse du droit de bourgeoisie, quoique Gftta délia
Pieve fût^le lieu de sa naissance, débuta dans ce monde sous
de fâcheux auspices. Des son bas âge, il lutta contre le mal-
heur, et cette lutte lui communiqua une sorte d'âpreté qui
lui attira de violentes haines. Elles l'ont poursuivi jusque
sous la pierre du tombeau; conservées par l'histoire, les
calomnies de ses adversaires défigurent son image dans l'es-
prit des personnes qui ne réfléchissent point. Il faut être
heureux; c'est la grande loi de la société : non-seulement
on aime à frapper celui qui souffre, mais on persécute la
mémoire de la victime, quand une dernière catastrophe l'a
mise à Tabri de la douleur.
Une pauvre femme donna le jour au maître de Raphaël
en 1446. Dès qu'il put se rendre utile, son père le plaça
chez un peintre, pour lui servir de famulus et recevoir ses
leçons. Le peintre avait peu de talent, mais son art lui in-
spirait un enthousiasme sincère : il parlait toujours au petit
Pietro de la brillante fortune et de la gloire immortelle que
les dessinateurs fameux avaient acquises. Ces propos allu-
»>
SUR TOILE ET SUR CUIVRE. 105
maient dans le cœur du Pérugin un vif désir de se rendre
célèbre à soh tour, et comme son maître lui disait que Flo-
rence était le séjour le plus favorable aux artistes, l'endroit
du monde où Ton trouvait le plus de protections, les meil-
leurs modèles et les meilleur^uges, il finit par s'acheminer
vers la capitale de l'art ilalien. De rudes épreuves l'y atten-
daient : sa misère fut d'abord si grande, que, pendant plu-
sieurs mois, il eut pour lit un vieux coffre; mais son ardeur
et ses espérances lui donnèrent le courage de braver la faim,
le froid, les inconvénients de toute espèce et le mépris qui
s'attache à l'indigence, de peur qu'elle n'accable pas assez
les malheureux. Il travaillait, sans s'accorder le moindre
loisir. Verrochio dirigeait d'ailleurs ses études, de sorte
qu'il devait h la longue triompher de tous les obstacles. Au
bout de quelques années, en effet, le public s'éprit de sa
manière- : on se disputa ses œuvres non-seulement k Flo-
rence et dans toute l'Italie, mais en France, en Espagne et
dans les autres pays de l'Europe. Les marchands spéculè-
rent même sur ses tableaux et réalisèrent ainsi de grands
bénéfices.
La nature avait donné au Pérugin des tendances mysti-
ques, développées probablement par le malheur. Il n'aimait
que les épisodes religieux; une piété douce et poétique
anime la plupart de ses personnages. On ne lui en a pas
moins fait la réputation d'un incrédule : «< On montrait sous
un chêne, à un demi-mille de Fontignano, le lieu où il avait
été enterré, pour n'avoir pas voulu, disait-on, recevoir sur
son lit de mort les derniers sacrements. » Telles sont les
paroles de M. Rio, qui défend avec chaleur la mémoire de
l'artiste. On admire, dans les œuvres du Pérugin, et les fi-
gures et les paysages ; il retraçait avec une égale naïveté
l'homme et les objets champêtres, Au fond de ses tableaux,
«'arrondissent de gracieuses collines, végètent des arbres
primitifs dont les feuilles éparses entourent de maigres ra-
• 9.
106 LA PEINTURE SUR BOIS,
meaux; çà et iîi, quelque rocher perce le terrain, puis une
littipide rivière baigne les champs de son onde pastorale.
Les types du Pérug^n ont des caractères spéciaux que l'on
ne peut guère oublier, ne les eût-on vus qu'une seule fois.
Il dessitie presque toujours des têtes rondes avec des traits
délicats, réguliers, mais d*une dimension trop petite pour
Tampleur du galbe. Les yeux ont une forme analogue à
celle de la tète, et Ton pourrait souhaiter qu'ils fussent phis
grands ; mais quelle bienveillance ils expriment, surtout
c6nx des femmes ! Quelle grâce, coquette et pudique en
même temps, les arme de sa magie i Gomme ils vous regar-
dent, comme ils vous attirent, comme on oublie que cette
fascination vient d'une image insensible et insaisissable!
Une couleur chaude, profonde et harmonieuse ajoute au
charme des figures : où Pérugin avait-il trouvé ce magni-
fique ton d'or bruni ?
Son chcf-d*œuvre, qui orne l'église Saint- Augustin à Pé-
rouse, offre aux spectateurs V Adoration des mages. Le ta-
lent dePictro Vanucci se soutint pendant un quart de siècle,
jusqu'à l'année 1 500 ; mais depuis lors ses facultés parurent
graduellement s'éteindre : il eut le tort de ne pas déposer
le pinceau, quand il entendit gémir sur sa tète les souffles
de l'hiver; sa longue décadence ne se termina que dans
l'année i 524, où il mourut à Città délia Pievc.
Beaucoup de critiques, entre autres Rumobr, témoignent
pour Betnardino Pinturiccbio, né à Pérouse en 4454, une
admiration aussi grande que pour Pietro Vanucci. Ce der-
nier lui donna des leçons et se fit souvent aider par lui. Leur
style est donc analogue ; leur inspiration, de même nature.
Pintnricohio a seulement quelque chose de plus mystique
et de plus rêveur. Toute la poésie de l'Évangile, toutes les
tendresses chrétiennes animent ses figures : elles font éprou-
ver le même sentiment que les mélodies plaintives de l'orgue
et l'enceinte à demi obscure de nos vieilles églises. C'est à
SUR TOHiE Et l^iJR CUIVRE. W
Rome, à Pérouse et k ^l^me qae ce peMtre tyrique ^ eië-
eufé ses cbefs-^^BUvre. Bsms ciftle -dernière ville, Ruphaël
}Qi prêta son aide, et leur assoeîa^n a prodait èes mer-
veilles. Les aspirations idéales de Pintnrîcehio ne l'empê-
chaient pas d^examîner ia nature et decapîer les formes des
objets inertes. En 1484, fl peignit au palais du ïBelyêdère,
potir le pape Innocent Yill et sirr une (grande échelle, des
vues de Rome, Milan, Naples, Gènes, Venise et Florence, il
y employa la manière flamande, selon le témoignage de
Vasari, et la nouveauté de ce genre excita une admiration
mêlée de surprise. Alexandre 'Borgîa eiit ^la singulière fon-
taisie de recourir à son dou^ et^diaste pinceau, de lui foire
coirter une partie de sa honteuse histoire.. La médiocrité du
travail démontre que l'artiste obéit arec répugnance. Si Ton
écoutait Vasari, le Pinturicohio serait mort, en 4 54 S, d*un
accès de cupidité; mais la hame de ce biographe pour Pé-
mgin et toute l'école ombrienttedoit m($ftre en garde contre
ses assertions.
Pendant l'année 4500, on vit arriver dans les montagnes
de Pérouse un jeune homme aux cheveux noirs, li la figure
olivâtre : Il était ^and, mince, un peu courbé ; sa démar-
che avait quelque chose de traînant et de disgracieux ; son
cou trop long semblait porter avec peine le 'fardeau de sa
tête, qui s'inclinait vers l'épaule droite; à cêté de hii, che-
mibait un homme d'un certain âge qu'il écoutait d'un air
respectueux. C'étaient Raphaël et son père, Jean Santi. Ce
dernier, peintre médiocre, voyant que ses leçons étaieiA
trop faibles pour le talent précoce et vigoureux de son fils,
avait désiré le mettre sous la «direction de Pietro Vanucci.
Bans un précédent voyage, il était venu faire ses condkions,
et maintenant il amenait le jecme élève. Raphaël, ayant tu
le jour k Urbin le vendredi saint de l'année 4488, était âgé
de dix-sept ans.
Doué parlamfture de brillantes dispositions et accoutumé
iOg LA PEINTURE SUR BOIS,
déjà au pinceau , l'élève prédestiné marcha rapidement sur
les traces de son maître. Il ne tarda pas h imiter si bien le
style de Pietro, qu'on ne pouvait plus distinguer leurs ou*
vrages. Le Pérugin avait l'habitude de se copier lui-même
et de reproduire fidèlement ses premières inventions. Ra*
phaël suivit cet exemple, mais aux dépens de l'artiste qui
le lui donnait. Il est curieux de comparer les œuvres de sa
jeunesse avec les productions analogues de son chef d'ate-
lier. Le Sposalizio , ou mariage de la Vierge, diffère très-
peu d'une toile de Pérugin qui orne le musée de Gaen : elle
y fut apportée du temps de l'empire ; elle y est demeurée.
A notre époque , on nommerait plagiat une imitation aussi
peu scrupuleuse ; ce qui excuse Raphaël, c'est que le peintre
dont il s'appropriait les dépouilles lui avait montré le che-
min. Le disciple passe pour avoir emprunté à son mailre
tout }e haut de sa dernière et célèbre toile, la Transfigura-
tion. Mais il ne resta pas prisonnier dans la sphère étroite
de Pietro Vanucci; comme l'ange dont il porte le nom, il
déploya son vol et monta vers le ciel. Les cartons de la B(m-
taille d'Anghiariy les Sibylles de Michel- Ange agrandirent
son horizon intellectuel : il comprit qu'une manière plus
savante et plus libre était devenue nécessaire.
Comme le peintro du Jugement dernier, Raphaël cher-
chait l'idéal , mais il le cherchait dans une autre direction.
Sa pensée ne Tentrainait pas au delà des bornes du monde
réel , parmi des acteurs surhumains ; son imagination ne se
peuplait pas de fantômes apocalyptiques. Plus tranquille et
plus doux , il ne se proposait que d'embellir les formes de
notre race et les formes des objets inanimés : au lieu de fran-
chir les limites de la nature, il les respectait. On n'aimerait
point à vivre au milieu des personnages menaçants et athlé-
tiques de Buoo.arroti : cette population belliqueuse produit
sur nous le même effet qu'un drame terrible et imposant. On
en jouit comme d'une œuvre d*art , mais on ne voudrait pas
SUR TOILE ET SUR CUIVRE. 109
se trouver mêlé à ses péripéties. Vous figurez-vous que l'on
puisse adresser des paroles d'amour aux graves matrones du
coloriste florentin ? Les créatures produites par le génie de
Raphaël nous impressionnent ^tout autrement : elles nous
charment , nous attirent , nousr gagnent le cœur. On ne se
met point en garde contre leur doux magnétisme. Gomme
on se lierait d'une facile amitié avec ses nobles jeunes gens,
ses aimables vieillards! Comme on serait heureux d'avoir
pour mère une des sainte Anne, une des sainte Hélène
qui nous apparaissent vivantes sur ses toiles ! Leurs traits ,
leurs attitudes, leurs gestes respirent la bienveillance, cette
poésie des relations humaines. Quant à ses Vierges, chez
lesquelles rien ne signale la maternité, qui ont toute la
fraîcheur de l'adolescence, toute la grâce naïve de la jeune
fille, elles nous inspirent un chaste amour. Quelle tendresse
on voudrait leur jurer dans une langue divine, dans une
suave extase, et sans autre espérance que de les voir sou-
rire ! Si elles pouvaient s'animer, comme la statue de la
fable, nul ne songerait à détacher de leur front la couronne
d'innocence. A peine les Trois Grâces, reproduites par
Forster, causeraient-elles la moindre tentation ; la pudeur
chrétienne les protège comme un talisman céleste et un pou-
voir mystérieux. Les accessoires des peintures de Raphaël ,
les monuments, les paysages, font éprouver des sentiments
analogues. Ce sont hÎGfk des fabriques , des campagnes mé-
ridionales : point de nuages, point d'obscurité, point de
brume ni de mélancolie; la lumière pénètre partout, et avec
elle la sérénité, la joie, la confiance dans l'avenir ; on dirait
que partout circulent de chaudes haleines, que partout
g'exhale l'arôme des fleurs. Michel-Ange nous emporte loin
du monde que nous habitons : le peintre des madones nous
y retient et nous Je fait aimer; il le pare de séductiohs
charmantes auquel nul ne résisterait.
Sou principal défaut, c'est la banalité de sa gloire. 11 est
ilO LA PEINTURE SUR BOIS,
injuète d'àbolrd de lui sacrifier do nombreux artistes , qui ,
ayant conçu le beau d'une autre manière , ont produit des
ouvrages aussi admirables; il est ensuite fâcheux d'entendre
le vulgaire répéter sans cesse un nom magique , dont il ne
comprend point la signification. Cette triviale célébrité vous
inspire l'envie de contredire Fopinion commune : il faut
faire un effort pour ne pas se précipiter dans le paradoxe.
Avec un talent hors de ligne, Raphaël a eu un bonheur
extraordinaire : comme tous les enfants gâtés du sort , il a
donc ses courtisans servîtes et ses admirateurs fanatiques.
Une circonstance de sa vie offre l'emblème de sa destinée.
Ayant expédié à Palerme sa fameuse toile du SpasimOy une
tempête brisa le navire qui la portait ; mais les flots sem-
blèrent respecter le chef-d'œuvre. Après avoir fait plus de
cent cinquante lieues sur la mer, le coffre qui entourait la glo-
rieuse production vint échouer doucement dans le port de
Gènes; le tableau n'avait souffert aucun dommage. Les
moines siciliens , auxquels il était destiné , lé réclamèrent ,
et depuis lors , grâce à la clémence des vagues , il attire au
pied de l'Etna les pèlerins du génie.
Loin de fuir la société, comme Michel-Ange, Raphaël la
cherchait; loin de vivre dans l'abstinence et la chasteté, il
vivait dans les amours et les fêtes. Un luxe royal l'environ-
nait; cinquante élèves marchaient à sa suite, quand il se
rendait au Vatican. Son affabilité sédnisait et enchaînait
tous les cœurs. Buonarroti vécut près d'un siècle; Raphaël
mourut d'épuisement, lorsqu'il venait de terminer la Trans^
figuration. Un excès de volupté dans les bras de la vigou-
reuse Fornarine lui ayant donné la fièvre, des médecins
inhabiles le saignèrent : ce traitement acheva de miner ses
forces : il expira le vendredi saint , jour anniversaire de sa
naissance , h Tâge de trente-sept ans.
Sa couleur, élégante et idéale comme ses formes, manque
parfois de vérité ; ses poses ne sont pas toujours exemptes
SUR TOILE ET SUR CUIVRE. lil
40 reehef*chç, et Ton voudrait qu'un certain pombre de ses
Vierges eussent une physionomie plus intelligente.
Ainsi que presque tous les hommes vraiment extraordi-
naires, Raphaël s'ayance dans l'histoire avec un long cprtége
de disciples fameux et d'habiles imitale^fs. Jules ^pms|in,
le plus célèbre, se présente d'abord à nous. Il s'attira les
bonnes grâces du peintre des Loges par le charfne de son
entretien, par sa gaieté, ses excellentes manières et ses dis-
positions aifectueuses ; le grand maitre l'aima comme un
fils. Il l'employa dans tous ses travaux et lui prodigua tou-
jours les conseils. Jules Romain, de son côté, suivit fidèle-
ment les traces d'un $} glorieux instituteur; jp^sis il ipita de
préférence sa troisièn^fs pianière, celle où l'énergie, l'am-
pleur des formes, cornmençaient à détruire la grâce, voire
la beauté. Presque aussi grand dessinateur que Michpl-Ange,
il déploya d^j^s ses tableaux un prpfond savoir anatomique,
une hardie^s/s peu conunune et ui^e verye soutenue. Les
))atailles }ui plaisaient, p^rce que la furje d'une mêlée, les
postures diyer>ses des soldats, la rage des yaiqueurs, le
dés^poir des vaincus, lui permettaient de montrer avanta-
gpusemefit toutes ses ressources. JjSl fresque lui convenait
Idiieux que la peinture à l'huile : son pinceau a donc historié
un pl^s grand noipbre de ipurailles que de toiles. Mantoi|e
possède }a majeure partie de ses vastes compositions , isous
l'influei^ee desquelles s'est développée une école. Une tris-
tesse qui ne semble point en harmonie avec sop caractère ,
assoiabrit presque toutes les figures de ses persQunage^ : ses
deii^-teintes , trop vivemei^t accusées , donnent en outre à
l'aspeict génér^} de s(es œuvres quelque chose de mprne. 11 a
cepen4dnt fait un c/ertain nombre de tableaux lascifs, pour
ui)£ Yfpg^aiAC (jiesqiuels l'Aréjtin composa des ye^s. Les goûgts
volupIlMeqx de son maître l'avaient cuicore attiré dans çe.tte
voie. E^ilé de ^m^ à cause de s,es peintures obscènes , il
ëtajt sur le point d'y retouraer, lorsqu'il mourut à Mantoue,
H2 LA PEINTURE SUR BOIS,
en 1546 , âgé de cinquante-quatre ans. Son nom de famille
était Pippi. Un fils qu'il laissait, et auquel il avait appris
son art, le suivit bientôt sous Therbe du cimetière.
Après Jules Romain , l'élève que Raphaël aimait le mieux
était Francesco Penni, surnommé il Fattore; ils héritè-
rent en commun de sa fortune et terminèrent ses pein-
tures inachevées, en s'adjoignant Perino del Vaga. La mort
de Léon X, survenue pendant Tannée 1521, arrêta leurs
travaux. Adrien VI, originaire d'Utrecht, aimait si peu les
arts , qu'il abandonna toutes les entreprises de son devan-
cier. La terrible peste de 1 523 mit le comble à l'indigence
des artistes ; mais le prêtre sévère expira dans les premiers
jours d'octobre , et le peuple de Rome , qui le haïssait , orna
de guirlandes la demeure de son premier médecin , et les
accompagna de cette inscription : Au libérateur de son pays.
Clément VII ranima la peinture défaillante : l'école de
Sanzio poursuivit le cours de ses destinées, un moment sus-
pendues. Les gracieuses compositions, les beaux paysages
du Fattore ont presque tous péri. Jean d'Udine excellait
dans la peinture des arabesques, des ornements variés; il
imitait si bien les productions de l'industrie humaine et les
objets naturels , qu'il faisait illusion : toutefois , ce qu'il co-
piait de la manière la plus habile , (pétaient les animaux et
spécialement les oiseaux. Perino de\ Vaga lui prétait sou-
vent son aide ; mais il traitait de préférence les sujets histo-
riques. Sa manière se rapproche du goût des Florentins. II
a surtout travaillé à Gènes , oiV il fonda une école. Polydore
de Caravage , d'abord simple manœuvre , puis artiste d'une
grande valeur et d'un sentiment idéal , prit pour modèles
les bas-reliefs antiques; il peignait en grisaille des scènes
profanes ou sacrées, qui ressemblaient aux devants des sar-
cophages. Il avait multiplié dans les édifices de la ville éter-
nelle les décorations de ce genre. Épouvanté par la peste, il
s'enfuit à Naples, puis en Sicile , où son domestique l'étran-
SUR TOILE ET SUR CUIVRE. 113
glft pour lui voler son argent. BeuTenuto Tkt, sumomiDé
le GaroMo, ne reçut que peu de temps les leçons du grand
peintre ded Madones ; mais il s'en assimila toutes lés bril-
lantes qualités. Il imita la grâce de son dessin , la noblesse
de ses types , l'idéale pureté do ses expressions, et même
jusqu'à un eertain point son coloris plus agréable que vrai.
Seulement, toutes les formés prirent sous si main quelque
chose d'animé , de vigoureux, que Ton ne trouve pas dans
l€s tableaux de Raphaël et qui distingue l'école de Ferrare.
U devint le chef de cette école , étant né sur le territoire où
elle s'est dévetoppée comme une plante indigène. Ses meil-
leures peintures ornent la collection du prince Chigi et le
palais Doria. Garofolo avait l'habitude de dessiner sur ses
toiles un œillet , à cause du nimt que porte cette fleur en
ilalien : garofano ; elle devenait sa signature et son ère-
blèrae. Noos terminerons ici la liste des élèves de Raphaël :
peu d'hommes supérieurs ont etercé autant d'iuiuênce ; la
nomenclature des artistes qui l'ont pris pour guiéo serait
trop étendue. Sa manière plus modérée , son génie plus
doux et plus trailquUle ont été d'un exemple moins dange-
lieux que laf fougue de Michel-Ange : moins d'imitateurs se
scmt é^rés en marchant sur ses traces. Buonarroti avait fait
édore une nichée de jeunes aiglons , impatients dé braver
la tempête et de fixer leurs regards sur le soleil ; beaucoup
périrent victimes de leur audace et furent emportés par
l'orage. Sanzio laissa derrière lui une blanche troupe de
oygnes aux formes gracieuses qui, d'une allure calme et
sans affiK)nter de périls , sillonnèrent les flots de leur lac
d'azur.
Lanzi ref^irde comme un des bonheurs de Raphaël qu'il
soit mort avant d'avoir vu les calamités de tout genre qui
fondirent sur sa patrie, dès Tannée iijâl. Le poison ter-
mina les jours de Léon X, au moment où il propageait dans
le monde entier la gloire des miiUpes italiens ; la peste, ainsi
10
ii4 LA PEINTURE SUR BOIS,
qu'un ange exterminateur, parcourut les di£fërentes pro-
TÎnces de la péninsule ; le connétable de Bourbon força Clé-
ment VU à se réfugier derrière les épaisses murailles du
château Saint-Ange, puis à mener une vie errante, comme
un malfaiteur; le sac de Rome combla enfin la mesure :
des soudards sans vergogne opprimant la ville éternelle,
les citoyens payant la rançon de leur propice vie, les mai-
sons détruites, les nonnes insultées, les prêtres pendus ou
tués jusque sous les voûtes des églises et abandonnés en-
suite aux chiens , voilà quel spectacle aurait navré l'âme
sensible et douce de Raphaël. Ses chefs-d'œuvre eux-mêmes
reçurent des atteintes sacrilèges , et Sébastien del Piombo ,
disciple de Michel-Ange, fut imprudemment chargé de ré-
parer le désastre. Un jour que le Titien examinait les fres-
ques restaurées , en compagnie du restaurateur, sans savoir
qu'on lui avait confié ce travail , il lui demanda de la meil-
leure foi du monde : « Quel est donc l'ignorant et le pré-
somptueux qui a barbouillé ces tètes? » On ne sait pas ce
que le peintre vénitien répondit.
Le coup dont Rome avait été frappée semblait avoir atteint
l'école même de Sahzio : elle eut peine à sortir de son éva-
nouissement. C'est d'ailleurs une loi générale des beaux-
arts, qu'ils gravissent, la sueur au front, les pentes de
l'idéal, s'arrêtent un moment, sur la ciine, puis descendent,
de l'autre cité de la montagne, dans la lourde titmosphère de
l'empirisme, des préoccupations triviales et même des cal-
culs sordides. Un grand homme peut seul les ramener vers
les hauteurs dont ils s'éloignent. Aucun élève du poète
d'Urbin n'hérita précisément de sa grâce magique; tous
voulurent imiter son faste et jouir des mêmes honneurs.
Comme le public ne s'y trompait pas, comme il leur offrail
de moindres récompenses, ils substituèrent la quantité k la
qualité. Le travail expéditif et les tendances vulgaires des
hommes médiocres prirent le dessus. Pendant que Vasari
SUR TOILE ET SUR CUIVRE. 115
spéculait k Florence, Perino del Vaga, détournant ses yeux
de l'étoile qui avait guidé le Sanzio, trafiquait à Rome et
tenait boutique de peinture. Non-seulement il brossait d'une
main rapide des tableaux superficiels, mais il réunissait au-
tour de lui une bande de coloristes; quoiqu'il aimât mieux
les bons, il ne repoussait pas les mauvais, et tous réunis
bâclaient de la besogne depuis le matin jusqu'au soir. Perino
employa ainsi deux hommes dignes d'un meilleur sort, Luzio
Romano et Marcello Venusti, de Mantoue.
Le goût des papes pour les beaux-arts s'affaiblissait d'ail-
leurs de jour en jour ; du temps de Paul IV, on avait déjà si
peu d'estime pour les créations de la peinture, que l'on dé-
truisit à coups de marteau, dans une salle du Vatican, les
Apôtres qu'y avait tracés Raphaël.
Au milieu de cette décadence générale, un petit nombre
d'exceptions apparaissaient de loin en loin, comme les der-
nières lueurs du crépuscule, et prouvaient que toutes les
bonnes traditions n'étaient pas perdues. Girolamo Siciolante,
de Sermoneta, qui exécutait les fresques moins habilement
que les peintures à l'huile , semble avoir été quelquefois
visité par le génie du maitre. Le tableau de sa main, placé
dans l'église de Saint-Barthélémy, à Ancàne, passe non-seu-
lement pour un chef-d'œuvre, ^ais pour la meilleure toile
de la ville. On admire surtout l'adresse de la composition,
l'harmonie de l'ensemble et le riche empâtement des cou-
leurs. Scipion Pulzone, de Gaëte, suivit avec piété les traces
de Raphaël. 11 étudia aussi d'une manière opiniâtre les ou-
vrages d'Andréa del Sarto. Ses productions attestent la dou-
ble influence sous laquelle il travaillait. Son principal talent
néanmoins consistait à saisir la ressemblance et à trans-
porter sur la toile les formes caractéristiques des individus.
Il a ainsi doué d'une seconde existence les souverains pon-
tifes et les grands seigneurs de son temps. Il poussait le fini
jusqu'à peindre dans les prunelles les objets qui s'y réflé-
âU LA PEINTURE SUA BOIS,
chissoQl ai miBiature. Seipion Pnlzone mérite une estime
d'autani plus grande, que k mort l'ayant enlevé à Và^ de
trente-deux ans, il n'a peut-être pas donné toute la mesure
de sa force.
Les derniers artistes célèbres que' présente l'école romaine
vers la fin dti xvi® siècle sont les deux frères Zuccaro et lin-
fortuné Baroehe. Fils d'un peintre modioere, les deux
Irères avaient respré dans la maison paternelle ces triviales
émanations qui enveloppent, comme une électricité négative,
les hommes dépourvus de talent. Ils abandonnèrent Fun
après l'autre Sant'Ângiolo in Vado, le lieu de leur naissance,
et se fixèrent & Rome. Taddeo Zuccaro avait treize ans de
plus que Federigo, le premier étant veau au monde en i Sâ9,
le second en 1542. Us fabriquèrent, avec un touchant accord
et un tri^e courage , des oeuvres de tous les genres et de
toutes les dimensions. Quelques-unes de ieurs peintures
avaient un mérite incontestable, mais ils ne s'en souciaient
guère; le lendemain, ils barbouillaient qudque grande toile,
sans autre inspiration que l'amour du lucre. Un brocanteur
avait sa boutique pleine de leurs ouvrages : quand un ama-
teur se présentait pour faire une acquisition, il lui deman-
dait ingénument s'il voulait de la première, de la deuxième
ou troisième qualité. Jouatt| sur le nom des deux peintres
et le terme de zuceherOy par lequel on désigne le sucre en
italien, il offrait aux <^dands des «tieres à tous les prix et
de toutes les natures. Leur agréable facilité ne trompait dont
pas même les spéculateurs &k tableaux. 11 n'est pas besoin
de dire qu'ils manquaient i la fois d'élévation dans l'esprti
et de qualités supérieures dans la pratique. Pins d'idéal,
plus d'aspiration vers une beauté majestueuse ou cbarvante
qui séduise la vue, attendrisse le cœur ou stimule les in*
«tincts hénûques; une adresse vulgaire, une imitation bour-
geoise en avaient pris la place. Les œuvres de Taddeo ne
sont guère que des collections de portraits : lorsqu'il avait
SUR TOILE ET SUR CUIVRE. ||7
besoÎD d'une téie^ il ^'emparait de la première v^nue ; ses
amis et conDaissances étaient pour lui matiëFe d'exploitation.
Quand il ne trouvait point à sa portée quelque type nou-
veau, il reproduisait tranquillement ceux dont il avait fait
usage ou copiait sa propre figure; elle lui servait ainsi à
battre monnaie. Quant aux mains, aux pieds, ayix draperies,
aux divers accessoires, on pense bien qu'il ne se donnait pas
la peine de les varier. Pour se dispenser de toute recherche,
il employait généralement le costume de son époque. Sans
fuir les nus, il se gardait de les multiplier, car ils demandent
plus de savoir, de patience et d'attention que de simples
étoffes. Il aimait les personnages vus à mi-corps. La plupart
de ses œuvres trahissent néanmoins un talent réel jet im<*
posent un moment par une certaine grâce fardée, par un
certain éclat théâtral. Les peintures dont il a orné le palais
Farnèse, à Gaprarolo, sont ses meilleures productions, il
mourut bien avant son frère, en 1566.
Federigo Zuccaro, ayant été son élève et ayant eu sans
cesse devant les yeux son exemple, ne pouvait qu'outrer ses
défauts. 11 dessina d'une manière moins correcte, porta plus
loin la reeherche du style, le caprice de l'ornementation, le
désordre du plan. Les générations se poussent Tune l'autre
dans le mal comme dans le bien. Federigo termina diverses
entreprises commencées par son frère ; puis, pour se distin-
guer, il eut recours aux prouesses bizarres des temps de dé-
cadence. Chargé par le duc de Toscane, François I*% de
peindre la grande coupole qui surmonte l'église métropoli-
taine de Florence, notre artiste y exécuta plus de trois cents
personnages, hauts de cinquante pieds. Un exploit si mer-
veilleux ne satisfit point son orgueil. Parmi les colosses
grifluiçants, il peignit un Lucifer tellement démesuré, que
le reste des personnages avaient l'air de bambins en compa-
raison. C'étaient les plus vastes figures que l'on eut jamais
dessinées. L'auteur confondait probablement la grandeur
10.
118 LA PEINTURE SUR BOIS,
matérielle avec la grandeur du style : à ce compte, il régne-
rait en suzerain sur le domaine entier de la peinture, et
l'histoire de cet art ne serait que rénumération de ses vas-
saux. L'immense badigeonnage charma si ibrt ses contem-
porains, que toute entreprise un peu étendue, sembla dès
lors lui revenir de droit. Le pape Grégoire le rappela dans
la ville éternelle et mit a sa disposition la voûte de la Paolina.
Federigo alla aussi chercher des applaudissements au bord
des lagunes, en Belgique, en Hollande, en Angleterre et en
Espagne. Il avait relativement assez de mérite pour justifier
les éloges qu'on lui donnait. Outre son art spécial, il s'oc-
cupa de sculpture , d'architecture et de littérature. La re-
nommée de Vasari comme historien troublait son sommeil ;
il publia, entre autres mauvaises productions, un livre inti-
tulé : Idea de' pittoriy scultori ed archiietti. De même que la
plupart des artistes spéculateurs, il devint riche et mena une
existence fastueuse : il s'était fait bâtir sur le mont Pincio,
il Rome, une maison qu'il orna entièrement de fresques.
Tombé malade à Ancône , pendant un voyage , il mourut
en i 609.
Tandis que les frères Zuccaro dégradaient l'école romaine,
un jeune homme qui blâmait leurs tendances et leur ma-
nière faisait des eiSbrts pour la régénérer. On place ordinai-
rement le Baroche parmi les peintres du xvii' siècle , aux-
quels l'assimilent ses idées de réforme; nous avons été
nous-mémc tenté de suivre l'analogie et l'habitude com-
mune, mais les dates parlent vraiment trop haut contre cet
usage. Federigo Barocci était né k Urbin, en i 528, et mourut
le 31 septembre 1612. Il faut doncle ranger, avec les Zuc-
caro, dans les dernières illustrations de l'école romaine, au
XVI® siècle. Son oncle, Bartolommeo Genga, lui fit beaucoup
étudier les œuvres du Titien. Un extrême désir de voir les
tableaux et les fresques de son compatriote Raphaël Je con-
duisit à Rome lorsqu'il était seulement âgé de vingt ans.
SUR TOILE ET SUR CUIVRE. . 110
Après avoir contemplé à loisir ces merveilles, termine un
certain nombre d'esquisses et obtenu l'approbation de Michel-
Auge, il retourna dans sa patrie, où il demeura douze années
consécutives. Des dessins et des pastels de Corrége, qu'un
de ses amis avait apportés de Parme, exercèrent l'influence
la plus vive sur son esprit et achevèrent de fixer sa manière.
En 1560, il abandonna sa ville natale pour la ville éternelle.
Pie IV le chargea bientôt d'orner un de ses palais, conjoin-
tement avec Frédéric Zuccaro. Il y déploya une habileté
qui étonna son rival et tous les peintres romains. Dans ces
nouvelles compositions brillaient une pureté de goût, une
noblesse de style et une élévation morale devant lesquelles
pâlissait l'adresse vulgaire de ses compétiteurs. On ne tarda
pas à le punir de ses avantages. Un certain nombre d'amis
lui donnèrent un grand festin, auquel assistait Frédéric
Zuccaro. Le repas était à peine terminé, que Baroche fut pris
de vomissements abominables. Il n'en mourut point ; mais,
pendant quatre années de suite, son estomac délabré rejeta
presque toute nourriture; pendant quatre années de suite,
les remèdes échouèrent contre son mal, et il fut obligé d'a-
bandonner entièrement ses travaux. Les jaloux se félicitaient
de la violence de ses douleurs : s'ils n'avaient pas réussi à le
tuer, ils avaient détruit son talent, et c'était le but qu'ils se
proposaient d'atteindre. Mais Baroche finit par conclure un
pacte avec la mort : elle le laissa traîner son existence au
milieu de tourments perpétuels. Il ne pouvait tenir le pin-
ceau que deux heures chaque jour. Ces deux heures bien
employées, avec la courageuse obstination des malades, lui
permirent encore de jeter dans l'ombre ses envieux. Sa
gloire fut leur châtiment, punition plus douce que son cruel
supplice. On regarde comme ses chefs-d'œuvre la fameuse
Descente de croix de Pérouse, le grand tableau du Pardon
qui orne le monastère des Conventuels à Urbin, et la Sainte
Micheline de Pesaro. La sainte, replrésentée au sommet du
m LA PEINTURE SUR BOIS,
Colvaire» y est tombée dans une douleur extatique : ua ciel
sombre, en harmonie avec la disposition de son àme, se dé-
roule autour d'elle. Cette figure expressive occupe toute la
toile. Malgré ses souffrances, Baroche atteignit l'âge de
quatre-vingt-quatre ans. Notre programme nous empécbe
de suivre plus loin les destinées de l'école romaine.
Pendant que les beaux-arts illuminaient le centre de l'J-
talie, comme ces rayons qui percent les nuages et tombent
au milieu d'une plaine fertile, des clartés analogues bril*
laient dans le nord de la péninsule. L'école vénitienne gran-
dissait peu à peu sous le vent des Alpes, sous les brouillards
des lagunes, sur le bord des fleuves impétueux qui arrosent
la Lombardie. Ces hautes chaînes de montagnes fermant
l'horizon et teintes de nuances diverses, selon l'heure du
jour et le moment de l'année; ces vastes campagnes où
prospère une abondante végétation ; les flots de la mer
Adriatique , variables comme le ciel et changeant d'aspect
comme lui ; les somptueux monuments de Venise, la popu-
lation mélangée qui animait ses rues, dans lesquelles se
heurtaient des hommes venus de toutes les parties du monde
sur les galères de la République : tant de causes, agissant
d'une manière simultanée, devaient rendre coloristes les
peintres soumis à leur influence.
L'école vénitienne eut un développement plus régulier
que celle des États-Romains. Sa première œuvre, selon
l'ordre des temps, décore, ii Vérone, un souterrain des ixili-
gieuses de Saint-Nazaîre et Saint-Gelse. L'ombre de la crypte
environne depuis des siècles une suite d'images parmi les-
quelles on distingue plusieurs scènes de la Passion et la Mort
d'un juste en présence de saint Michel. On n'a de date qu'à
partir de l'année 1070 : le doge Salvo fit alors venir des
mosaïstes de la Grèce pour historler les murs de Sainl-Maro.
La prise de Constantinople, en 1204, amena dans la ville
amphibie non-seulement des artistes byzantins, mais une
SUR TOILE ET» SUR CUIVRE. 121
fottle de tafbleaux, de statues et de bas-reltefs. Aussi les
peintres y forraèrent-ils , dès le xiit^ siècle, une corpo-
ration spéciale; mais les desdnateurs de cette époque ne
nous ont laissé que leurs noms sans leurs ouvrages ou que
des œuvres sans signature. Deux tableaux faits par Thomas
de Modène et découverts il y a une trentaine d'années , re«-
nmivelèrent la frimeuse querelle sur l'invention de la pein-
ture à rhuile. Les couleurs, ayant été analysées avec soin,
démontrèrent que ce peintre n'avait pas oinnu le procédé
flamand.
Giotto, qui féconda de son exemple et de ses leçons toutes
les provinces italiennes , joua le même râle dans l'Etat de
Venise. Au début du xiv" siècle, il peignit, à Vérone et à
Padeue, des œuvres importantes ; ses fresques embelHs$^nt
encore une chapelle de cette dernière ville, celle de l'Arena :
on y admire la grâce unie à la majesté. Un* école se forma,
sous les yeux de l'artiste florentin ; elle eut pour chef Giusto
de Padoue. C'était uu homme habile, qui sut dès lors re-
.présenter, sur la coupole de l'église Saint- Jeàn-Baptiste , le
Sauveur au milieu d'un consistoire de bienheureux disposés
en cercles parallèles : ce conclave d'un autre monde, ces
vénérables personnages groupés dans les nues étonnèrent
comme une vision miraculeuse. Sur une porte du même
monument, on lisait jadis : Opus Joannis et Antonii de
Padud, Jean et Antoine de Padoue ornèrent-ils l'édifice
entier ou seulement une partie? Giusto les employa-t-il
comme ses aides? Questions débattues, mais non résolueSé
Quoi qu'il en soit , l'inscription démontre que Giotto avait
formé trois disciples dans la ville ; leur exécution rappelle
complètement sa manière.
Guariento, non moins habile, fit preuve d'une plus grande
originalité. Malheureusement pour sa gloire, presque tous
ses ouvrages ont péri. On en voyait encore un petit nombre
à Bassano^ il y a une vingtaine d'années j quoique le temps
122 LA PEINTURE SUR BOIS,
eut pâli les couleurs et suspendu devant les images une
sorte de-voile brumeux, le génie de l'artiste brillait au tra-
vers. De sagaces critiques ont pu constater l'importance du
maître : il jouissait de toute sa célébrité vers Tan 4560. Une
foule d'hommes, qu'il est inutile de mentionner l'un après
l'autre, marchèrent sur ses traces.
Près de cette école, qui se rattache plus ou moins à Giotfô,
s'en formait une seconde , entièrement nationale. Quelque
bruit que fasse un grand peintre, quelque succès qu'obtienne
sa manière , il y a toujours des esprits rebelles qui ne veu-
lent point l'adopter, des travailleurs qu'une position spéciale
met en dehors de toute influence. Cet isolement se produi-
sait jadis plus facilement que de nos jours. Aussi, dans la
métropole républicaine, à Trévise et sur d'autres points du
territoire, des talents se dévelof^èrent-ils sans aucune aide
étrangère. LeiiP style remontait aux manuscrits & minia-
tures. Les enlumineurs , comme le remarque Lanzi , ne se
donnaient pas la peine de consulter un modèle grec ou ita-
lien; ils copiaient la nature qu'ils avaient sous les yeux, el»
quiconque la prend pour guide unique est sûr d*acquérir,
même sans le vouloir, une certaine originalité. Le plus an-
cien peintre de cette école fut un nommé Paolo, dont un
ouvrage orne l'église Saint-Marc. Ses deux fils tenaient
comme lui le pinceau, et lui prêtaient leur secours. On vit
ensuite paraître Laurent de Venise , artiste remarquable ,
dont la dernière œuvre connue date de l'année i370; Nic-
colô Semitecolo, né dans la même ville, qui a laissé à Padoue
plusieurs peintures d'une grande beauté. La manière de ces
deux ancêtres du Titien ne révèle par aucun signe l'in-
fluence de Giotto. La même indépendance caractérise Anto-
nio le Vénitien, Simon de Gusighe, Niccolè du Frioul. Le
dédain avec lequel on a traité longtemps les ouvrages
primitifs a empêché de conserver les leurs; il en reste
si peu, qu'on semble se plaire k évoquer des ombres,
SUR TOILE ET SUR CUIVRE. 125
quand on parle de ces hommes profondément oubliés.
Ainsi s'évertua le xiy** siècle, ballotté entre les inspira-
tions locales et celles qui venaient du dehors. Au siècle sui-
vant, les tendances spéciales de l'écolç vénitienne appa-
rurent de plus en plus, et ses aflSnités secrètes avec les
peintres du Nord se révélèrent d'une façon éclatante. Durant
tout le moyen âge, un trait de similitude avait existé entre
le peuple des lagunes et les peuples septentrionaux. Sur
aucun point de la presqu'île italienne les légendes n'étaient
aussi nombreuses que dans les États de la République. Mille
récits charmants ou funèbres voltigeaient, pour ainsi dire,
de maison en maison, de village en village : c'était comme
le chant du rouge-gorge pendant les mois d'été , comme le
chant du grillon pendant les nuits d'hiver.
La peinture laissa voir de bien autres analogies. Nous ne
parlons point de ce talent inné , de cet amour instinctif du
coloris par lesquels se sont rendus fameux les maîtres néer-
landais et vénitiens. Cette ressemblance est trop connue et
trop manifeste pour que nous y insistions. D'autres points
de conformité ne le sont pas autant. Les artistes des deux
pays eurent au xv siècle le même caractère mystique : le
souffle inspirateur qui venait se jouer dans leurs cheveux
sortait du fond des cathédrales; l'histoire des saints ou des
jpiewL personnages leur fournit presque tous leurs sujets,
comme aux rimeurs populaires des lagunes. Ils montrèrent
la même prédilection pour les séries de tableaux racontant
la biographie d'un individu et formant en quelque sorte les
chapitres d'une légende. Les deux frères Bellini avaient
peint, dans une suite de quatorze compartiments, les scènes
diverses d'un grand épisode national , la glorieuse » inter-
vention des Vénitiens dans les démêlés du pape Alexandre III
avec l'empereur Frédéric; )» intervention qui eut pour ré-
sultat la pacification de l'Italie et le triomphe de l'autorité
spirituelle, célébrés aux acclamations du peuple sous les
ÎU LA PEINTURE SUR BOIS,
veutes byzantines de SaiotF'Marc. VilUn^e Carpaocîo affee-
Uonnaît beaucoup ce %eare de compositioA. 11 narra ainsi
toute l'histoire de saint Etienne , le pèlerinage et les aven--
tures de sainte Ursule, les fautes et la pénit^ice de samt
Jérôme, les exploits de saint Georges, la fin béroïcfue de
saint Géréon et des dix mille martyrs. On voit que,
sur certains points , il s'était rencontré arec maître
Guillaume et Jean Hemling. Les liens étroits des deux
écoles se montreront mieux encore dans le récit qu'on ya
lire.
Murano, une des Iles qui entourent Venise, fut le siège
d'une école où domina longtemps l'esprit germanique. Les
pères de cette école se nommaient Quirico et Bernardine.
Leurs œuvres ne portant point de date, on ne sait pas au
juste quand ils vivaient : leur manière toutefois indi(]^ une
époque très-ancienne. Un nommé Andréa fit preuve d'une
adresse supérieure, vers l'année 1400; le tarse d'un SaùU
Sébastien donne surtout de lui une haute idée.* Ses leçons
formèrent les premiers artistes de la famille Vivarini, dans
laquelle le talent se léguait comme un bien pay*iraonial. Le
plus anden dont l'existence soit constatée s'appelait An*
toine. Il florissait à partir de l'année 4440; or la signature
de ses tableaux annonce qu'il avait pour compagnon Jean
d'Allemagne : Johannes de Alamanià, Quel était' ce Jean d'Al-
Icmagne? On n'a pas sur lui d'autre renseignement; mais
il est curieux de voir un peintre germanique s'associer, dès
l'origine, aux travaux d'une école toute nationale. Après
l'année 1447, son nom disparait; soit qu'il fût mort, soit
qu'il eût regagné sa patrie. Un frère d'Antoine, Barthélémy,
prend alors la place de ce collaborateur absent. Us associent
leurs noms comme leurs efforts, et le talent qui doit illus-
trer leur race entre, pour ainsi dire, en floraison* Des tètes
graves etpieuses, des barbes et des chevelures soignées, des
costumes en harmonie avec les données de l'histoire, une
SUR TOILB ET SUR CUIVRE. 495
ceulieur yivje et kriUaDte foot admirer leurs taUeaux par les
juges les plus rigoureux.
Barthélémy ne tarda pas à subir l'influeiice septentrio-
nide, d'une manière évidente. Personne n'ignore qu'Anto-
nello de Messine, ayant vu, à Naples, chez le roi Alphonse,
un tableau de Jean Van £yck, fiit si émerveillé des radieuses
eo«leurs employées par l'artiste , qu'il entreprit le voyage
des Pays*Bas et obtint de l'illustre inventeur le secret de la
peinture k l'huile. Après la mort du grand homme, il revint
en Italie. Une force magnétique l'attira sans doute vers l'en*
droit de la péninsule où l'on devait le mieux accueillir le
nouveau procédé. Il alla tout d'abord dans la ville des la-
gunes, et communiqua sa mystérieuse recette à Domenico
de Venise. Barthélémy en eut connaissance bien plus tard.
La première œuvre qu'il exécuta selon la méthode flamande
posrte la date de 1473. On l'admire encore sous les voûtes
de l'église Saint^lean et Saint-Paul : elle représente Saint
Augmlin etwironné de bienhçitreux, Barthâemy eut avec
les artistes du Nord d'autres similitudes que l'emploi d'une
découverte matérielle. Chea lui, comme chez tous les pein-
tres de sa famille, on retrouve l'amour du paysage, le sen-
tûnent d'élégance domestique, le genre de composition et la
pieuse douceur qui font le charme de l'école brugeoise. Le
vent du Tyrol et celui de la mer Adriatique semblaient
apporter dans l'ile de Murano les mêmes inspirations que
les souffles du pôle et ceux de l'Atlantique dans les cam-
pagnes néerlandaises. Ce Vivarini termina son dernier ou-
vrage pendant l'année 1498.
Antonello n'avait pas seul mis Venise en communication
avec ks Pays-Bas. Rogier Van der Weyden, le disciple chéri
de Jean Van £yek, et le gracieux Hemling étaient venus l'un
après l'autre déployer à la vue des républicains étonnés
toutes ks ressources et toute la poésie de l'art seplentrionaL
Les miniatures dont ce dernier peintre orna le bréviaire du
11
126 LA PEINTURE SUR BOIS,
cardinal Grimani furent considérées comme des prodiges.
Les nobles Vénitiens formèrent, dès cette époque, des col-
lections de tableaux néerlandais. Pierre Bembo en avait
réuni un certain nombre dans le palais Pasqualin, suivant
le rapport du voyageur anonyme de Morelli. Le cardinal
mentionné tout à l'heure possédait une galerie plus abon*
damment pourvue; on y remarquait non-seulement des
panneaux de Hemling, mais des productions de Van Ouwa-
ter, de Patenier, de Jérôme Bosch, de Gérard de Harlem, et
d'Albert Diirer : sans compter celles dont on ignorait les
auteurs et que l'on désignait vaguement sous le titre de
u peintures à la manière occidentale. » Frappé du caractère
mystique, des ingénieux détails, de l'exécution naïve et
opulente qui distinguaient toutes ces images, un nommé
Jacometto en étudia soigneusement 1 esprit et le travail ; il
porta si loin la fidélité de l'imitation, que ses ouvrages ont
pu être pris pour des compositions flamandes. Les minia-
tures et les petits panneaux lui servaient surtout de modèles
régulateurs. Un autre artiste, Jacomo Barberino, montra
plus de zèle encore. Il parcourut l'Allemagne, la Belgique
et la Hollande ; sous ces froides latitudes , il se pénétra des
influences locales, au point de faire ensuite une complète
illusion.
Le dernier Vivarini dont on connaisse le nom et les œu-
vres s'appelait Louis. Un de ses tableaux porte la date
de 1490. Bellune et Trévise renferment de brillantes pro-
ductions créées par son pinceau ; mais sa peinture la plus
fameuse orne à Venise l'école de Saint^Jérôme. Le pieux
solitaire caresse le lion qui partage son exil ; des moines,
que leur intelligence vulgaire ne met pas en état de dominer
les animaux, s'enfuient pleins de terreur à ce spectacle : le
saint s'est rendu maître de la nature, dont les cénobites
effrayés sont les esclaves. La justesse et la verve de l'ex-
pression égalent la beauté de l'idée ; le coloris a une morbi-
SUR TOILE ET SUR CUIVRE. 427
desse et un éclat peu ordinaires. Fait en concurrence avec
Jean Bellini et Yittore Carpaccio , cet ouvrage montra que
Louis ne leur était pas inférieur. Les Vivarini introduisent
souvent dans leurs tableaux un chardonneret, qui forme
pour ainsi dire leurs armes parlantes ; vivarino désigne en
italien ce' chanteur ailé, de nos bois.
Près de l'intéressante famille si poétiquement personnifiée
travaUlaient des £»*tistes qui portaient un autre nom, mais
qui avaient des tendances pareilles. Au milieu d'eux brillait
Andréa de Milan. 11 peignit à Murano, en 1495, un magni-
fique tableau d'autel. Le Louvre possède depuis quelque
temps une page de sa main y qui arrête les visiteurs et fixe
leur attention comme un problème. Elle offre aux regards
Jésus sur la croix entouré de ses persécuteurs. Le style
néerlandais et la manière italienne s'y trouvent associés,
intimement unis. La composition est toute septentrionale ;
mais les types et la couleur font souvenir de la péninsule ,
tandis que la finesse de l'exécution rappelle les ateliers de
Bruges. Le panneau est signé : Andréas Mediolanensis
fec, i505. L'auteur du nouveau livret a eu tort de con-
fondre cet André de Milan avec André Salaï ou Salaïno,
élève et imitateur de Léonard de Vinci, dont les peintures
ont une apparence tout autre et un caractère bien plus mo-
derne. Lanzi, dans son histoire de l'école milanaise, avait
déjà prémuni les amateurs contre cette méprise. Nous ne la
relevons que par suite d'une nécessité morale, ne voulant
diminuer ni l'importance ni le mérite d'un travail difficile
exécuté avec un soin scrupuleux.
Gomme s'il eut voulu fortifier par sa présence l'action
des peintres du Nord sur les artistes vénitiens, Albert Durer
visita la reine de l'Adriatique ^sns ses lagunes. La première
fois, en 1495, il n'était guère qu'un écolier de génie. Son
influence dut se borner aux effets que produit toujours çà
et là une nature vigoureuse et enthousiaste. En 4506, on le
198 LA TEINTURE SCR BOIS,
reçut comme un des midtpesde son art. Ses gravais l'avaient
fait admirer de l'Italie entière , sauf de la ville républicaiiie,
ou l'on estimait avant tout la couleur. L'hopime du Nord
prouva qu'il maniait le pinceau avec la même adresse que
le burin. Les envieux lui reprochèrent alors qu'il avait un
goût barbare et peu conforme à l'antique; m^is léan BeUini
le traita selon son mérite et le pati*ona auprès des grandes
familles. Un tableau qu'il fit, en i5d7, pour l'église Saint-
Françdis délia Vigna, décèle même l'intention d'imiter le
peintre germanique ou plutôt hongrois; car la mère seule
d'Albert Durer avait vu le jour en Allemagne, son p^ était
d'une vieille famille du bannat de Teroeswar. Titien, qnei*
que âgé de vingt-neuf ans, se laissa impressionner davan-
tage» 11 peignit dans le style du fameux voyageur un taMeam
d'une nûnutie admirable ; il le surpassa Biéme en fait de défi*
catesse : non-seulement on pourrait compter les ebevenx
des personnage^ et les poils de leur barbe, mais le duvet
des mains, les légères fissures de la peau sont rendus, aussi
bien que les images réfléchies par les objets extérieurs dans
la prunelte des yeux. €e tableau, qui est maintenant à
Dresde, figure le Christ refendant aux pkarmen» qui lui
montrent une pièce de monnaie. Roide comme les cheva-
liers du Nord dans leurs armures, le peintre-graveur ne se
laissa pas modifier; il retourna près de sa violente épouse
tel qu'il était venu.
Un autre &ource, plus exclusivement poétique, amenait
ses flots limpides à ce beau lac de Véco^ vénitienne. Deux
hommes avaient surtout contribué k la mettre en relation
avec celle que les montagnes de rombrie entouraient de
ealme et de fraîcheur. Un enfant des lagunes, Carlo Crîvelli,
abandonna la cité maritime, pour les vallons de l'antique
Pieenum, de Fabriano et de Macerata. Une foule d'églises
s6nt ornées de ses peintures, dans la Marche d'AncAne; on
sur une de ses productions : Carolui Veneiue mUee pinxit;
SUR TOILE ET SUR CUIVRE. i29
sur ime antre, la date de 4476. On y remarque de grandes
anaiogies avec le style et la eouleur du Pérugin. La vigueur
et la finesse de ses tons, la grâce, le mouvement et l'exprès-
sion de ses figures charment le voyageur; sur ces toiles
inspirées, l'adresse des époques savantes dispute la place aux
Baïfs saitiments des époques primitives.
L'autre artiste avait fait une expédition toute contraire;
il avait délaissé, en 4430, les montagnes de l'Ombrie pour
la ville de Saint-Marc : c'était Gentile da Fabriano. On ssit
comment l'accaeillirent les familles patriciennes, quels hon-
neurs ei quelles récompenses il obtint du sénat. Tous les
tableaux qu'il fit à Venise ont disparu. Il eut la gloire d'où- <
vrir aux Bellini le calme sanctuaire de l'art ; mais les pro«
dactions de Jacques, son élève, n'ont pas été mieux traitées
par le temps que les siennes. Padoue et la cité des Doges
n'en possèdent aucune. Ailleurs, ses tableaux sont extrême-
ment rares. Il avait pour son mattre une si vive affection ,
qu'il voulut donner à un de ses fils le même nom de baptême.
Quant k lui , ce n'est plus guère qu'une ombre historique.
Gentile et Jean, ses deux fils, ont laissé plus de traces de
leur passage sur la terre. Entraînée par eux , l'école véni-
tienne marcha d'un pas rapide vers la perfection. La nature
ne les ayant point doués des mêmes ressources intellectuel-
les, ils contribuèrent, chacun pour une part différente, &
l'œuvre commune. Né en 4434, Gentile Bellini cherchait
avec plaisir les lois secrètes et les principes théoriques de
son art. La réflexion l'emportait souvent chez lui sur l'ima-
gination ; ses œuvres, plus calmes, pouvaient paraître froi-
des aux cerveaux ardents. L'ordre le charmait, comme tous
les esprits méditatifs, et, à l'occasion, il poussait trop loin
l'amoar de la symétrie. La foi lui communiquait heureuse-
ment une sévère exaltation ou de pieuses tendresses : l'en-
thousiasme chrétien échauffait et assouplissait le métal un
peu réfractairc de cette âme pensive. Au bas d'un tableau
11.
130 LÀ PEINTURE SUR BOIS,
qui représente un Jeune homme blessé guéri par un morceau
de la vraie Croix notre artiste a exprimé ainsi sa dévotion :
Genlilis Bellinus amore incensus Crucis 1496. Une autre
image, figurant un second miracle de la même relique,
porte une inscription encore plus fervente : Gentilis Bellinus
pio sanctissimœ Crucis affectu ltd)ens fecit i 500. Mais , si
une conviction robuste le plongeait ainsi tout eniier dans
les sources de la poésie moderne, son attachement aux for-
mes régulières l'attirait vers l'antiquité, lui faisait étudier
avec soin les productions du polythéisme. Il arriva de la
sorte à l'âge de quatre-vingts ans et laissa la renommée d*un
, habile théoricien.
Plus vif, plus passionné, plus artiste en un mot, Jean Bel-
lini concentra toutes ses forces dans la pratique. Peu lui
importaient les causes , pourvu qu'il atteignit les effets. U
est probable que jamais peintre n'a franchi tant d'espace
dans une longue carrière , et ne s'est vu , au terme de sa
course, si éloigné de son point de départ. Jeune, il ne con-
naissait que la détrempe et les naïves combinaisons d'un art
primitif; vieux, il employait toutes les ressources de la
peinture à l'huile et mettait en usage toute la science mo-
derne. Au rebours de la plupart des hommes, chez lesquels
la vie s'immobilise à un instant donné, il conserva jusque
dans une extrême vieillesse le pouvoir de se modifier,
comme les êtres jeunes et pleins d'avenir. L'école nationale
profitait de ses conquêtes, grandissant et se perfectionnant
avec lui. Lorsqu'il débuta, une sécheresse archaïque dépré-
ciait les tableaux : il adoucit les contours et rendit l'aspect
général plus harmonieux. On imitait la nature d'une façon
craintive et mesquine : il la reproduisit plus hardiment. Le
dessin était pur , les formes d'une exacte vérité mais sans
largeur et sans souplesse : il leur donna de l'élégance et du
mouvement. Les têtes avaient la minutie, la frappante
vérité du portrait : il leur communiqua l'élévation et la
SUR TOILE ET SUR CUIVRE. 151
noblesse dont elles étaient dépourvues. La composition se
distinguait par une enfantine simplicité : il l'enrichit et la
compliqua ; des morceaux historiques succédèrent aux ma*
dones immobiles, entourées de quelques saints. Les tons un
peu blêmes prirent de la force et de l'intensité. Jean Bellini
avait soixante et quinze ans, lorsque Giorgione, par ses inno-
vations, recula les frontières et agrandit l'horizon de la pein-
ture. Un autre artiste , dans un âge aussi avancé , n'aurait
eu que des paroles amères pour le jeune héros, ou se serait
contenté de le suivre des yeux : le robuste vieillard prit son
bâton d'explorateur et voulut parcourir, lui aussi, les régions
inconnues. Tels furent alors ses progrès, qu'il sembla com-
mencer une seconde existence. Pour décrire cette transfor-
mation, le calme Lanzi emploie des termes si vifs et si nets,
que nous allons les rapporter. « Il devint plus heureux,
dit-il , dans ses inventions , donna plus de rondeur à ses
figures, plus d'éclat à ses teintes, et les unit par des transi-
tions plus naturelles ; il choisit mieux les formes de ses nus
et drapa les costumes avec plus de noblesse. Si ses contours
offraient la délicatesse et le moelleux qu'il ne put jamais
atteindre , on serait tenté de voir en lui le modèle le plus
parfait de la peinture moderne. Pietro Perugino, Ghirlan-
dajo et Mantegna ne dépassèrent pas autant que lui les limites
du style ancien. » Le vivace coloriste employa la nouvelle
méthode plus longtemps que Giorgione lui-même, mort à
la fleur de l'âge : il entassa chefs-d'œuvre sur chefs-d'œu-
vre. Certains critiques préfèrent aux glorieuses créations de
Raphaël les tableaux que Jean produisit alors. Ils enchan-
tent les yeux dans toutes les villes de l'Italie. La dernière
de ses toiles, que l'on voit à Padoue, représente une Madone
et porte la date de 1546. Le peintre mourut bientôt après,
âgé de quatre-vingt-dix ans. Ses pages sont empreintes de
tQutes les grâces, de toute la poésie du christianisme. Quoi-
que son frère et lui cherchassent l'inspiration aux mêmes
131 LA PEINTURE SUR BOIS,
soureeS) quoique rien n'eut troublé leur amour mutod, ils
vécurent séparément, afin sans doute de eonserver leur iodé*
pendanee d'artistes.
Les Bellinii surtout le plus jeune, eurent un grand nom-
bre d'imitateurs. A Venise même, Cataia, Manesuti, Fran*
cois et iérâme Santa-Croce lancèrent leur barque dans le
lumineux sillage des deux frères; à Bergame, Cariano,
Previtali, Gavio, Antoine Boselii suivirent leur fortune; à
Muranoet à Trévise, Bissolo, Penna<^i manœuvrèrent sous
le même rumb de vent; Martini, dans le Frioul, dirigea ses
voiles d'après les leurs, aussi bien que Pellegrîno. Mais le plus
distingué de leurs élèves fut Jean-Baptiste Cima, surnommé
da ConeglianOy du lieu de sa naissance. Une obscurité im-
pénétrable environne, sa biographie : un de ses panneaux
porte la date de 1495; on sait qu'il travaillait encore dans
l'année i5i7 ; mais on manque de détails sur les événements
de son existence. 11 peignit d'abord à la gomme et à l'eau
d'œuf, ce qui fait remonter assez haut l'époque de ses
débuts» Né coloriste, doué d'un sentiment exquis de la
nature, la méthode flamande le rendit, en quelque sorte,
maître du monde. Il avait vu le jour au milieu d'un pays
charmant qui lui laissa les plus doux souvenirs.. Partout il
reproduit sa folline natale, les bleuâtres lointains des
Alpes, les frais vallons des premières pentes, couronnés de
bois mystérieux. Une lumière splendide éclaire ses tableaux;
l'onde y murmure, les fleurs vivantes aspirent la rosée du
ciel. Comme un grand nombre d'hommes épris des magni-
ficences de l'univers extérieur, il joignait à des goûts con-
templatife de sévères dispositions morales : ses tableaux
sont graves comme l'harmonie du plain-chant; presque
jamais un sourire n'égayé la mêle figure de ses personnages.
Aussi n'aimait-il à peindre ni la Vierge ni aucune autre
femme : la grâce qui aurait dû les animer lui échappait
comme une nuance trop fugitive, comme ces vagues rayons
SUR TOILE ET SUH CUIVRE. 435
de buDière qu'un soleil à demi voilé promène sor les forêts
et que l'art harite si iocomplëtement. Ses œuvres capitales
sont le Jeune Tobie guidé par Buphaëly dans la petite église
véotlîenne de la Bàdia ; Saint Jean au milieu du désert,
avec ses membres gr^es , sa joue pâle et son o^l extatique ,
aous les voûtes de Notre-Dame dcH' Orto , et la Vierge en
adoration devant l'enfant Jésus, h Notre-Dame del Carminé,
tableau que décore un merveilleux paysage.
Marco Basaîti , autre élève de Jean Bellini , forme , avec
Cîffla de Conegliano, l'étemelle opposition de la grâce et de
la majesté, de la douceur et de la force, de Tbarmonie et de
l'audaee, qui se reproduit dans tous les arts, chez tous les
peuples et dans tous les genres de littérature. Des parents
grecs lui avaient donné le jour sur le territoire du Frioul ,
on ne sait ai quelk année ; la date de sa mort est également
iaeimnue, mais un de ses tableaux porte le millésime de
1540. Une expression de béatitude céleste ou de paisible
mélancolie, la finesse du clair-obscm*, la savante harmonie
des couleurs distinguent ses ouvrages. Il lui manquait le
profond sentiment de la nature, qui inspirait son maître; le
choix de ses costames et la tournure de ses draperies annon-
ce le même défaut de goût relativement aux choses
extérieures* Sous rinfluenoe de son enthousiasme, il ne
comprenait que la beauté humaine, dont 11 faisait un miroir
de grâce et de piété. Son chef-^d'œuvre, qui figure la Voca^
tioH de saint Pierre et de saint André, orne à Venise l'Aca-
démie des beaux-arts.
Obéissant aux mêmes propensions intellectuelles que Jean
Bellini, son compagnon de route plutôt que son imitateur,
Vittore Carpaccio, lui disputa dans mainte circonstance
l'approbation publique. Il lutta également contre Louis Yiva-
riai. Quoique la cité des Doges l'eût vu naître, il brillait par
la pureté du dessin, par la science de la perspective linéaire,
par la composition et l'invention plutôt que par la finesse
134 LA PEINTURE SUR BOIS,
ou l'opulence de la couleur, il ne savait pas tirer de sa
palette ces tons suaves ou ardents qui égalent , surpassent
même les teintes des objets naturels ; mais on admire chez
lui tous les autres dons des grands artisies. Il aimait, comme
nous l'avons dit, la forme épique, les séries de tableaux
développant les circonstances d'un fait emprunté à l'histoire,
les divers épisodes d'une légende. Il ordonnait parfaitement
ces cycles narratifs, et, comme Jean Hemling, aurait été
un habile conteur, si un penchant suprême ne l'eût entraîné
vers la peinture. Aussi, les œuvres de Garpaccio agissaient-
elles vivement sur les imaginations populaires. Zanetti
raconte , dans son Histoire des peintres vénitiens, qu'il se
plaçait souvent au fond de la chapelle où l'ingénieux dessi-
nateur avait retracé la Biographie de sainte Ursule. Là , il
prenait plaisir à observer les bonnes gens qui venaient
adorer la sainte. Lorsque, après une courte prière, ou pen-
dant la prière même, leurs regards tombaient sur les pieuses
images, ils restaient en suspens et tout émerveillés, trahis-
sant malgré eux l'émotion qui les agitait. Ces tableaux
ornent maintenant, à Venise, l'Académie des beaux-arts,
et un écrivain judicieux les regarde comme aussi parfaits
que les ouvrages des plus grands maîtres. Carpaccio travailla
depuis l'année 1495 jusqu'à l'année i52â. Sur la fin de ses
jours, il abandonna un peu la forme légendaire et peignit
de préférence des scènes qui n'avaient. pas besoin de com-
pléments. Il mourut sans avoir subi de décadence. Ridolfi
termine la notice qu'il lui a consacrée, par cette phrase
poétique : « Ses concitoyens le pleurèrent, tandis qu'il sou-
riait dans les chambres fortunées du ciel. »
Un troisième, ou, pour mieux dire, un quatrième affluent
concourut à former l'école vénitienne. L'enthousiasme qui
exagérait ailleurs le mérite de l'antiquité devait* gagner un
certain nombre d'esprits sur le territoire de la République.
Squarcione se laissa entièrement séduire par la muse
SUR TOILE ET SUR CUIVRE. 155
païenne. Son action fut d'autant plus vive, qu'il enseignait
avec un talent peu ordinaire, et semblait posséder, h cet
égard, un don spécial. Il forma cent trente»sept élèves qui
se répandirent dans toute l'Italie, mais dont la majorité ne
quitta point les domaines de Venise. Né à Padoue en i394,
il y mourut âgé de quatre-vingts ans; ce long répit que lui
accorda la nature lui donna le temps de mulliplier ses efforts
et de propager ses opinions. Ses instincts curieux se mani-
festèrent non-seulement par l'étude des livres et des mo-
numents antiques de sa province, mais par un goi\t pas-
sionné pour les voyages. Il explora toute l'Italie avec la
constance et la sagacité du chasseur, puis alla en Grèce
continuer ses perquisitions : chemin faisant, il dessinait,
peignait les ruines et les sites fameux, achetait qudques
toiles et une foule de statues, de torses, de bas-reliefs,
d'urnes cinéraires. Son atelier devint une sorte de musée
grec et romain, où il pouvait appuyer chacune de ses dé-
monstrations sur un exemple. Fràncesco Squarcione, moins
artiste que professeur, transmettait volontiers à ses disciples
les entreprises dont on le chargeait. Ses œuvres sont fort
rares; au commencement de notre siècle, Padoue ne pos-
sédait de lui qu'un tableau d'autel, qui se trouvait chez le
comte de Lazara. Le coloris, l'expression et la perspective
montraient qu'il avait été un des hommes les plus distin-
gués de son époque et méritait vraiment sa gloire.
Il forma deux élèves supérieurs : Marco Zoppo, qui fonda
l'école bolonaise, et le célèbre Mantegna, dont nous allons
parler. Il eut même une certaine influence sur l'école véni-
tienne proprement dite, car Jacques Bellini, ayant habité
Padoue, ne put se défendre d'une certaine admiration pour
le Squarcione ; les œuvres de son âge mûr attestaient Fim-
presftion qu'il avait ressentie, quoique Gentile da Fabriano
demeurât son chef intellectuel et son suzerain.
Mantegna fut encore une de ces âmes dociles que ne gouver*
• •^«
136 LA PEINTURE SUR BOIS,
Beat ni un seul principe intéri^ir d'une force inrësislible, ni
une seule action exiérieure. Ne en 1450, il aoeepta d'abord
entièrement la suprématie du Squarcione. Il s'égarait avec
lui dans les songes rétrospectifs, dans les illusions savantes
qui lui faisaient convoiter, appeler de tous ses vœux la
restauration de l'art antique. Plus d'une fois il parvint à
s'en approprier la noblesse et la grandeur ; mais d'autre»
fois, le sens intime lui édiappatt totalement : il donnait à
ses inventions un air de légende, de conte fantastique, ou à
ses personnages la roideur immobile des statues qu'il co-
piait. On ne vit pas impunément au milieu des tombeaux :
les miasmes qu'exhale la cendre des morts allèrent les meil-
leures constitutions. Le moyen âge et l'antiquité se dispu-
tèrent, par la suite, Mantegna; jeune, il ne rêvant que
l'honneur d'être un scoliaste d'une nouvelle e^èee. Mais
justement parce qu'ils s'éloignaient des habitudes naives de
son époque, ses tableaux produisirent d'abord un grand
effet : on aime tout ce qui n'est pas ordinaire, tout ce qm
annonce des études ou des qualités spéciales. La première
œuvre d'André fut accueillie avec une extrême faveur et
transportée à Sainte-Sophie, où chacun y put lire l'inscrip-
tion suivante : Andréa Mantinea Paiavinua, anno VII et
X naXu%j and momu pinxit i448. Touché du zèle que mon-
trait son disciple, ému de la ressemblance de leurs goûts,
Squarcione voulut qu'un adepte si fervent, qu'un imitateur
si scrupuleux du beau style devint son §ls adoptif. La cé-
rémonie de l'adoption eot lieu ; mais, quelque temps après,
Jacques Bellini étant venu hirf>iter Padooe, son sentiment
chrétien, sa manière plus moderne étonnèrent et séduisi-
rent Mantegna. La fille du peintre vénitien compléta la
victoire de son père : André se laissa prendre à ses regards
et h ses sourires. Quand le prêtre eut béni leurs amours, le
jeune homme se trouva le condisciple et le frère de Jean
Bellini, nature forte, décidée, avide de progrès et pleine
SUR TOILE ET SUR CUIVRE. 137
d'aspmtioAS, qui l'entraiiia loia des raines où il (di^chait
a éy<M|uer le génie antique. Cette sorte de défection cansa
une ?i?e douleur au Squareione : dès ce moment, il blâma
les travaux de son fils adoptif avec l'amertume des esprits
convaincus, avec le ressentiment des âmes profondes, qui
ne séparent point leurs idées de leur être et considèrent un
changement d'opinion comme une véritable mort. Dans son
indignation, il reprochait à Mantegna les défauts mêmes
qu'il lui avait fait contracter : ses figures, selon lui, étaient
li^pourvues de nature, de souplesse, de vie et de charme; il
aurait dû les peindre en grisailles sur les murs, pour les
identifier avec les pierres auxquelles leur roideur les assi*
milait. Aiguillonné par ces cntiques, le peintre animait son
dessin et perfectionnait de jour en jour sa manière. Le
Louvre possède de lui deux toiles qui montrent les deux
formes de son talent ; l'une représente ApoUon faisant
danser les neuf muses au son du téorbe , devant Mars et
Vénus, debout sur une espèce d'arc triomphal; à gauche,
on aperçmt Vulcain dans son antre ; à droite, cet espion de
Mercure. Ou je me trompe fort, ou le dieu du jour et les
chastes déesses glorifient l'adultère; leurs chants, leurs pas
chorégnqpbiques ne peuvent que célébrer le bonheur de
l'amant et l'infortune du mari. Le second tableau a pour
sujet une lutte allégorique entre les Vertus et les Vices; les
traditions de l'Église ayant inspiré l'auteur, c'est la Sagesse
qui l'empoirte. Jésus-Christ cloué sur l'instrument fatal,
autre mmrceau du Louvre, exprime des sentiments analo-
ga^. André, Mantegna mourut en 1506, âgé de soixante et
seiae ans^ et, outre ses tableaux, il exécuta une quarantaine
de gravures sur cuivre. 11 s'était adonné avec passion à
l'étude de la perspective linéaire.
Sa nature indécise le mit hors d'état de fonder une bril-
lante école ; pas un seul de ses élèves, aucun de ses deux fils,
n'a inscrit son nom sur les tablcfrcommémorativesdela gloire.
138 LA PEINTURE SUR BOIS,
Cependant l'âge de la puberté approchait pour la fille
des lagunes : sous la main brûlante du Giorgione, la pein-
ture vénitienne acheva de se former. Il avait cette audace
qu'impatiente la routine, cette ardeur des hommes forts qui
les entraine vers l'inconnu. Le bourg de Gastelfranco, dans
la marche Trévisane, fut le lieu où il vint au monde, eii
1477.11 s'appelait Georges Barbarelli. On le surnomma Gior-
gione, ou le Grand Georges, à cause de sa taille élevée, de ses
nobles manières, de la tournure imposante de son esprit,
quoique ses parents fussent d'une condition très-humble. 11
eut pour maitre Jean Bellini, qu'il ne tarda pas à éclipser.
On le trouvait toujours étudiant, d'après nature, et les for-
mes et la couleur des objets, et les mille combinaisons de la
lumière qui les enveloppe. Il commença par exécuter des
madones et des portraits, deux sortes de productions bien
différentes, les têtes de la Vierge demandant une grâce
idéale, le^ tètes des individus un scrupuleux amour de la
réalité. Dès l'époque de son noviciat dans l'atelier de Bellini,
sa hardiesse le portait à négliger le détail pour l'ensemble;
la fine et circonspecte exécution qui venait en ligne droite
des miniaturistes, pour la liberté et la désinvolture qui an-
noncent la maturité de l'art. 11 abandonna les formes tradi-
tionnelles et procéda comme la nature. Les contours s'as-
souplirent, les traits s'animèrent; grâce au clair-obscur, les
objets prirent un relief énergique, et les transitions, une
douceur inaccoutumée; d'habiles raccourcis varièrent les
attitudes des personnages; les draperies elles-mêmes de-
vinrent plus belles et les accessoires furent mieux choisis.
Mais ce qui distinguait par-dessus tout le Giorgione, c'était
la fermeté audacieuse de sa touche : il maniait le pinceau
avec une fougue héroïque et semblait à peine effleurer la
toile. Contrairement aux anciens tableaux, ses œuvres pro-
duisaient de loin un effet plus heureux que de près. Pour
comble d'adresse^ il obtint ces résultats sans charger les
SUR TOILE, ET SUR CUIVRE. 130
ombres. Frappé de tant d'innovations qui agrandissaient
et multipliaient les ressources de Tart, Jean Bellini marcha
bientôt sur les traces de son propre élève.
Malheureusement pour la gloire du Giorgione, on avait
alors l'habitude de peindre les façades des maisons. Il
couvrit ainsi de fresques merveilleuses les murs extérieurs
des palais : le temps a tout détruit, sauf quelques fragments,
que l'on protège, un peu tard, contre l'action corrosive de
l'air, de la pluie et du soleil. Gomme par compensation, la
franchise de sa touche et l'empâtement de ses couleurs ont
maintenu fraîches et brillantes ses peintures à l'huile ; ses
carnations paraissent faites d'hier. On admire surtout son
Christ mortydeTréyhe'^leSant' OmobonOy de l'école de'Sarti,
dans la métropole vénitienne; un autre tableau représentant
le même saint qui calme une tempête, dans l'école Saii^t-
Marc, de la même ville, et le Moïse sauvé des eaux, placé
dans le palais archiépiscopal de Milan. Les quatre morceaux
du Louvre permettent de juger sa manière et d'apprécier
son mérite.
Giorgione avait une passion ardente pour les femmes ; il
possédait toutes les qualités qui leur plaisent, chantait et
jouait si admirablement de la guitare, qu'il était convié à
toutes les fêtes de la noblesse. En 1 511 , la peste ravagea la
cité aristocratique; une dame que Giorgione adorait fut
saisie par le mal terrible ; allant la voir comme de coutume,
le peintre aspira sur sa bouche l'air fatal qui donnait la
mort : il termina ses jours à l'âge de trente-quatre ans, et
il n'y eut pas dans Venise un homme d'intelligence qui ne
regrettât la fin précoce d'un si brillant génie.
Quiconque voit la nature d'une certaine façon et exprime
avec force sa manière de voir, exerce, pour ainsi dire, autour
de lui, une action magique et change le regard des indi-
vidus moins bien constitués. Ils n'aperçoivent plus lés
objets que conformément aux lois de son optique person-
140 LA PEINTURE SUK BOIS,
Belle. Giorgione eut donc des imitateurs nombreux. Les
principaux furent Jean d'Ddine, Sébastien del Piombo,
Jacques Palma et Pordenone. De l'atelier du peintre véni-
tien, Jean d'Udine passa bientôt dans celui dé Raphaël, où il
se distingua surtout par la variété, l'élégance de ses arabes-
ques. Sébastien del Piombo traita des sujets plus impor-
tants. Il cultiva d'abord la musique, et les nobles vénitiens
le recberehaient, malgré sa jeunesse, & cause de ses talents
comme chanteur et joueur de luth. S'étant alors épris de la
peinture, il se mit sous la direction de Jean Bellini ; puis
quand le Giorgione transforma complètement son art, il suivit
la bannière de l'audacieux novateur, et lui emprunta son
secret de faire rayonner la toile. Deux portraits et un ta-
bleau que l'on aurait cru de son second maître, appelèrent
sur lui l'attention publique. Sa naissante renomitiëe, sa con-
versation agréable et ses mérites dé virtuose inspirèrent au
fameux Agostino Ghigi le désir de l'attirer dans la ville éter-
nelle. Sébastien se laissa aisément séduire. A cette époque,
Rome entière débattait la valeur relative de Michel-Ange
et de Sanzio ; les habitants avaient un faible pour ce der-
nier, que l'on jugeait aussi profond dessinateur et plus grand
coloriste que son rival. Le nouveau venu pensa autrement :
la sublime austérité du Florentin captiva son imagination.
Buonarroli fut sensible à son enthousiasme, et il conçut le
projet de déplacer la lutte, de mettre Sébastien en oppo-
sition avec Raphaël : la grâce et l'harmonieuse couleur du
jeune homme, unies à la science anatomique, aux vigou-
reux contours et à l'élévation d'idées qu'il possédait lui-
même, lui parurent devoir éclipser le peinta*e des Madones.
Gette collaboration secrète produisit en premier lieu un
Christ mort pleuré par la Vierge, dont Michel-Ange avait
fait le carton ; Sébastien Ludano (tel était son nom de fa-
mille) l'exécuta soigneusement, et déploya autour de la
scène dramatique un ténébreux paysage qui en augmenlail
SUR TOILE ET SUR CUIVRE. iU
Tetfet. Cette peinture exeita la plus rive admiration ; die fut
suivie de quelques autres, dues au même procédé, qui n'eu-
rent pas un moindre succès, et la gloire de l'artiste com-
plaisant dissipa les nuages qui enveloppent toute aurore. Son
intimité avec le rude génie toscan modifia sa manière ; il
est donc k moitié Florentin, à moitié Vénitien, et les deux
écoles placent également sbn écusson dans leurs trophées
historiques.
En voulant lutter contre Raphaël, Sébastien avait entre-
pris une tâche difficile : on l'estimait, on lui rendait justice,
mais oh ne le déclarait pas vainqueur. La Tranêfiguration
elle-même n'étonna point son audace; il peignit, pour la
contre-balancer, la Résurrtttion de Lazare, Mais celte verve
déclina peu à peu; Sébastien travaillait fort péniblement,
et aimait mieux raisonner sur son art que manier le pin-
ceau. La mort de Raphaël sembla éteindre son ardeur;
Michel-Ange ne le stimulait plus, et la nécessité pouvait
seule faire faire quelques pas à sa rétive inspiration. Les
bonnes grâces de Clément VII achevèrent de la rendre
indocile. Le bénéfice del Piombô étant devenu vacant, notre
artiste le demanda et l'obtint malgré la foule des sollici-
teurs, parmi lesquels se trouvait Jean d'Udifie ; on lui im-
posa seulement l'obligation de payer à celui-ci une rente
annuelle de trois cents écus. Sébastien prit le costume ec-
clésiastique et se plongea dans un voluptueux repos. Ceux
qui le chargeaient d'un travail attendaient son bon plaisir
durant de longues années. On dressait pour lui des échafau-
dages sous les voûtes des églises et des monastères, mais il
n'y paraissait que de loin en loin, selon son caprice; plu-
sieurs restèrent debout jusqu'à sa mort et ne laissèrent voir
que de maigres ébauches, quand on pénétra dans l'enceinte
uiystérieuse qu'ils formaient. Lui arrivait-il de finir quelque
morceau, l'estimant d'après la peine qu'il lui avait coûté, il
le jugeait d'un prix incalculable et ne pensait pas qu'on pût
12.
U2 LA PEINTURE SUR BOIS,
lui en donner la valeur. Lorsqu'il lui fallait absolument
mettre la main à l'œuvre, on aurait dit un condamné mar-
chant vers le lieu de l'exécution. Le portrait seul lui ré-
pugnait un peu moins; car, en ce genre, il était passé
maître.
Sébastien del Piombo possédait une maison bien close,
où il avait réuni de bons vins, de beaux meubles, tout ce
qui peut rendre la vie agréable. Quand on lui parlait de la
gloire, il disait en souriant qu'il était absurde de se fatiguer
pour laisser un nom après sa mort; que ce nom lui-même
devait périr, aussi bien que les œuvres produites avec tant
d'efforts et de douleur : « Au surplus , ajoulait-il , le monde
n'est-il pas rempli d'hommes ingénieux , qui expédient en
deux mois la besogne que je terminerais k peine en deux
ans? Si je meurs vieux, on aura figuré avant ma mort tout
ce que les couleurs peuvent représenter. Puisqu'il y a tant
de travailleurs , il faut bien que d'autres artistes se reposent
et leur laissent le champ libre. » C'était ainsi qu'il excusait
sa paresse philosophique , et l'on ne peut guère lui donner
tort : l'ambition expose à de cruelles souffrances ; la vanité,
à de tristes mécomptes. L'indolence de Sébastien en faisait
le compagnon le plus aimable de Rome : ne poursuivant au-
cun but, ne tenant point aux louanges, il ne se mettait dans
le chemin de personne et se livrait tout entier ; il ne réser-
vait ni son temps ni son esprit. Ce mode d'existence n'eut
d'autre inconvénient que de le faire devenir replet. Né en
4485, il mourut, à soixante-deux ans, d'une fièvre que sa
nature sanguine lui rendit fatale. Il avait ordonné , dans
son testament, de l'enterrer sans aucune cérémonie et de
distribuer aux pauvres l'argent qu'on aurait dépensé pour
ses funérailles. Parmi ses meilleurs tableaux , on compte la
Nativité de la Vierge , à l'église Saint-Augustin de Pérouse,
et la Flagellation, aux Observantins de Viterbe. Les mains,
dans ses portraits, sont d'une beauté rare, les chairs bril-
SUR TOILE ET SUR CUIVRE. ii5
lantès, les accessoires d'un goût exquis. Sébastien avait in-
yenté une manière de peindre à l'huile sur les murailles.
Deux œuvres d'un mérite exceptionnel rendirent célèbre
Jacques Palma le Vieux. Peinte pour l'école de Saint-Marc ,
l'une représentait la translation par mer de la dépouille du
bienheureux apôtre : une effroyable tempête assaillait le
navire et les chaloupes qui lui faisaient cortège; on aperce-
vait dans le ciel des groupes de démons activant l'orage ;
l'artiste avait très-bien rendu les efforts des matelots in-
quiets, la fureur des vents, la sombre épaisseur des nuages
que déchiraient les éclairs, l'agitation des vagues et leur
sinistre écume. Vasari prétend que l'on croyait voir trem-
bler la toile. L'autre tableau figurait le peintre lui-même ;
c'était un prodige de vérité. Boschini et les historiens mo-
dernes vantent plusieurs de ses productions, comme son
Epiphanie de l'île Sainte-Uélcne , près de Venise. 11 imita
Don-seulement le Giorgione, mais encore le Titien; il est
vrai qu'il ipiita aussi la nature, ce modèle infini , plus varié
à lui seul que tous les grands maîtres ensemble. Ses ca-
ractères distinctifs sont l'exactitude, la finesse du travail,
l'union des teintes, la douceur du coloris. Les biographes
n'indiquent pas plus l'époque de sa mort que la date de sa
naissance. Il vécut , dans la première partie du xvi" siècle ,
l'espace de quarante-huit années, selon le témoignage de
Vasari en 1568. Il avait pour ami et compétiteur Lorenzo
Lotto, qui sut donner à. ses personnages une grâce char-
mante, une expression pleine de vie, et qui marcha tantôt
sur les traces du Giorgione, tantôt sur celles de Léonard de
Vinci.
Jean-Antoine Licino, ou Licinio, vit le jour dans le Frioul,
au château de Pordenone , qu'une distance de vingt-cinq^
milles sépare d'Udine ; on lui a donné le nom du lieu de sa nais-
sance. 11 étudia la peinture sans maître, par la simple imi-
tation des objets extérieurs et des œuvres du Giorgione, qui
144 LA PEINTURE SUR BOIS,
lui avaient cause une de ces émotions vives et fraîches aux-
quelles on s'abandonne avec tant de joie. La peste ayant
fondu sur la ville d'Udine , où il résidait , il fut contraint
d'aller habiter plusieurs mois la campagne. Là , il fit pour
les paysans un bon nombre de fresques et apprit au fur et
k mesure les secrets de cette manière ; il y devint même
très-habile, personne ne jugeant mieux l'effet que devait
produire telle ou telle couleur mêlée au plâtre. Après son
retour, il exécuta un de ses meilleurs ouvrages , une Annon-
cicUion, qui devait orner le couvent de Saint-Pierre*Martyr.
Les connaisseurs en admirëre'mt le dessin, la grâce, le relief
et la vivacité. D'autres tableaux accrurent promptement sa
réputation. L'âme de Giorgio Barbarelli semblait l'animer :
de tous ceux qu'inspira ce fier génie , aucun n'en approcha
davantage "SOUS le rapport de la vigueur, de la hardiesse et
du caractère. Il finit par s'établir à Venise, où la gloire et
les travaux du Titien l'enflammèrent d'une noble émula-*
tion. 11 faisait non-senlement de perpétuels efforts pour sou-
tenir une si redoutable concurrence, mais il cherchait toutes
les occasions de mettre ses ouvrages en regard des siens dans
les mêmes édifices. Aucun auteur ne dit qu'il ait employé de
ces ruses lâches et ignobles par lesquelles la jalousie obtient
de frauduleuses victoires. Sa lutte avec le prince du coloris
était une lutte franche et, ouverte, une sorte de pas d'armes
ou de glorieux tournoi. Aussi lui fut-elle profitable, en le
contraignant à chercher sans cesse de nouveaux effets et de
nouvelles ressources. La plupart de ses tableaux sont de-
meurés dans le Frioul et dans les provinces lombarde-
vénitiennes ; il y orna de ses fresques un grand nombre de
châteaux, maintenant presque solitaires, ou vient heurter
de loin en loin quelque voyageur curieua. Le Pordenone
mourut à Ferrare, en 4559 on 1540, d'une subite affection
de poitrine, qui dura seulement trois jours. Plusieurs per-
sonnes attribuèrent au poison cette fin rapide; mais Tar*
SUR TOILE ET SUR CUIVRE. 145
tisle arak einquante-sîx ans et arrivait de la métropole du
commerce italien : la fatigue du voyage peut expliquer na-
turellement une catastrophe qui n'a rien de bizarre ni de
mystérieux.
La plupart des écoles se personnifient dans un chef su-
prême; en lui sont résumées leurs tendances principales
avec une force et un éclat exceptionnels. Ainsi, Michel-
Ai^ symbolise la peinture florentine; Sanzio, la peinture
romaine; Albert Durer , le style germanique ; Rubens, la
manière flamande, et Rembrandt, le génie hollandais. Vecel-
lio nous apparaît comme l'emblème de l'art vénitien. 11
était issu d'une noble famille, et vint au monde, en 1477,
dans le bourg de Cadore, près des Alpes tyroliennes. Dès
l'âge de dix ans, il révéla des facultés peu ordinaires ; il fut
alors envoyé à un sien oncle, qui jouissait d^une grande
considération parmi les habitants de Venise. Cet homme
sensé remarqua Iç gont précoce de. son neveu pour la pein-
ture et le mit chez Jean Bellini. Le brillant élève y apprit
d'abord la manière patiente qui forma la transition du vieux
style au style moderne. On croit qu'il avait reçu aupara-
vant les leçons du nommé Sébastien Zuccati, né dans la Val-
teline, et, comme Jean Bellini, observateur minutieux de la
nature. II contracta sous ces deux maîtres l'habitude de
reproduire tous les détails des objets, ce qui lui permit de
lutter contre Albert Durer, quand ce grand peintre visita
au milieu des flots la reine de l'Adriatique. Bientôt après,
frappé de l'audace révolutionnaire que montrait le Gior-
gtooe, son condisciple chez Jean Bellini, il modifia son style :
sa touche devint plus libre, plus hardie, et l'on put un mo-
ment confondre ses tableaux avec ceux de l'habile réforma-
teur. Pois, ses tendances particulières se firent jour ; il
tempéra le dessin fougueux de son modèle, jeta un voile
sur sa couleur éblouissante et adoucit la fierté de son ex-
pression ; l'harmonie succéda aux emportements d'un es-
146 LA PEINTURE SUR BOIS,
prit novateur; la forme et le coloris vénitiens atteignirent
toute la perfection qu'ils admettent. La première œuvre où
l'originalité de Vecellio se manifesta décore la sacristie de
l'église Saint-Martial et représente Tobie escorté de l'ange
Raphaël. Le Titien avait alors trente ans; il venait d'entrer
en possession de lui-même, de découvrir au fond de sa na-
ture ce qu'elle renfermait *de plus puissant et de plus ex-
quis : moment admirable dans la vie d'un artiste ! Guidé
par la lumière nouvelle qui éclairait son intelligence, le
profond coloriste marcha désormais d'un pas sur à travers
des régions enchantées.
Les amateurs de classifications rigoureuses ont l'habitude
d'opposer le style vénitien à la manière toscane et au goût de
l'école romaine. Si on les en croyait, la noblesse de la forme
et de l'expression serait une plante naturelle des bords du
Tibre et de l'Arno qui dépérirait dans l'atmosphère saline
de l'Adriatique ; mais les faits contredisent cette opinion.
Sans passer en revue toute l'école , nous rappellerons ici
le caractère poétique du peuple des lagunes, ses innombra-
bles légendes, la pieuse douceur et la grâce de ses peintres
primitifs ; nous signalerons, en même temps, pour ne pas
perdre de vue le grand homme qui nous occupe, la dignité
habituelle de ses personnages et le .grave sentiment ré-
pandu sur ses tableaux. On voit, au premier coup d'ϔl,
que les fiers patriciens de Venise lui ont servi de modèles.
Il y a, dans leur costume, dans leur port, dans leurs traits,
dans leur expression et leur geste, une élégance aristo*
cratique.Sa couleur même, où toutes les nuances se fondent
insensiblement, où la lumière ne forme pas de contras-
tes heurtés, emprunte à son calme un certain air majes-
tueux. Il drape selon les mêmes principes que Phidias lors-
qu'il exécutait les fameux groupes du Parthénon. Enfin il a
su enlever de terre le genre de peinture le plus réel, pour
le transporter dans les hautes régions de l'idéal. Les por-
SUR TOILE ET SUR CUIVRE. 147
traits, sous son pinceau , prirent une grandeur , une no-
blesse héroïques : des personnages copiés d'après nature
devinrent fiussî imposants que les acteurs imaginaires d'un
tableau d'histoire.
Titien est cependant un peintre observateur; mais il
mêle à son observation , à sa fidèle imitation , des senti-
ments qu'on ne trouve pas chez les Hollandais et que pos-
sèdent peu de Flamands. Si l'on considère la justesse de son
coup d'œil, la prudence de son travail, on peut à peine dire
qu'il avait une manière ; le plus souvent , on se croirait en
présence d'objets réels. Personne n'a peint mieux que lui
les carnations et le paysage; il excelle à rendre les formes,
les chairs délicates des femmes et des enfants. Gomme il
produisait avec lenteur et avec un soin extrême, il n'aimait
pas multiplier les personnages. Il exprimait habilement les
affections de l'âme et il a parcouru toute la gamme des pas-
sions, depuis la volupté jusqu'à l'extase du martyre. Ses
œuvres ont, en général, un aspect mat, qui, indépendam-
ment de leurs nombreuses qualités, les fait reconnaître au
premier abord. Le musée du Louvre possède de lui plu-
sieurs morceaux vraiment prodigieux, parmi lesquels nous
citerons : Jupiter et Antiope, le Christ porté au tombeau,
les Pèlerins d'EmmaûSj le Couronnement d'épines, les
portraits d'Alphonse d'Avalos et de sa maîtresse , ceux du
peintre lui-même et de cette charmante femme qui passe
pour avoir exercé sur lui le magique empire de la beauté.
Enrichi par la munificence des princes et des tètes cou-
ronnées, le Titien mena une vie fastueuse. Il n'y eut pas, de
son temps, un monarque , un seigneur illustre , dont il ne
traçât l'image. Charles-Quint et Philippe II, Marie d'Angle-
terre et François P', le duc d'Albe et Ferdinand, roi des
Romains, posèrent devant lui. Sa maison était le rendez-
vous des nobles, des savants, des artistes, des poètes de
toute l'Europe. Sa gloire, sa belle prestance, ses manières
148 LA PEINTURC SUR BOIS,
distinguée& Faidai^nt à en fajre les honneurs. Il avait une
santé robustCi un caractère doux et facile. Pendant sa lon-
gue yieillesse, ses yeux s'afiaiblirent, son talent déclina;
mais il poursuivit le cours de ses travaux , sans avoir le
moindre sentiment de sa décadence. Il mourut enfin de la
peste, le â7 août 1576, à l'âge de quatre-vingt-dix-neuf ans.
Titien montrait peu de goût pour l'enseignement , soit
que la nature lui eut refusé la patienee et les qualités né-
cessaires aux dresseurs d'hommes , soit qu'il craignit de se
préparer des compétiteurs. Je crois que ces deux eauses
l'influençaient également. A son mérite se trouvait jointe
une vanité sans grandeur , mésalliance fort commune chez
Jes écrivains et les artistes : tremblant toujours de voir pâ-
lir sa gloire, il n'appr^iait rien aux âèves qui fréquen-
taient son atelier. Inquiet du talent révélé par son propre
frère, il le poussa vers le négoce et eut l'adresse méprisable
de lui faire abandonner la peinture. U ne forma réeUement
aucun disciple, mais ses tableaux furent de nuieltes leçons
pour un grand nombre de coloristes.
Paris Bordone chercha vamement à recueillir de sa bou-
che d'utiles indications; il vit bientôt que c'était un homme
peu généreux et s'éloigna de lui, quoique ses camarades
voulussent le retenir. Comme la manière de Giorgione lui
plaisait beaucoup, il regretta doublement sa fin précoce,
attendu qu'il n'était pas avare de son expérience et ne fai-
sait point un mystère de ses idées. £n r8l>senGe du maître,
il étudia et imita soigneusement ses peintures. Ses progrès
furent si. rapides, qu'à l'âge de dix-huit ans les Frères mi-
neurs lui demandèrent un morceau religieux pour leur
église de Saint-Nicolas. Abusant de sa renommée^ de son
influence, Titien lui enleva cette commande, et lui Ata IW
çasion de déployer son mérite naissant aux yeux de toute
la ville. Des stratagèmes aussi mesquins ne pouvaient arrê-
ter longtemps le jeune homme. Appelé à Yicence^ où on le
SUIl fpm VF Sim tBQIYBE. «^9
lib^jsg^ 4e pfiw4re w f^pi^e bibliqjue m faoe d'une soàoe
^ée^(i^ par Yf^cellio, il mt dana scm travail toutes ses
loirca^^ foiji^ son aidce^se et li^^ute ^n jnapùratioa. Son ar<-
ilear A^jt ^spu^rqnn^B d'un plein «uceès, et Foa jugea que san
^Qepvre ^a^U leelle du paître oppinr^agieux. Revieau aux hords
iies lagMoeSy jl ^oii)^ ^^opiuajâ la cooeurreaee d^ celm-cl.
féh g^ce du des^'p), Je i^ai^aie 4e la couleur furent ses prin-
eîpaux pi^ériteç. U s'^Spriça de rendre sa paleite pius agréa-
t)\e, pjLus v^iée que eeUe du TitieQ, qui, par aou opulence,
S9i variété, s^ proftwdeur, ^e laissait aucun espoir de triom-
fi^ç. S<Nrdone avait Tart de répAudre sur ses toîks la wie di
Vet^^^evamt, C'était un bomuie siioipie, euaemidAla ruse,
de Vif^^e et des agUatious, m scellent les esprits mér
diacres. Faltigué de la «ouplesae, des airs de niettdiant, ipie
l'ariajfcpçrfttiè vénjtienne exigeait des peintres , il AceefUta
tou^ lies javiti^tianç qui lui Curent adressées du dehors; il
yjiil, fp» 1589, babj^r te ;Frani(^, où naus le retrouyenons.
U était pfi a Triéyi^e, d'uiMe laiftitle noUe, dans la premièi»
animée durcie.
Jj^iies ft^U^ti) surnatiniaé le Tiniûret parce que son
père e^ei^çaÂt la profession de teiinturier, n'eut pas besoin de
lutitef .contne luiHaaéuie pour pi^^odreJa résolaftion de fuir
régjajûsAe Yecellio. Quand le Titien remarqua son ^gpureux
l^al^Ht^ U h JAit JL Ja porte et le pria d'aller itudier ailleurs.
Le jeune boDMUe était pauvre, iaoonnu, sims appui, mais il
avait la QOiiseieQ.Qe de sa jGorce. lustemenl blessé delà con-
dwte temie Cjiiversiui pardon uiaitre, il n'en poursuivit que
pluaaisdewueataesitraiirsttix. Logé dans june chambre in-
eofflunode^ il l'aniiaaf il l'orna de ses inventions; aurja
p^rte^ tîl.aflrfût 4arît ee progravune ambitieux : Le demn de
MieM^Ànge H le /coloris Jm Tkien. Sa mauvaise bumeur
coolie oe dernier Jie Je nendait pas ie^uste à son égard ; ;il
/e^apiait saos relàphe ses tableaux, et dierchait dans des plâ-
lire^ moulés sur lesataliues defiuoiiarroU la puissante inspî-
13
m LÀ PEINTURE SUR BOIS,
ration qui leur avait donné l'être. Des statues, des bas-re-
liefs antiques lui tenaient aussi lieu de professeurs et de
conseillers. Zannetti rapporte qu'il éclairait souvent ses
modèles à l'aide d'uiie lampe, pour mieux observer les effets
du clair'^bscur. Il ébauchait encore des figures en cire on
en argile, puis les suspendait à son plafond dans des atti-
tudes diverses, afin de les dessiner sous plusieurs aspects et
de se familiariser avec la perspective de bas en haut. L'ana*
tomie ne l'occupait pas moins sérieusement : il étudiait à
fond le jeu des muscles, la structure du corps humain ; après
l'avoir disséqué, il le regardait vivre et en examinait tous
les raccourcis. Une telle patience, venant au secours d'un
talent supérieur, devait produire des effets extraordinaires.
Tant que notre artiste sut modérer sa fougue, il plana vic-
torieusement à la hauteur des plus grands maîtres. Ses ta-
bleaux avaient le fini de la miniature, le libre dessin et le
flou de l'art moderne. 11 composait bien, choisissait avec
goût ses formes, jetait habilement ses draperies et donnait
au clair-obscur une force étonnante. Les expressions, les
attitudes se recommandaient par une vivacité sans égale.
Dans ce style furent peints : le Miracle de l'esclave, à TR-
cole Saint-Marc; le Rédempteur sur la croix y k l'Éeole Saint*
Roch; la Cène de l'église délia Salute. Il préférait lui-même
ces trois ouvrages et les signa de son nom, quoiqu'il en ait
exécuté bon nombre d'autres tout aussi remarquables.
Mais Jacques Robusti était animé d'un besoin de pro-
duire, d'une verve indomptable, qui ne le laissaient jamais
en repos. Ce zèle laborieux devint une sorte de fureur. A
peine s'il prenait le temps d'imaginer avant de mettre la
main à l'œuvre : les figures pleuvaient, pour ainsi dire, sur
la toile et sur les murailles. Point de sujets trop compliqués,
point d'attitude trop vive, point de raccourci trop hasar-
deux. Quand il avait représenté tous les personnages néces-
saires, il en ajoutait de complètement inutiles, rien que pour
SUR TOILE ET SUR CUIVRE. 151
apaiser sa fiévreuse excitation. Les acteurs superflus se grou-
paient comme ils pouvaient, et des mêlées singulières avaient
lieu : on eût dit qu'ils se disputaient Tespace. Le mouvement
surabondait ; le calme n'était nulle part. Le peintre vénitien
aimait donc à représenter des corps agiles et leur donnait
souvent des formes trop sveltes. On ne doit pas s'étonner
d'ailleurs qu'une manière si expéditive eut pour conséquence
de nombreux défauts. Le célèbre Paul Véronèse blâmait
hautement Robusti de ne pas savoir mieux se contenir ; il
l'accusait de porter atteinte à la dignité de l'art. Si Ton veut
nous permettre d'employer une comparaison vulgaire, mais
juste, ce peintre habile était comme un cheval trop fou-
gueux, qui prend sans cesse le mors aux dents et brise tout
sur son passage. Son excès d'activité lui a fait produire un
si grand nombre de tableaux, qu'on ne peut en dresser le
catalogue. L'âge même ne put tempérer sa fougue, et il vé-
cut quatre-vingt-deux ans ! Le Tintoret finit ses jours dans
sa ville natale, en 1594.
Jacopo da Ponte, surnommé Baaaano parce qu'il était
<Nriginaire de cette commune, fut un des hommes chez les-
quels se trahirent le plus manifestement les rapports in-
times de l'école vénitienne et de l'école néerlandaise. Il eut
pour maître son père François, peintre estimable, qui con-
courut, pendant le xv* siècle, aux progrès de son art. Les
premiers travaux de son fils portent les caractères de l'an-
cien style, dont il n'avait pu s'a£Franchir lui-même. Il en-
voya Jacques se perfectionner à Venise, dans l'atelier de
Bonifazio, artiste vaniteux et poltron, que toute concurrence
intimidait et inquiétait. Au lieu de s'évertuer pour former
un brillant élève, il craignait de lui aplanir la route, en lui
communiquant le résultat de son expérience; il ne voulut
pas même peindre devant lui, et Bassano était contraint de
l'épier par le trou de la serrure. Sa principale ressource fut
de copier les tableaux de ce triste professeur, les esquisses
m LA PEIPïtÙRÉ 9Ùft BOIS,
du Parmigianmor et les œâyrcs an Titien : II cétoya de sî
près la manière de VeoeHIa, ^'ôn l'a cra son drâeipïe. Jeane
et signoptfikt lui«^]fiéine, il aspirait alors aux efietd tnàjes^
tiie^x de la grande Peinture, et Ton doit dire que se? tra-
vaux ju^ifiâiént son ambition. Les fresques dont il orna la
facfade de la maison Michidi annd^c^ent une remarquable
élëvartion de pensée;- on aldniirë surfout le tragique épisode
où Samsofi extermine les Philistins : c^te scène animée rap*
pdle le grave et imposant géni^ auquel on doit les visiems
de la chapelle SlxtinO;
Mais Jacques da Pdttte n^ detalit pÉs plàfâer loff^^nipè
dans une région si haute ; la mort de son père le força de
quitter Venise et de ret<mrnèr dand sa patrie pour soigner
ses intérêts. Bassano est tme viHe commér^nte^ agréable-
lùent située au bord de la Brenta^ du mfilreu de seb rue» et
de la campagne vdsine, le i^gard se promène sur l'amphi-
théâtre des AlpeSy ^ue les glaciers courcrniient d'un majes^
tueux attique. Son fleuve impatient) débordé tous les hivers,
et les mille ruisseaux qui accourent des bàuieols, edviren-
iient de frais héritages la cité ]^£;lorale^ Des troupeaux
nombreux y ruminent et approvisionnent ses foires, où
aborident les marchands. Cet agreste séjour exerça la plus
vive influence sur notre artiste : les montagnes et les val'^
Ions, les bois et les fleurs, les animaux et les rivièreîs, to
eabanes et les paysans devinrent ses modèle» de prédilec-
tion. Il imita soigneusenient les ustensiles de ménaf{e, les
instruments de culture^ les paniers, les vases de métal, les
pressoirs j }eé crèches, les pots verdis et les boites rustiques.
Se laissant envahir par la nature, elle le pénétta si bien de
sa profonde paix, qu'il en vint à répandre sur ses tètes une
insignifiance léthargique, lui dont on avait jadis eèmparé
les figures aux nobles peifsonnages du Titien, tftix héros
menaçants de Michel- Ange!
Comme tous les hommes supérieurs qui reprc^duisent
SUR TDILB ET SUll CtlTftE. 18S
trafiquillemeiit les objets champêtres, Bessano devint A'nne
extrême bâbilelé dans la technique, dans l'emploi de des in^
gëoiettx moyens que l'on classe trop souTcnt parmi les pro-
cédés matériels^ car ils ont une plus grande importance et
relèvent immédiatement de Testhétique ou des lois générales
du beau. Le fiassan avait étudié, mettait & profit d'une ma-
nière étonnante les combinaisons si variées, si délicates de
la lumiàre. Pour rehausser tes carnations, il choisissait les
étoSes^ Il en agençait les pli» avec une prodigfe«se adretee»
H sut donnep à ses teintes l'éclat des pierreries et foire étia-
eder ses verts comme des émeraudes. Secondé por une
Bombrcuae école, il a produit une feule de tableaux; pen
de cabinets en sont dépourvus, et on les achète générale-
meiit à des prix minimes. Si on les compare aux toiles des
Pays-Bas, la touehe semble rude, rexécuttoo trop hardie
pour la Miture des sujets. Né en i5iQ, Jacques Bassan
OMMirvt en 11^â«
Le Bassan forma de ses quatre fils uœ escouade de pein-^-
très qu'il dressa au maniement du pmeeau et qui suivirent
poaetueRement ses instructions* L'ainé, Franéesco, avait
une imagiaatioB lacile que son père utilisait ; une sombre
mélancolie le poussa, jeune encore, k se précipiter par une
fenêtre. Léandre imitait avec une habileté supérieure les
traits et les formes des individus. Jean^Baptiste et Girolamo
suivaient patiemment la route que leur avait tracée le vieux
Jacques.
Le nombre des peintres italiens augmentait tous les joiiri^
ils oampesaient une foule ambitieuse que les hommes d'ave<-
nir traversaient pénibleriienU La nature ne se lassait pas
néMMBoins de produire des talents extraordinaires. Elle
preuve sa fécondité inépuisable en mettant au monde, dans
ransëe i52S, Paolo Caliarl^ surnommé h Vérefum, parce
ituil était originaire de Vérone. Son père Gabriel avait pré-
IM ¥$H de scelpteur à celui du choriste (rt veulttlt que
15.
iU LA PEINTURE SUR BOIS,
soa fils imitât son exemple ; mais Paul, autrement eonformé,
aima mieux peindre de brillants et rapides tableaux, que de
faire sortir avec lenteur d'une matière rebelle un groupe,
une statue ou un bas-relief. Le tailleur d'images ne s'obstina
point et le mena chez Antoine JBadile, robuste vieillard qui,
h plus de soixante ans, gardait encore la morbidesse et la
fermeté de sa touche. Il avait, le premier, dans sa ville na-
tale, fait voir la peinture libre et hardie, entièrement dé-
gagée de la contrainte du style primitif. Sous la discipline
d'un pareil maître, les forces de Paul Caliari se développè-
rent promptement. Mais, si les peintres fourmillaient d'un
bout à l'autre de la péninsule italienne, ils encombraient la
petite cité, de Vérone.
Les compatriotes de Paul Véronèse lui témoignèrent une
indifférence contre laquelle échouèrent tous ses efforts. Il
avait beau redoubler de zèle, on ne lui accordait pas la
moindre attention. Un concours ayant été ouvert àMantoue,
il y remporta le prix, mais sa victoire lui fut inutile ; on ne
s'en soucia point/ ou l'on ne voulut pas y croire. Tant d'a-
veuglement le força d'abandonner sa patrie, où il donnait
en vain depuis plusieurs années des témoignages de son
précoce talent et de sa vigoureuse inspiration. 11 alla cher-
cher fortune à Viccnce, qu'il délaissa bientôt pour Venise.
C'était là que son bon génie Tattendait et lui préparait une
brillante destinée. Les œuvres du Titien et de Jacques Ro-
busti achevèrent de lui enseigner les mystères de la couleur,
de lui apprendre à lutter contre les rayons du soleil. U fit
ses nouveaux débuts dans la sacristie de Saint-Sébastien;
son travail était, encore timide et ne laissait voir que les
premiers indices de sa future manière. Mais les hommes
ïbrts marchent rapidement : lorsqu'il peignit rhistoire
d'Esther dans les sofiiles de la même église, on y admira.la
grâce, la facilité, la somptueuse imagination qui devaient le
rendre illustre. Emmené à Rome par l'ambassadeur Gri-
SUR TOILE ET SUR CUIVRE. 155
mani, les chefs-d'œuvre qui frappèrent sa vue de tous côtés
agrandirent son idéal, source intérieure d'où allaient dé-
couler tant de merveilles. Chargé, à son retour, d'orner le
palais communal de Venise, la richesse de ses inventions,
l'éclat de son style, la fermeté de son pinceau annoncèrent
im grand maître. Son Apothéose de la République le plaça
définitivement sur l'estrade d'honneur qui réunit, comme
un cénacle majestueux, les hommes extraordinaires dans
tous les genres.
Quoique les différentes avenues de l'art semblassent avoir
. été déjà foulées, Paul Caliari avait réellement découvert un
chemin nouveau. Il sut allier la pompe et le naturel, l'a-
bondance et la facilité. J'essayerais vainement de ne pas le
mettre en comparaison avec Rubens ; l'analogie amène sous
ma plume le nom du peintre anversois. Tous les deux, en
effet, ont déployé un luxe d'imagination, un éclat de colo-
, ris, une verve et une souplesse de dessin qui leur font une
place à part. Mais Véronèse a étendu son amour de la
magnificence jusqu'au théâtre où se meuvent ses acteurs;
Rubens a toujours fait disparaître la décoration derrière
l'hoomie, le monde inanimé derrière ses vivants person-
nages. Ce qui frappe d'abord dans les tableaux de Caliari
et forme le trait le plus extérieur de sa manière , c'est la
somptuosité des édifices et des autres accessoires qui envi-
ronnent ses groupes. 11 prodigue les colonnes, les galeries,
les escaliers, les balustrades, les vases de fleurs. Dans les
intervalles de l'architecture, brille un ciel clair et profond.
La splendeur des costumes égale celle des monuments; les
plus riches étoffes, les joyaux les plus délicats ornent avec
élégance les créatures enfantées par son génie. Personne
peut-être n'a su rendre aussi parfaitement les attitudes qui
varient l'aspect du corps humain ; c'est un prodige que la
manière dont il assied, dont il pose sur leurs jambes, incline
ou fait remuer les individus. La nature n'est ni plus vraie
156 LA PEINTURE SUR BOIS,
ni plus facile ; on dirait même, ehose absurde I qu'elle doit
perdre à la comparaison. Paul YënmèâeiiiuUiplië les acteursi
sans que le désordre se glisse pdrmi èui ; ils composent d'a^^-
grëables foules qui ne lassent point k tué; La perspeetive
met d'ailleurs chaque objet à sa plaee. L'air, la lumière oir*
enlbnt partout ; le peintre n'a pas besoiii des subtililëa du
clair*obsèttr pour faire ressortir ses premiers plans on ses
chefs d'i^aploi. Et quelle diTélrsItë dé physionomies, de pos-
tures, d'expressioDs , de vêtements et de décorations I
Yéronèse aimait spécialanent à r^résenter des festins :
les Neeeê dé Canu, là CèÀB^ le Bapas de Jééus chez 6imiMh
le Banquet offert aux pauwres pttr saint Grégûire. La taUe
ebargée de mets, les vases, les ustensiles de toutes sortes,
les dmnestiques somptueusement habillés, augnentent l'ap-
pareil et la magnificence ordinaire de ses tableaot. Le Louvre
possède deux chefs-d'oBuvre en ce genre, les JVeeeê de €a9ui
et le Festin de Simon, où la Madeleine épanche sur les pieds ,
du Sauveur les parfums de son repentir. Lorsque Paul traii-
tait d'autres épisodes, c'étaient presque totijours des sujets à
grand spectacle : Esther devant AsàuénU'y h Massaere des
innocents, la Reine de Saba dans U païens ée Sethman,
Armé de son pinceau comme d'une baguette magique, M
doiinait des fêtes perpétuelles sur ses toiles. H mourlit à
Venise en 1588, k l'âge de soixante ans. De même que Ba^
sano , il trouva ses premiers élèves et imitateurs dans sa
famille : le plus jeuûe de ses frères d'abord, nommé 9eM-
detto; puis, ses deux flls^ Charles et Gabriel.
Vecellio , Tintoret , làeques da Ponte , Paul Vtf roaèse ,
furent boinme ces grands chênes que l'on épargne dans
la eottpe des bois ^ pour qu'ils sèment autour d'eul la vie
et la iûèohdité : d^ nombreux ^Isjélons les environtièrcM
biientôt.
Après Paul Véronèsè, la peinturé déeliUa sur le bbré dtts
lagune». L'esprit mereàfatik l'è^veloppà dé itt létMir^i^CÉe
SDH TOltB Et Sm GOITAE. I»1
iUnmfhhe. Dép^enser peu de force dans chaque oeuvre, m
mettre une foule au jour et gagner à proportion, telle est la
méthode qfie pratiqifeni les habiles^ lonsque Pentliéusiasine
dlspamt! d^ttue nat^èn, comme le soleil d'un pnysàge, et que
la brume du soir refroidit l'air vital des grandes époques*
iaeqtfes Palma, petit^neyeu de l'artiste du même nom, sei^
vitd'intermédiaire entre les deux périodes: il ^ards^ certaines
^alitéa dé Vwùe et covitraeta plusieurs tices de l'autre.
Quoiqu'il eél éttfdié les bons maîtres vénitiens el romftins,
ee qui dominait en tui^ c'était nue faK^ffité de mauvais augure.
Il avait vu Je jour dtfos l'année 11944. Parvenu à Tige où le
taièBt chferdie des occasions de se produire, d'aitiifèi^ sur lui
un peu dé lumière f il trouva toutes les hauteurs encom-
brées : Bassano, Tintoret, Paul VéN>nèse, occupaient les
pritieipaks ; il lui restait l'ombre des siloations inférieures,
Toubli et la pauvreté. Cette morne perspedivo ne le charma
goère. PotiT fie pas laisser accomplir un si fAcheux horo-
scope, il fit ttt cour flfu VHtorîa, sculpteur et architecte in-
fluent^ qui, traité sans faiçon pai^ les grands hommes de
l'époque, fut enchanté de la souplesse et des manières res-
peotuoiises du jeune Palma. Sa protection valut au débutant
de nombreuses commandes. SI celui-ci avait eu la force
intellectuelle^ la dignité morale de» hommes vraiment supé*
rieurs, il se serait alors relevé, après avoir un Instant fléchi
sous le poids des circonstances; mais il garda la même atti-
tude : aoustrait anx dures éprouves des^ commencements et
recherché pa^ les amateurs, il se mit k confectionner de la
peinture. Ses œuvres n'étaient, en général, que des ébau-
ches; il fallait accumuler l'or detant lui pour le dMiUt k
les finir avec soin< 11 t^lrouvait sur sa palette ^ quaind il lé
voulait, Péléganee et la pureté du bon style ; mais il le vou-
lait rarement. L'amour du bien-être avait déjà supplanté
l'tfraoïir de la gloire. Raima le jeune termina sa carrière eil
Ifiât. Après l«i, Part tëûitien tomba dafls Me lëngtteor
ibS LA PEINTURE SUR BOIS,
croissante, et la reine de T Adriatique n'eut plus d'autre
poésie que le murmure de ses flots.
C'est un océan que l'histoire de la peinture au delà des
Alpes; nous en avons exploré les trois divisions principales :
les écoles romaine, florentine et vénitienne ont déjà passé
devant nos yeux ; nous avons assisté aux premières tenta-
tives de l'école siennoise. Mais l'art du coloris a eu dans la
Péninsule quatorze centres; dix de ces chefis-lieux n'ont
point encore reçu notre visite. Sauf Parme et Bologne, ils
ont, au reste, une faible importance. Ces deux villes produi-
sirent elles-mêmes peu de dessinateurs fameux avant l'an-
née 1600. Quelques grands traits vont donc nous suffire
pour achever de faire connaître la peinture italienne au
moyen âge et du temps de la renaissance.
L'école de Parme n'offre à l'historien que deux maîtres
célèbres, Antonio AUegri, surnonuné le Corrégey et François
Mazzuoli , surnommé le Parmigianino. Elle leur doit non-
seulement toute sa gloire, mais encore son existence; née
avec celui-là, elle s'efface après celui-ci. Parme et Plaisance
avaient inutilement possédé des artistes de très-bonne
heure ; aucun d'eux ne montra de hardiesse et ne prit une
allure plus vive que ses contemporains. Ils ne profitèrent
même pas des améliorations qui augmentaient ailleurs la
puissance de l'art. Bartolommeo Grossi, Lodovico, Alexandre
Araldi, Gristoforo, n'avaient point la taille des initiateurs.
La famille assez nombreuse d'où le Parmigianino devait
sortir ne faisait pas non plus des merveilles, lorsque Anto-
nio Allegri vint au monde à Corregio, dans l'année i494.
Son oncle Laurent lui donna les premières leçons de pein-
ture; il alla ensuite travailler à Modène, chez François
fiianchi , surnommé le Frari. Ses tableaux montrent qu'il
étudia profondément les lois de la perspective et celles de
l'architecture ; on lui enseigna même l'art de modeler. Ce
talent lui fut très-utile pour donner de la rondeur à ses
SUR TOILE ET SUR CUIVRE. i^
ibrmes. Les meilleurs juges reconnaissent dans ses premières
œuvres l'influence décisive de Mantegna : il aurait em-
prunté à ce gracieux artiste les germes de sa manière,
comme Raphaël au Pérugin et Vecellio h Jean Bellini. Le
Saint Georges, qui pare le musée de Dresde, trahit une
imitation évidente. On suppose même que le néophyte
inspiré habita plus ou moins longtemps la ville de Mantoue.
II y essaya ses forces dans quelques endroits, et notamment
dans l'église de Saint-André; son nom se trouve sur les
livres de la fabrique. Dès cette époque, il fuyait l'aridité du
XV* siècle et cherchait k obtenir les moelleux effets du style
moderne. L'école de Mantegna s'était elle-même fortifiée
sous la direction de Francesco , le fils du grand homme ;
elle possédait une science peu commune en fait de perspec-
tive verticale, et surpassait déjà Melozzo, l'artiste le plus
habile de l'Italie pour peindre les plafonds et les coupoles.
Yasari affirme qu'Antonio ne visita jamais Rome ; on a lon-
guement discuté cette assertion et fini par la reconnaître
exacte. Mais on a pensé que le Corrége avait vu assez de
tableaux provenant de l'école romaine, pour améliorer son
style d'après ces brillants modèles. Vers 1548-1549, sa
manière n'était pas éloignée du point de perfection où il
devait la conduire. Il orna de sujets profanes le couvent de
Saint-Paul, à Parme, que gouvernait alors une abbesse
mondaine et légère : il y déploya tant de grâce et d'habi-
leté, que les moines du Mont-Gassin le choisirent pour dé-
corer l'église Saint-Jean ; les vastes peintures qu'il y traça
l'occupèrent de sa vingt-sixième & sa trentième année. Le
morceau le plus remarquable fut VAscension du Fils de
l'homme, exécutée sur la grande coupole. Rien d'aussi
important, d'aussi hardi n'avait encore été fait : la science
dn nu, des raccourcis, l'art de composer au point de vue
pittoresque et dramatique, n'avaient jamais été employés
avec .tant de puissance et de largeur, car l'immense fresque
4fi BuoAiurroti ne se àémvi^ q^e bien des «nnées #f r^ 4ê$$
ia chapelle S|xtiae.
£n 1530) CoiTFége aelieva Mpe imposition plus é^n^e
et plus merveiHeuse daiAs la ^tbédr$rlc de P^^oie ; i^le figure
YAêSon^on de la Vierge : les apô^s, émus de pieux seiH
-timents qu'exprîmeat leurs dÎTerses bX^^h^^ ocaupcnt l(i
partie inférieure; auf4essus d'eiiuc, ]a mère du Cbrittt plane
au miliett des nuages^ eayii^onMe par des anges ^ sovtjepi-
neot son vol, ou to'jaleiH des parfu^ns, portent des flaxi-
heaux devant elle , chantent et jouent ,de la musique poMT
célébrer son triomphe; m^ population de bionbeuroiH.
attend plus baut la sainte femipe , que l'Égiise -ni^elleiia
désormais la reine du ckl. Tous les persopinages sont rem-
plis d'une joie si vive, un tel air de £6te ani^e ^'ensemble,
et une si douce beauté rayonne sur les figures, f^m l'OR
eroirait voir le séjour ehimàpiq9e où l'homme , timnité
dans ses y<^ux, pjaee îngéBumeiit «tes dernÂènes e^>é-
nances.
Tout prouve que le dief de l'éeole de Parmie avc»t reçu
de la Mtore la plus vive sensibilité; ses mérites eonlt de
ceux qui exigent la tendresse d'une Ame délicate, U trairaôl-
lait principideme&t pour satisfaire un besoin intérieur, pour
envdopper d'une forme idéale ses émotions et ses Thn». La
facilité avec laffuelle il recevait des impressions le readait
& la fois timide et mél,anoolique : timide, parée qu'il redou-
tait la froideur, les tracasseries, ia «aiv^illairiee; wélweo-
lique , parce que , dans la grande lutte de la vie, les meîD-
dres coups le frappaient m cmu*. Les difficultés même de
l'art étaient pour lui un sujet d'inf uiâiiudes et M (UHuraaeirts;
il voyait trop bien les pér9s du sentie fls^iÂeux qi^'ji jier-
courait. Ston style rép^Mid exaoteiMnt b ees »tend(WioeB de
son caractère. La grieedes lignes, rbaimovùe des cottteim,
la finesse du elair-obseur , l'expression d'une gaieté do«ce
et l>rt de rendre les aentim^ats «flfectaêux en ewDpoMit
s» TÛMJR ET mm CUIVRE. iQi
les traite dtstinetifo. Dans la peîntwre, comme dans la
réalité, il fuyait les scènes tragiques, les idées lugubres, les
^nistres oèjets qui TenssenA remfdi de douleur. La ligne
droite Isi iaspîrait wae vive aBtipathte; ses contours sont
uniqueneot formés de iignes courbes. « La eonvexe , dit
Raphaël Meogs, qui OTait fait du style du Gorrége une étude
spéoaie, donne de l'ampleur, et la concave de la légèreté.
De leur réunion, vient la grâce, qui est particulière au
fameux Antonio Allegri. »
Quiconque voudra se donner la peine de réfléchir , n^
tardera pas à reconnaître la justesse de cette observation.
La grAce dans les mouvements, dans les attitudes, aussi bien
^e dans les eontpnrs, est une harmonie de lignes courbes :
tout angle la détruit. Le dessin ondoyant a pour corrélatif
linsenssbie ^adotion des teintes : le premier ménage et
adoBcît les transitions de la foraie ; la seconde, celles de la
couleur; ils bercent en quelque sorte le regard. Le clair-
obscur, par l'habile disposition de la lumière , produit le
même effet. Rien de brusque, de heurté ne s'accorde avec
la grâce et ne peut subsister avec die. Si du physique nous
passons au moral, nous trouverons qu'elle offre des carac-
tères analogues. Les passions terribles, violentes ou se-
-nepses la mettent en Cuite : l'élévation de l'esprit, la for^
de la volonté , la. grandeur et Tenibousiasme lui sont coq-
4raires. La bienveillance , la dooeeur , l'égalité d'âme , la
modestie, l'affectoosité en constituent l'essence; elle nfc
tolère aucune rudesse. Sous ces deux aspects , elle repré-
sente la facUité de la vie ; la prétention, Peffort, la haine ou
la aéAerease l'anéantissent. Elle eat engageante et souple,
nflhiMe et sereîae ; elle vous attire , vous met à votre aise,
V4nÊ$ ebarme, vous retient, et, s'il le iiMit, pardonne et
onblîo. On lui donne souvent la préférence sur la beauté à
cause du bien«étre que l'on ressent près d'elle. Or , nous
l'avons vu } toutes cf s qualités pittoresques et humaines
u
Ifô LÀ PEINTURE SUR ROIS,
composent le fond du talent du Corrége : il est doue, par
excellence, le peintre de la grâce.
Yasari nous montre Antonio surcharge de famille, lut*
tant contre l'indigence, et réduit à employer comme auxi-
liaire une opiniâtre avarice. On a engagé, sur ces différents
points, de vives escarmouches ; l'ardente polémique a eu
pour conséquence d'établir les faits suivants. Le Corrége fut
marié deux fois et eut des enfants de ses deux femmes : la
première lui donna un fils et deux filles; la seconde mit au
jour, en 1527, une troisième héritière du grand homme.
Il était né lui-même d'une familie honorable, mais qui,
selon toute vraisemblance, ne lui laissa aucune fortune. Ses
travaux lui rapportèrent de bien moindres sommes que les
œuvres contemporaines de Michel -Ange, de Raphaël et de
Titien, n'en firent pleuvoir dans la bourse de leurs auteurs ;
des peintres médiocres gagnèrent eux-mêmes beaucoup
plus. Si l'on additionne les prix qui lui furent payés de I5â0
à 4550, on n'obtient pas un total de mille ducats d'or : le
ducat d'or était estimé douze livres; quand on supposerait
que la rareté du numéraire en doublait la valeur, cela ne
ferlait après tout que vingt-quatre mille francs, ou deux
mille quatre cents francs par année. Il n'y avait pas de
quoi faire vivre le Corrége dans l'opulence, lui qui n'épar-
gnait rien pour ses tableaux. Il les peignait sur les cuivres,
les toiles, les bois les meilleurs et les plus coûteux : il y
prodiguait l'outremer, les laques, les verts d^une qualité
supérieure; il empâtait, retouchait, barmoniait ses couleurs,
séance tenante ; bref, il n'économisait ni le temps ni l'ar-
gent, et déployait à l'égard de ses travaux une munificence
royale. On dit même qu'il fit exécuter quelquefois en argile
les modèles de ses personnages, il n'est donc pas étonnaat
qu'il mourut fort pauvre, dans Tannée 4534, à l'âge de qua-
rante ans. Sa timidité mélancolique ne lui permettait pas
d'exiger des prix assez forts, et ce grand homme, qui a
SUR TOILE ET SUR CUIVRE. 163
peint tant de figures imagiunires, ne s'est pas cru assez dïin«
portance pour nous conserver ses traits. Il forma cinq ou
six élèves, parmi lesquels on distingue son propre fils,
Pomponio Allegri, quoiqu'il n'ait pu apprendre de son père
que les éléments du dessin ; il avait douze ans, lorsque le
glorieux artiste s'endormit du sommeil éternel.
^ L'autre honneur de l'école de Parme , François Mazzuoli,
fut un homme ex traordinairement précoce. Venu au monde
dans la capitale du petit duché, en 1505 ou 1504, il se
trouva orphelin de bonne heure. Son père, Philippe, avait
exercé la peinture et s'était distingué par son adresse à re*
produire les plantes. Ses deux frères , Michel et Pierilario ,
qui possédaient de plus grandes ressources intellectuelles,
cultivaient également l'art du coloris. Ces honnêtes per-
sonnes entourèrent leur neveu de soins paternels. 11 n'avait
que seize ans lorsqu'il peignit ce fameux Baptême du Christ,
admiré encore de nos jours ; on le plaça , comme une mer-
veille, dans rëglise de la Nunziata. Peu de temps après,
François voulut essayer si la fresque l'embarrasserait plus
que les tableaux à l'huile. Ayant fait heureusement cette
épreuve en décorant une chapelle des moines noirs de Saint-
Benoit, il poursuivit son labeur, et historia, sans désem-
parer, six autres chapelles du même édifice. Quoiqu'il n'eût
pas pris les leçons du Corrége, sa manière avait une grande
ressemblance avec le style de ce charmant génie ; mais il
ne dépouilla point sa nature pour revêtir une forme étran-
gère, et, quoique puisant l'inspiration aux mêmes sources
que l'aimable peintre, il sut rester vraiment original. Le
désir de voir des productions immortelles l'ayant conduit à
Rome , il offrit au pape trois ouvrages qu'il avait exécutés
avant son départ. Clément VII demeura surpris qu'un
jeune homme de vingt ans eût tracé de pareilles images.
Les ayant acceptées , il lui témoigna généreusement sa sa-
U^fuctioD, et le chargea d'orner la salle des Pontifes. Le
tee LA PEINTURE SUR BOIS,
la rapidité de sa touche donnait fréquemment a ses toiles un.
air de décoration. Après lui, Técole de Parme ne mit au
jour que de médiocres dessinateurs. L'habile Lanfraue , né
dans la capitale des princes Farnèse, fut absorbé par l'éeole
de Bologne.
Celle-ci avait eu de bonne heure sa saison printanière. Si
Rome peut montrer une peinture exécutée au commence-
ment du XII'' siècle par deux artistes indigènes, la ville des
Carrache n'en produisit pas moins de trois, à la fin du même
siècle : Guido, Ventura et Ursone, sur l'existence et les
travaux desquels on a des détails jusqu'à l'année iâ48. En
1500 commença une période d'activité féconde : sous Tiu-
fluence de Giotto , des maîtres vénitiens et du génie local ,
un grand nombre de coloristes peu célèbres, mais fort ha-
biles, peuplèrent de figures chimériques les monuments
religieux , les hôtels de la noblesse et les demeures bour-
geoises. On a formé de leurs œuvres trois collections inté-
ressantes. Franco, élève d'Oderigi, fameux enlumineur
dont Dante fait Féloge, s'illustra par son double talent
de miniaturiste et de peintre. Son tableau le plus authen-
tique représente la Vierge assise sur un trône , et porte la
date de i3i5 : il lui assigne la mémo place, dans l'estime
des vrais juges, qu'au Florentin Cimabué, au Siennois
Guido. Ses petits ouvrages sont traités comme des minia-
tures. 11 forma de nombreux disciples, qui tous travaillèrent
& orner Notre-Dame de Mczzarata ; ce spacieux monumeat
fut pour les peintres bolonais un lieu de concours, une sorte
de lice générale , comme le Campo-Santo pour les peintres
toscans. Une douce piété animait les élèves de Franco. Us
allaient, d'église en église, de monastère en monastère, fi*
gurer les scènes majestueuses de l'Ancien Testament, la
vie sublime du Christ et ses touchantes paraboles. Mais ,
lorsqu'ils arrivaient à son martyre sur le Golgotha, pla-
ceurs d'entre eux se sentaient moralement défaillir et ne
SUR TOILE ET SUR CUIVRE. i67
pauvaîeot retracer ce cruel épisode. « C'est bien assez, di*
sait Vital,, que les Hébreux l'aient crucifié une fois et que
les mauvais chrétiens renouvellent ce supplice tous les
jours. » Lorenzo, son ami, se chargeait de l'exécution. Pour
lui, le symbole de l'innocence prédestinée au malheur,
Jésus dans sa crèche, était le motif qu'il aimait le mieux.
Son élève , Jacopo Avanzi , montra le même excès de déli-
catesse; il ne voulut représenter pendant longtemps que la
sainte Vierge, et il abandonnait à son fidèle collaborateur
Cimou la pénible tâche de faire couler le sang du Rédemp-
teur. Quoiqu'on ait surnommé cet aide complaisant Simon
des Crucifix, par suite de son rôle spécial, la dévotion
exaltée, la pieuse tendresse de son ami l'influencèrent peu
à peu. Lorsqu'ils peignirent ensemble, à Notre-Dame de
Mezzai'ata , l'histoire du Christ , ils n'allèrent pas plus loin
que la cène ; il fallut qu'un artiste ferrarais vint retracer
les douloureijses épreuves de la Passion et le sacrifice qui
la termine.
Nulle p^rt ces émotions chrétiennes n'ont laissé des traces
plus vives, plus profondes et plus charmantes que dans les
œuvres de Lippo Dalmasio ; ayant voué, comme son maitre
Avanzi, un culte passionné à la fille de David, il ne coloria
jamais que des Madones. Lorsqu'il était sur le point de com-
mencer un tableau, il s'y préparait la veille par un jeûne
«MStère, et communiait le jour même, » afin d'épurer son ima-
gination et de sanctifier son pinceau. » Une douce et intime
poésie s'échappait alors de son âme, comme la source limpide
des rochers. Ses Vierges eurent, en conséquence, une vogue
extraordinaire, et l'on était presque honteux de ne pas pos-
séder quelqu'une de ces merveilles. Dalmasio n'entra pas
dans un monastère à la fin de ses jours , ainsi qu'on l'a cru
longtemps : 11 se maria, et sa femme lui survécut. Plusieurs
morceaux qui ornent les églises de sa ville natale permettent
encore déjuger son talent. Le Guide avait. pour oe peintre
fM U PBIlfTÛBE SCfe BOI^,
l'adoiiration la plus eothousiaste : on le surprit maiotM fWi
comme extasié devant une de ses images ^ quand on les d4«
couvrait , les jours de fôto ^ aux regards de la mukitude.
Les dernières pnges de Dalmasio datent de Tannée 1409.
L'école bolonaise, après sa mort ^ subît une aesez longiM
éclipse; elle ne reprit s<hi lustre que grâce aux eflerta de
Marco Zoppo et de François Raïbollni.
Le premier passe hiA»itueilement pour en ètf e le fonda-*
teuf. Élève de L^po Dalmaaîo, puis du Squareione, H
abandonna le style ingénu de^ anciens maîtres et adopta
noe mtf nière piua libre , plus savante , ^us moderne ; les
partisans eicclusifs de cette manière )»i attribuent donc le
rôle de créateur et ne tiennent pas compte de ses devan-»
ciers« L'importance de ceux-ci est manifeste néanmoins;
nous allons voir teur pieux génie éclairer de douces kiears
les ouvrages du Francis. Zoppo babito quelque temps Ve*
nise; il y peignit ^ pour un monastère de Pesaro , une toile
qui porte la date de 1471. Ses nus égaient tout ce qae ses
eontemporaifis ont fait de mieux ^ même Luca Signmpelli;
malgré son travail soigneux , malgré riM»*monie de ses eon*
leoFs ) ses tableaux ont enowre une certaine rudesse prîmi-*
tive*
François Rfi%(^ni , que Vùr nomme d'ordinaire Franeia^
vint au monde k Bologne en 1 4S$0. Ses parents , qui étaient
d'bonnétes ouvriers, le plaeèrent tout jeune encore cliei un
orfèvre. It y déploya un talent de premier ordre ; on n'a-
vait jamais rien vu de plus beau que ses ciselures, ses figo*
rines et ses nielles. Les Bentivoglio lui firent exécuter un
bon nombre de pièces qui le rendirent célèbre, mais qui
partagèrent le malheur de cette famille opulente , et (Virent
détruites quand on l'expulsa de Bologne. Le travail qu'il
prélérait néanmoins, c'était la gravure des médailles; les
coins qu'il exécuta pour Jules It le placèrent à la hanlear
du Jameux Coradosso, de Mihm» Beaucoup de princes s'ar^*
SUR TOILE Et SUR CITITRE. m
rttaiçfit dans k rille, et faisaient faire par lai des modèles
^icire, dont il leor expédiait plus tard les matrices. Tant
qu'il vëcot, les monnaies de Bologne ne portèrent pas d'au-
tres empreintes que les siennes. II avait quarante ans déjà ,
lorsqu'une nouvelle ambition vint tenter son esprit. La gloire
de Halitegna , qu'il connaissait , et d'une foule d'autres ar-
tistes , lui inspira l'envie d'essayer s'il ne réussirait point
dans la même carrière. Il apprit secrètement la pratique de
Fart, puis il traça pour Bartolommeo Felicino, amateur
distingué de la ville, une Madone assise, environnée de plu-
sieurs personnages et adorée par le commettant. Donnée à
l'élise de la Miséricorde , située extra muros, cette pein-
ture fut jugée si belle, que Jean Bentivoglio en demanda
sur^le-cbamp une seconde au Francia ; cette seconde ter-
minée, il le pria d'en commencer une troisième. Raïbolini
était un maître, dès ses débuts.
Sa manière a d'intimes rapports avec celle du Pérugin et
avee celle de Jean Bellini. On ne peut toutefois le regarder
eomme un simple imitateur ; des analogies plus ou moins
étroites devaient Punir aux bommes de son époque , mais
la nature lui avait donné des facultés poétiques de premier
ordre : il a, en conséquence, trouvé une forme qui lui est
particulière, orà la beauté ravissante des types le dispute à
rexpression eéleste des physionomies. Le charme qu'il ré-
pandait sur ses tableaux lui valut l'amitié de Raphaël : ces
deut hottfmes, d'un talent si exquis, s'envoyèrent mutuelle-
ment leur portrait. L'artiste romain , ayant exécuté une
Sainte Cécile poiir une chapelle de féglise Saint- Jean, k
Bologne 9 chargea Prancesco de la faire placer lui-même;
il ajoutait, dans sa lettre, que, s'il y trouvait quelque chose
de défectueux, Il le priait de le corriger. Mais Raïbolini de-
meura frappé d'admiration. La beauté de cette œuvre, selon
Yasari, le découi'agea si fort, qu'il en mourut de chagrin
fM$ddarit l'année i^ï6. C'est uile histdre inventée à plaisir.
'
170 LA PEINTURE SUR BOIS,
Après la date en question, notre artiste peignit encore un
grand nombre d'ouvrages , entre autres son fameux Saint
Sébastien, Il ne termina sa carrière que le 7 avril 1553.
De Tatelier de François Raïbolini sortirent deux cent vingt
élèves, parmi lesquels se distinguèrent surtout son fils
Giacomo, dont le style rappelle tellement celui de son père
que l'on confond souvent leurs toiles, et Lorenzo Costa, qui
& la grâce de son maître joignit une expression virile dans,
les têtes d'homme.
Sur un autre point du territoire bolonais un coloriste un.
peu antérieur au Francia s'était acquis une gloire différente,
mais aussi vaste et aussi durable. Melozzo , de Forli, sut
appliquer à l'art de peindre les voûtes les lois les plus ri-,
goureuses et les plus difficiles de la perspective. « Cette
science, nous dit Lanzi, avait fait des progrès assez marqués,
après Paolo Uccello , par le moyen de Pietro délia Fran-
cesca, géomètre habile, et de quelques Lombards; mais
produire une complète illusion, en historiant les coupoles,
était un honneur réservé au Melozzo. » Quoiqu'il fût né
dans l'opulence, aucune épreuve ne lui sembla trop pénible,
pour s'instruire et développer son talent. On croit qu'il
reçut les leçons de Pietro délia Francesca ; mais il est hors,
de doute qu'il le connut à Rome pendant qu'il y travaillait
en 145S. Une Ascension du Rédempteur qu'il peignit sur
la voûte d'une chapelle à l'église des Saints-Apàtres, vers
l'année 1472, causa un étonnement général. Le spectateur
éprouvait une de ces illusions si douces qui, dans les épo-
ques primitives, donnent à l'art un charme et une puissance
inconnus dans les temps de satiété , où une trop grande
expérience a détruit tous les sentiments naïfs : on croyait
réellement voir le Fils de Dieu percer la coupole et s'élan-
cer à travers l'espace infini, escorté de deux anges. Au bout
de cent cinquante ans, on forma et on réalisa l'audacieux
projet de scier cette peinture pour la transporter au palais
SUR TOILE ET SUR CUIVRE. 171
Quîrinal. On lit auprès Tinscription suivante : « Opus Me-
lotiij ForoliviensiSf qui summos fornices pingendi artem vel
primus invenit, vel illustravit. » Il y a une assez grande
analogie entce le style de Melozzo et celui de Mantegna. La
la lumière et les ombres sont dégradées avec un soin ex-
trême, distribuées avec une adresse qui communique aux
personnages et leur relief et leur apparence de mouvement.
Il est fâcfaeux qu'il ne reste aucun détail sur l'existence du
peintre. On ne connaît même pas au juste la date de sa
naissance et l'époque de sa mort. D'après Paccioli, Melozzo
Tivait encore dans l'année 1494; Oretti assure qu'il termina
ses jours en 1492, âgé de cinquante-six ans.
Un espace stérile, une sorte de lande inculte règne entre
son décès et le moment où brillèrent les Garrache. Denis
Calvaert, natif d'Anvers, s'y montre seul, comme un voya-
geur isolé. Cent trente-sept élèves apprirent de lui à manier
le pinceau et dans le nombre se trouvaient l'Albane, Domi-
niquin et le Guide. H prépara indubitablement la réforme
de la peinture italienne. Cette réforme n'appartient ni au
moyen âge ni à la renaissance ; nous terminerons donc ici
notre histoire de l'école bolonaise , et ne jugerons pas les
œuvres, les principes, l'influence des Garrache.
Quelques mots nous suffiront pour les autres écoles,
attendu que leurs chefs, élevés dans un des grands centres
de l'art italien, ont déjà presque tous passé devant nos yeux
en qualité de disciples.
Atteinte par le courant électrique sorti de Florence,
recelé siennoise, après un siècle de torpeur, se réveilla
enfin de son long sommeil. Elle mit alors au jour des
hommes d'un mérite secondaire , quoique très-habiles :
eomme Jacques Pacchiarotto, Jean Antoine Razzi surnommé
le Sodùnia, Dominique Beccafumi et Baldassare Peruzzi,
dont l'existence fut un long martyre, qui égala presque
Raphaël^ et n'a été apprécié que depuis sa mort.
172 l'A P£:mTUAE SUR BOIS,
L'école de Mantouc a pour toutes célébriiës Maategna et
Jules Romain, en présence desquels nous avons déjà mis le
lecteur; Primatice, que nous retrouverons en France, et
don Giulio Glovio, miniaturiste charmant et déjicat: un livre
d'offices de la Vierge, destiné au candinal Faraèse, ae l'oc-
cupa pas moins de neuf ans.
L'école de Modène n'a pas pN»duit un seul artiste, même
secondaire, qui ait droit de paraUre dans une histoii^e abné-
^ée de la peinture italienne.
L'école de Crémone n'intéresse que les hommes spéciaux,
les antiquaires laborieux. Dès l'année lâi5, elle ulymU 4ooné
signe de vie ; mais sa croissance s'arrêta bien avant qu'elle
eût pu égaler ses sœurs de Florence, de Veoisé^t d^ Aome.
Elle ne mit au jour que les Oampi , famiUe souple, habile,
ingénieuse et féconde, mais atteinte déjà par les maladijesde
ia décadence, et le chevalier Trotti, élève préféré de Ber-
j3iardtno, le plus jeune des quatre frères. Ces cinq eolonstes
suivirent une méthode éclectique, analogue à celle des Car*
rache, et, au moyen d'une savante médication , voulureal
ranimer la Peinture affaiblie.
L'école nûlanaise ne débuta qu'en 1335, époque où Gîotto
vint déployer dans la ville lombarde les inveiHîons et les
ressources 4e son génie créateur.. Quoiqu'il n'eut pu termi-
ner les travaux oommencés-par lui, 809 exemple fëeonda
l'imagination des habitants. On vit, peu apràs, se forvier
des talents indigènes; mais ce fut un autre FjioraBtti^y
Léonard de Vinci, dont nous avons préeédemmcwt jngé
l'œuvre, qui fit parvenir à la maturité cejtte éeote adoles-
cente. Beaucoup d'élèves apprirent sous sa «direotion à
transporter sur la toile les lormes les plus brillantes de la
nature et les songes les plus radieuiL delà pensée. Beiwar-
dino Luini, poëte élégiaque, Gaudcnzio Ferrari, poète dra-
matique , employant tous les deux la palette et le pinoeao
pour rendre leurs s^timentsj Lamazzo, peiatre
SUR TOILE ET SUR CUIVRE. 173
faible, mais utile écrivain, elles trois frères Procaccini, furent
les meilleurs artistes que ^es leçons ou ses tableaux instrui-
sirent.
La gloire de l'école napolitaine date du xvii'' siècle et ne
rentre point dans nos limites ; Ferrare et Gènes ont prodâh
beaucoup d'hommes distingués, mais pas un peintre supé-
rieur. Nous ne ferons que mentionner le Piémont, qui pos-
sède une école très-obscure, très-pauvre en talents abori-
gènes, espèce d'hôtellerie ou les dessinateurs ultramontains
s'arrêtaient dans leurs excursions, lorsqu'ils apercevaient
la chaîne majestueuse et les formidables sommets des
Alpes. f.
is
ALLEMAGNE.
L'Allemagne fut le second pays de l'Europe où Timagina-
tion moderne, éprise des beautés du monde extérieur,
s'efforça de les reproduire par la peinture. Nous passons
donc tout à coup des molles et douces régions du Midi aux
froides contrées du Nord; mais là nous retrouvons, des
Torigine, les qualités suaves qui distinguent les écoles pri-
mitives de ritalie. Cette grâce juvénile est due à l'influence
des idées chrétiennes; la rigueur de la température, l'ab-
sence complète de modèles antiques, le génie de la race
idlemande, lui ont d'ailleurs imprimé des caractères spé-
ciaux. Un fait très-intéressant pour l'historien philosophe,
c'est que Fart germanique a^ris naissance et déployé surtout
sa force dans les villes épiscopales, dans les domaines des
princes ecclésiastiques. L'oppressicm y était moins grande,
les lumières plus répandues, les esprits plus tournés vers le
négoce et les occupations tranquilles, la distance du maître
i76 LA PEINTURE SUR BOIS,
au sujet plus petite et les rangs moins marqués : le dogme
évangélique rapprochait les différentes classes, établissant
entre elles une égalité morale. La peinture n'y donnait donc
point à ses personnages l'expression d'une tristesse inquiète
et d'un humble repentir, mais celle d'un calme naïf, d'une
sage dévotion et d'une heureuse sécurité. Dans les villes,
dans les États que gouvernaient des princes laïques, la force
régnait, sans partage; on ne se souvenait de la fraternité
humaine que sur le lit de mort et en présence du sombre
avenir ; deux mots résumaient la vie des citoyens : tyrannie
et misère. Les tètes fictives ou réelles des tableaux portent,
en conséquence, les traces d'une lutte douloureuse, annon-
cent la vigueur du caractère, ou une piété pleine de trouble,
qui demande au ciel des consolations trop rares ici-bas.
Pendant le moyen âge, les beaux-arts ne furent guère
protégés, au delà du Rhin, que par des ecclésiastiques. Un
certain nombre de ces précoces amateurs méritent qu'on les
mentionne : saint Bernard, évéque d'Hildesheim à la fin du
X* siècle, fit exécuter des travaux considérables, et il avait
l'habitude d'emmener avec lui des artistes dans ses voyages,
pour copier sur la route les œuvres les plus remarquables ;
de 1009 à 1035, Meinwerk, qui portait la mitre épiscopale
de Paderbom, construisit non-seulement la cathédrale, in-,
œndiée après sa mort, et plusieurs autres édifices, mais
développa l'enseignement de la peinture dans l'école atta-
chée à la basilique métropolitaine ; EUinger, abbé du cou-
vent de Tegemsee, en Bavière, de 1017 à 1048, ordonna
de peindre les voûtes de son église et se rendit fameux par
son talent de miniaturiste ; un religieux du monastère de
Schcyern, nommé Conrad, obtint aussi une grande réputa-
tion, au milieu du xiii' siècle, en décorant de figures el
d'arabesques les livres qu'il composait; Agnès de Meissen,
abbesse de Quedlinboui^, morte vers 1305, encooragea
tous les arts et broda des tapisseries, enlumina de pîeox vo->
SUE TOILE ET SUR CUIVRE. m
Itmics, avec une adresse supérieure. Le mariage de Tempe*
reur Othon H, qui épousa la princesse grecque Théophanie
endîSy exerça, d'une autre part, une assez vive influence
sur l'art gi^maniqueç des rapports continoeU s'établirent
entnç l'Allemagiie et 1^ cour de Byzance, dernier refuge des
. traditions gréco-romaines. Il fiiut bien le dire cependant,
preaque toutes les œuvres coloriées du moyen âge furent
peintes sur les manuscrits et sur les murailles ; nous aurons
k meotionner peu de tableaux proprement dits.
La plus ancienne image de cette espèce au delà du Rlu9
se trouve actuellement dans le Provincial, Muséum de
Munster, et décorait jadis le cloître de Saint- Walbourg, à
Soest, en Westphalie. EMe représente le Christ trAnant sur
Tare^en-ciel, avec quatre saints à ses cAtés. Le style, évi«
déciment byzantin, prouve que ce morceau date d'une épo-
que antérieure au xiii^ siècle. Les tables d'argent que pos-*
sèdto régiîse Sainte-Ursule à Cologne, et pu sont figurés les
apAtres, oecupentle second, rang dans l'ordre chronologique;
l'uue d'elles porte le millésime de 4224. Elles ornent l'au*»
tel central du chœur et le mur de Faile droite. Quoique le
temps les ait endommagées, quoiqu'elles aient perdu, la vi-
vacité de leurs couleurs, spécialement l^dernières^ on n'y
voit iras de retouches. Les apôtres sont assis et pleins de
^ graviié; les contours se laissent à peine saisir, mais l'œuvre
n'en reste pas moins précieuse, comme spécimen de l'art
gothique venant prendre la place des formes romanes.
D'autres taUeaux du même style, qui nous ont été conser-
vés, n'offrent malheureusement pas de date. On voit au
Musée de Berlin deux remarquables peintures : l'une repré-
sente deux anges élevant un ostensoir; l'autre, le mariage
mystique de sainte Catherine d'Alexandrie. Ce sont des
êpÊteg à mi-corps dont ks tètes ont une proportion satis-
iaisante, et, quoique un peu pleines, ne manquent ni de
pureté ni de noblesse ; elles se distinguent, en outre, par
is.
478 LA PEINTURE SUR BOIS,
une expression de franchise et de calme douceur. 11 y règne
un naturel charmant, une grâce juvénile et un air d'inno-
cence virginale, que Ton admire surtout dans un ange du
premier tableau. Le coloris est d'ailleurs très-fin et sembla-
ble à celui des miniatures contemporaines; des lignes
obscures dessinent les contours. Un bon nombre d'ouvrages,
en partie fort intéressants, qui remontent à la même époque,
ornent les édifices de Nuremberg, entre autres les églises
de Saint-Sébald et de Saint-Laurent. Une des plus remar-
quables est une SainU Anne, placée dans le chœur de la
première et portant sur ses genoux Marie avec son fils;
divers saints les entourent. Un tableau encore meilleur se
trouve à Saint-Laurent, près de la porte de la sacristie ; c'est
une Madone qui tient entre ses bras son divin nourrisson :
une grâce toute particulière embellît la tête de la Vierge.
L'église Notre-Dame et la galerie du château renferment
aussi diverses images de ce style, mais la plupart d'un ordre
inférieur. On observe déjà dans quelques-unes les premiers
indices de la manière qui distingua par la suite l'école de
Nurembei|[ : les contours ont, en général, une certaine
dureté.
Cologne et la Westphalie, la Souabe et la Bavière furent
les endroits où la peinture allemande fit les plus sérieux
efforts, jusqu'au milieu du xiv* siècle, pour vaincre les diffi-
cultés d'un noviciat pénible et obtenir le droit de porter la
glorieuse couronne des maîtres.
Pendant la seconde moitié de ce siècle, une brillante école
apparut dans la Bohème comme un rapide météore. Char-
les IV, roi du pays, aimait le luxe et les beaux-arts. Envoyé
en France dès l'âge de huit ans, il s'y façonna aux élégantes
manières qui rendaient alors célèbre la cour de Charles le
Bel, et profita si bien des enseignements de la Sorbonne,
qu'il dépassa l'attente de son père. Monté sur le trône, il
encouragea toua les travaux utiles, fit élever de nombreux
SUR TOILE ET SUR CUIVRE. 179
monuments, les orna de sculptures et de peintures. En
1348, deux années après son sacre, les peintres de Bohème
formèrent uneeorporation qui se maintint plus d'un siècle ;
l'aéte primitif existe encore. Les membres principaux de
eette association furent : Théodoric, de Prague ; Runze et
Nicolas Wurmser, de Strasbourg. L'Italien Thomas, de
Modène, exécuta aussi pour Charles IV un certain nombre
de tableaux qui portent sa signature. Des fresques, des
images sur bois dans le château de Karlstein, dans la basi-
lique métropolitaine consacrée à saint Veit, dans l'église de
Stein, et quelques autres peintures conservées dans la ga-
lerie autrichienne du Belvédère, sont les produits les plus
importants que nous ait légués cette école. La chapelle du
premier édifice contient cent trente bustes de pieux person-
ni^es exécutés par Théodoric, de Prague. Les autres
morceaux représentent Dieu le Père, la Salutation dngéli-
que, la Visitation, Marie tenantsonfils^ VA doration des mages,
VEcce Homo, la Mise en croix, quelques empereurs et
quelques saints accomplissant des actes de dévotion. Les
artistes ont évidemment cherché à produire des effets du
genre noble, mais n'ont pas réussi: leur exécution manque
de délicatesse, de fraîcheur et de dignité; les bras, les
mains, les jambes et les pieds sont surtout d'une grande
lourdeur. On remarque une absence fâcheuse de caractère
dans la plupart des figures : les yeux ne regardent pas ; des
bouches larges et épaisses sont surmontées de gros nez ronds.
Un fort petit nombre de tètes rappellent la grâce des pein-
tres de Cologne. Les draperies ont généralement de la
richesse et de la légèreté ; le coloris se distingue, en outre,
par une douceur que n'offrent pas les œuvres gothiques.
Cette manière se propagea hors de la Bohème, comme le
témoigne un tableau d'autel que l'on voit à Muhlhausen,
sur le Neckar. Wenceslas, héritier de Charles IV, ne laissa
point les arts sans protection } mais la guerre des Hussites
I» LÀ PEINTURI SUB BOIS,
Tint frapper Técole naissante; elle D*a depub lors misao
jour que des couvres éparses, comme dans une longue con*
valeseence dont elle n'a jamais pu sortir.
La lumière qui se retirait de la Bohème se leva sur les
oolHnes du Rhin. Au bord du grand fleuye germanique, la
peinture allemande atteignit pour la première ft>is l'idéal.
Vers la fin du xiv* siècle, les artiste de Cologne portèrent
le genre gothique h sa plus haute perfection. Le premier,
maître Wilhelm ou Guillaume, naquit, dans le hameau de
Herle, près de la ville des rois mages. Les anciennes chro-
niques locales le citent dès Tancée 1560. On possède un
contrat passé pair hii, en i370, pour le loyer d'une maison.
Une note découverte sur les registres de l'église de Sainte-
Colombe nous apprend qu'il était marié, que sa femme se
nommait ^utta, et que les deux époux vivaient dans l'ai-
sance . La Chroniqm de Limbfmrg^ dit en parlant de lui, à
Vannée 4580 : « Il y a^vait alors à Cologne un peintre
u nommé Wilhelm ; c'était le meilleur de toutes les coa-
u trées allemandes, suivant l'opinion des maîtres: il a peâ^l
« les hommes de toute forme, comme s'ils étaient en vie. »
Vhistoirt de Trèms, par Hontheim FrodcMn, le mentionne,
sous la même date, à peu près dons les mêmes termes, et
Pierre H«rp, dans ses Mfinahs des dominiemine de Prane-
fort, répète le passage que nous venons de traduire. Ces
textes suffisent, et au delà, pour prouver l'existence de Wil-
helm. Malheureusement, on ne connaît pas de lui un seul
tableau signé ; il a donc fallu reconstituer son oçuvre par
une suite d'habiles conjectures. Le premier panneau qu'on
loi ait attribué orne la tombe de Cuno, archevêque de
Trêves, dans l'église Saint-Castor, à Coblentx ; il fut pein^
en f 3S8 et Sgure le Rédempteur sur H croix : au pied de
l'instrument fatal s'agenouille l'Électeur. La beauté de
l'exécution, le caractère fortement individuel des traita,
avantage rare 4 cette époque, et la date de l'imege, sont le#
.ir -
SUR TOILE ET SUR CUIVRE. f 81
causes principales qui en font désigner Wilhelm comme
Fauteur. Le triptyque du grand autel de Sainte-Glaire h
Xlologne, une Vierge du musée de cette ville, la Sainte Vé^
rùnique de la collection Boisserée, un petit autel que l'on
voit chez M. Delassaulx, k Coblentz, et deux ouvrages du
musée de Berlin , ont paru offi*ir le même style et pouvoir
être déclarés du m%raè artiste. La douceur, le calme, l'ingé-
nuité de l'expression, une élégance à moitié naïve, -à moitié
coquette^ distinguent toutes ces pages. Les formes du corps
sont lancées, les tètes rondes, les mentons un peu pointus,
les bouehes petites et les lèvres saillantes. Des plis faciles et
bien jetés, un coloris vif et cependant harmonieux, achè-
vent de caractériser la manière du peintre. Ses types man«
quent de vmriété, d'individualité, en même temps que d'une
certaine noblesse héroïque. 11 fit un bon nombre d'élèves,
comme des tableaux secondiaires en portent témoignage.
Son plus brillant disciple fut raattreStephan, ou Éticnpe.
On possède encore moins de détails sur son existence que
sur celle de Guillaume; il n'est même, jusqu'à un certain
point, que le prodoit d'une^ recomposition historique. Cher-
chant le nom de l'artiste qui a exécuté le fameux retable de
la cathédrale, on pensa le voir désigné dans une note du
journal de voyage écrit par Albert Durer : « Item, donné
deux blancs , pour faire ouvrir le tableau que maitre
Etienne, de Cologne, a peint. » Jadis effectivement ce tri-
ptyque ornait la chapelle derh6teldeville,oà on ne le voyait
sans rémunération que pendant les offices. Un autre passage
de Quaden Von Rinkelbach, dans son livre intitulé : Gloire
de la nation allemande, nous apprend que l'habile dessina-
teur mourut à Ph Api tal. Comme certains bourgeois de Colo-
gne rapportaient malignement ce fait devant Albert Durer,
pour mettre leur richesse en ^opposition avec l'indigence
habituelle des artistes, le grand peintre leur répliqua :
H Oui, vous avez bien lieu d'être fiers ; ce sera un bel bon-
182 LA PEINTURE SUR BOIS,
neur pour vous que d^avoir laisse périr d'une manière si
cruelle et de traiter si dédaigneusement un homme qui au-
rait pu vous rendre illustres ! » Le dénûment de Stephan
explique pourqj^oi on ne trouve dans les archives et papiers
de la ville aucun acte qui le concerne.
Le triptyque de la cathédrale représente, au milieu, VA^
doration des mages; sur les ailes, saint Géréon et sainte
Ursule; au dehors , Y Annonciation» Quelques lignes incer-
taines semblent former la date de i4i0. C'est la plus belle
œuvre de l'école allemande primitive. Nous en avons étudié
avec soin les caractères, et voici les résultats de notre obser-
vation. Dans les quatre morceaux domine une recherche
exagérée de l'harmonie : les traits s'arrondissent, les formes
s'effacent, les sourcils disparaissent ; les cheveux et la barbe
d'un des rois mages se fondent presque avec la chair. L'ex-
trême douceur des tètes féminines leur donne Fair un peu
trop jeune : on croirait voir des adolescentes plutôt que des
personnes adultes. Les yeux sont petits, comme dans les
œuvres de Pérugin, les faces larges, les fronts hauts et bom-
bés. Sainte Ursule, entre autres, a des tempes spacieuses,
un grand front, un occiput presque nul, les oreilles à l'ex-
trémité du profil. Les ombres des carnations offrent des
teintes verdâtres; les clairs tirent sur le blanc pur. Les che-
veux crépelés, nattés, déroulés, les turbans et les diverses
coiffures rappellent les V.an Eyck, de même que le soin avec
lequel sont imités le satin, le velours, le damas, les perles,
les diamants, les armures et les tapis. La terre est couverte
de fleurs comme dans les œuvres brugeoises. D'autres ana-
logies, que nous passons sous silence, rapprochent les deux,
écoles. Les mains sont déjà d'un fini précieux, mais les visa*
ges manquent de détails.
L'identité de manière a fait attribuer à Etienne plusieurs
autres tableaux, qui forment une petite collection. Elle per-
met d'apprécier toute sa grâce et toutes ses ressources
à
SUR TOILE ET SUR CUIVRE. 183
naturelles, de bien saisir les tendances de la vieille école
rhénane. On trouvera des renseignements sur ses œuvres,
dans Rugler, dans Hotho et dans mon Histoire de la petfi*
ture cUlemande, Nous ne citerons que les Jra£;ments d'un
vaste retable, qui ornait jadis l'abbaye bénédictine d'Heis-
terbach, près de Bonn ; ils ont passé, des frères Boisserée,
au roi de Bavière. Un homme aussi habile qu'Etienne ne
pouvait manquer d'exercer une influence énergique; des
provinces éloignées la subirent : elle pénétra jusque dans
la Saxe, en passant par la Westphalie, jusque dans la Souabe
et l'Alsace, en passant par Trêves et Francfort.
Mais deux artistes de génie enlevèrent à ce maître élé-
gant le sceptre de la peinture, qu'il portait si bien. Après
avoir imité de l'école rhénane un grand nombre d'effets et
de dispositions, les Van Eyck élargirent considérablement
le domaine de leur devancière. A l'aide d'un procédé nou-
veau et de combinaisons nouvelles, ils créèrent, pour ainsi
dire, tout un monde poétique. L'Allemagne surprise ne crut
pouvoir assez le contempler, et , dans son admiration pro-
fonde , s'oublia elle-même. Les tableaux que l'on regarde,
avec peu de vraisemblance, comme exécutés par le graveur
Israël de Mecheln ou de Meckenen dans la seconde moitié
du XV* siècle, démontrent hautement que l'art germanique
suivait à cette époque les traces de la peinture néerlandaise.
Quel que soit l'auteur réel de ces ouvrages, il possédait un
magnifique talent. S'il se laissa modifier par le style bru-
geois, il fut loin de perdre tout caractère individuel. Son
originalité manifeste le mit en état de devenir un centre à
son tour; c'est ce que prouvent un grand nombre de pein-
tures trouvées dans les édifices de Cologne et des environs.
Le génie flamand remonta ensuite le cours du Rhin et alla
éveiller en Alsace l'émulation de Martin Schœn , qui s'était
fixé à Colmar, quoique originaire de la Franconie (4420-
1486). DeTAlsacCy l'inspiration gagna la Souabe; Frédé-
iU LA PElifTURfi SUR BOIS,
rick Hériin^ de NordlingeB, ëUil déjà fameux dalis eelte
dernière ville dès l'année i467. Puis, Hoibein le père i
Augsbourg, Jarenus esk Westphalie, Jean Grûnewald et
Conrad Fyoll à Francfort , Michel Wohlgemttth à Nurem-
berg, furent visités par le souffle peétiqoe de la Néerlande.
Il effleui^ ausri Albert Diirery qui, malgré sa puissante
organisation, demeura le disciple et l'obligé des frères Van
Eyck. Cet homme célèbre vint au monde en i47i . Son père
était un Hongrois i]ui avait abandonné sa patrie, longtemps
habité la Flandre, et choisi enfin pour dernier séjour la
ville de Nuremberg, où il aVait épousé une AUemaade et
pratiquait son métier d'orfèvre. 11 enseigna lui-même i son
fils les éléments du dessin. « Mon père était très-eontcait de
moi, dit ce dernier dans son ftutobibgraphie, parce qti'it me
voyait soigiieux et laborieux. Il m'envoya done à l'école, et,
dès que je sus lire et écrire, me retira pour m'ajyrendre
l'orfèvrerie ; mais, quand je pus bien travailler, mon goAt
me porta de préférence vers la peinture. J'en instrmsis moft
père, qui fut d'abord peu satisfait et regretta le temps qv'îl
avait perdu à m'enseigner son art; il ne voulut point toute-
fois contrarier mon penchant. Le jour de Saint-André, Faii
de Notre-Seigneùr i486, il m'engagea pour trois années
eomme apprenti chez le peintre Michel Wohlgemuth. »
Lorsque ee noviciat fut terminé, Albert Dârer visita une
portion de l'Allemagne, des Pays-Bas et de l'Italie, où il
retourna une seconde et une troisième fois. En 4494, il
épousa la fille d'un habile mécanicien, nommée Agnès Frey.
11 ne connut plus le repos depuis lors et finit par mourir de
chagrin i l'âge de cinquante-sept ans.
Les œuvres d'Albert Diirer offrent un mélange singulier
de fantastique et de réel. Les deux tendances principales
des hommes du Nord s'y trouvent partout associées et repré-
sentées. La pensée de l'artiste l'emporte sans cesse dans le
monde des abstractions et des chin^res j sa conscience do$
SUR TOILE ET SUR CUIVRE. 185
difficultés de la vie, sous un ciel âpre et froid , le ramène
vers les détails de l'existence. Il aime donc les sujets philo-
sophiques et surnaturels d'une part, tandis que de l'autre
son exécution minutieuse se cramponne à la terre. En même
temps qu'il suivait ces deux principes contradictoires , il se
laissait entraîner par l'amour de Thyperbole. Ses types, ses
gestes, ses poses, la musculature de ses nus, les plis sans
nombre de ses draperies, ses expressions de joie, de douleur
et de haine ont un caractère manifeste d'exagération. La
grâce lui manque d'ailleurs : une rudesse toute septentrio-
nale a fermé la voie aux qualités douces. Les panneaux
d'Albert Durer sentent le Teuton, le vieux barbare des hor-
des germaniques. 11 portait lui-même une longue chevelure
comme les rois francs. Sa belle couleur, la fermeté savante
de son dessin, son grand caractère, sa profonde pensée, la
poésie souvent terrible de ses compositions, le pls^cent au
rang des maîtres. Colmar possède de lui treize tableaux, de
grandes dimensions, qui ornent la bibliothèque publique. A
Paris, on peut voir deux peintures de sa main, chez M. de
Quedeville, amateur passionné des beaux-arts. Ce ne sont
pas les moindres ornements de sa précieuse collection, petit
sanctuaire consacré à la gloire des anciennes écoles ^ L'un
de ces morceaux représente le Messie couronné d'épines;
l'autre, Jésus portant sa croix sur le chemin du Calvaire.
On y remarque tous les défauts et tous les mérites du grand
peintre. Le Christ a le corps entièrement jaspé de sang par
suite de sa flagellation. Dans ces deux ouvrages, il est acca-
blé de douleur et manque de la noblesse idéale que l'on
aime à lui prêter. La peinture est d'un éclat, d'un fini ad-
mirable et d'une conservation étonnante. Pour les tableaux
de l'église Saint-Gervais, réunis dans un même cadre , nous
* M. Quedeville est mort depuis la première publication de ce travail tt
ses tableaux ont été dispersés.
16
186 LÀ PEINTURE SUR BOIS,
doutons fort qu'ils soient d'Albert Durer; nous les croycms
plutôt exécutés par un artiste néerlandais, pendant les pre-
mières années du xvi^ siècle.
Le prince de Téc'ole germanique entraîna sur ses pas un
grand nombre d'élèves et d'imitateurs. Jean. Wagner, de
Rulmbach, Henri Aldgrever, Jean Scbeuffelin, Barthélémy
Beham, suivirent fidèlement ses traces. Mais son plus bril-
lant disciple fut Albert Altdorfer, homme d'une imagination
vaste et opulente, qui a su dérouler dans ses tableaux des
perspectives ^ans bornes et faire mouvoir des milliers d'ae*
teurs.
Si Albert Durer se présente à nous comme le peintre
énergique de la vieille Allemagne, Lucas Granach en fut le
peintre gracieux. Son nom de famille était Sunder; celui
par lequel on le désigne habituellement vient du lieu de sa
naissance, Cranach, près de Bamberg. Vigoureux dans ses
tableaux, Albert Durer montrait dans sa conduite une fai^
blesse indigne de son talent, faiblesse qui le soumit en
esclave à sa femme; doux et ingénieux dans ses peintures,
Cranach fut dans la vie réelle d'une fermeté inébranlable.
Quoiqu'il eût épousé une personne très-laide, il lui témoigna
une constante affection. Lorsque l'électeur de Saxe, Frédé-
ric le Magnanime, son protecteur et son ami , eut été fait
prisonnier par Charles-Quint, il le suivit de donjon en don-
jon, lui lisant la Bible, et ornant de fraîches images les mu-
railles de ses cachots. Après quelques années d^épreuves,iis
rentrèrent tous deux solennellement k Weimar. Lucas y
mourut en 1555; il avait atteint l'âge de quatre-vingt-un
ans, et fut enseveli dans le cimetière de l'église Saint-
Jacques.
Il avait, comme Albert Diirer, un goût prononcé poar le
fantastique ; mais, au lieu de choisir les plus sombres des
légendes populaires, il traitait les plus riantes. Son imagi-
nation naïve et gracieuse voyait le monde sous d'agréables
SUR TOILE ET SUR CUÎVRE. 187
couleurs. Il excelle principalement dans les létcs de femmes;
quoiqu'il n'eût pas un grand savoir anatomique, il aimait à
représenter des jeunes filles nues. Un voile transparent
flotte 'sur quelque partie de leur corps, moins pour la dérober
aux yeux que pour montrer Thabile manière dont l'artiste
savait peindre un tissu diaphane. Ses personnages mâles ont
la plupart du temps une faible valeur. Nul n'a peut-être
mieux rendu les airs provoquants, l'insidieuse finesse, l'élé-
gante corruption, la versatilité des courtisanes. Les sujets
qu'il emprunte aux aneifens revêtent aous son pinceau h
forme d'une tradition germanique. Ces tableaux ingénus
déroutent les archéologues et charment les poètes. Granach
eut peu d'élèves ; le plus connu est son propre fils, Lucas Gra-
nach le jeune, qui a souvent exagéré, les tendances de son
père et abusé quelquefois des teintes roses^
Avec Albert Durer et Granach l'ancien, lutte de gloire et
d'importance le fameux Holbein. Né à Augsbourg en 1498,
il apprit les secrets de son art dans l'atçlier paternel. Jean
Holbein le vieux était un imitateur des Flamands , un pein-
tre irrégulier, qui passait de la rudesse et de l'hyperbole à
la grâce et à la douceur. 11 vint se fixer en Suisse, dans la
ville de Bâle, lorsque l'héritier de son nom était très-^eune
encore. Ge fut là que ce dernier donna les premiers signes
de son mérite extraordinaire. Ayant par malheur épousé
une lemme revéche et impérieuse, il n'efit d'autre moyen
d'échapper à la servitude que de s'enfuir en Angleterre.
Thomas Morus l'accueillit avec une extrême bienveillance;
au bout de trois ans, il devint l'artiste préféré de Henri VIII.
Tous les grands seigneurs se disputèrent dès lors ses ouvra-
ges. Après avoir mené une splendide existence, il mourut
de la peste en 1554, et fut jeté dans une de ces fosses com-
munes où l'on précipitait les victimes du mal contagieux.
Peu d'hommes ont su reproduire aussi habilement les
formes individuelles : ce sont des êtres vivants que de pa-
188 LA PEINTURE SUR BOIS, ETC.
reilles images; leur couleur brillante, ferme et polie comme
un émail, nous a conservé non-seulement les traits, les
moindres particularités de la figure et les proportions du
buste, mais encore tous les signes qui indiquent l'énergie ou
la faiblesse du caractère, les passions bonnes et mauvaises,
les souffrances et les joies passées, les habitudes et les goûts,
l'éducation et le rang social. Le peintre étudiait la nature
avec un soin extrême, pour la retracer avec une patience
ingénue. Pas un détail ne manque, et toutefois la minutie
de l'exécution ne trouble point l'harmonie de Tensemble.
Quoique moins nombreux, ses ouvrages d*histoire ne le
cèdent en rien à ses portraits. La grAce et la noblesse y ac-
compagnent toujours la vérité. Sa fameuse Danse des morts
prouve, en outre, qu'il savait monter le cheval mystérieux
qui mène dans le pays des rêves. Le génie fantastique des
Allemands n'a rien créé de plus profond et de plus railleur.
Après ces trois grands maîtres, les arts auraient, sans le
moindre doute, continué de fleurir dans les États germani-
ques , si la guerre de trente ans n'était venue pifisser au fil
de répée toutes les espérances de la nation. Des troupes
féroces incendiaient les villes pour se chauffer pendant riii-
ver : la Peinture expira dans le sang des citoyens égorgés
ou sous les ruines fumantes des édifices.
PAYS BAS.
Les populations ailemandes, établies à roccident du Rhin
et de TEms, puis modifiées par leur séjour, semblèrent em-
prunter aux influences locales non-^seulement un goût plus
vif pour les beaux-arts , mais des facultés nouvelles. Leur
imagination s'éprit de l'architecture , de la peinture , de la
sculpture, et négligea les formes littéraires. La parole n'était
pas assez substantielle pour leur nature positive. Sauf la ca-
thédrale de Fribourg, tous les grands monuments de la val-
lée du Bhin embellissent la rive gauche ; c'est là un fait très-
curieux et très-significatif. La Peinture allemande naquit de
même sur la rive gauche, k Cologne. Elle s'enfonça peu a peu
dans le cœur des Pays-Bas, en débutant par Maas-Eyck, ville
limitrophe du duché de Juliers. Avant cette époque, la Néer-
lande n'avait donné aucun indice de sa gloire future, quoi-
que plusieurs princes eussent encouragé les beaux-arts : les
comtes de Flandre soudoyaient des peintres officiels; la plu-
ie.
490 LA PEINTURE SUR BOIS,
part n'étaient que des espèces de décorateurs, employés
surtout à orner les bannières , au moyen de couleurs dé-
trempées dans rhuile : les archives flamandes indiquent un
grand nombre de payements pour ces sortes de travaux.
Deux artistes qui recevaient une pension de Louis de Maele,
Jean de Hasselt cl Melchior Brocderlain, exécutaient des
œuvres plus difficiles et plus méritoires : le premier touchait
annuellement vingt livres de gros. Philippe le Hardi leur
conserva leur place et leurs émoluments ; il faisait au se-
cond une rente de deux cents livres ordinaires. En i386,
Jean de Hasselt coloria un tableau d'autel , par ordre de son
maître , pour l'église des Gordeliers , a Gand : une somme
de soixante francs fut sa récompense. Hroederlain peignit à
son tour, en 1398 , deux pages d'autel pour les Chartreux
de Dijon. Aux fonctions d'artistes de la cour, ils joignaient
habituellement celles de valets de chambre, comme un peu
plus tard Jean Van Ëyck. On ignore ce que sont devenues
leurs compositions. Un O'ucifiement, exécuté à la gomme,
que j'ai découvert dans la chambre d^s margulliicrs de i'é-
glise Saint-Sauveur à Bruges, un autre Calvaire ^ de l'an-
«ieane collection Van Ertborn, qui provieat d'Utredii et
porte. la date de 1363) iiou$ offrent les seuls spécimens con-
nus de la peinture néerlandaise sur panneaux, avant le
ixv** siècle. Unis œuvre analogue , qui était encore chez
M. Inbert , de Bruges, en 1834 , a depuis lors été vendue,
^t personne qe pput dire où elle se trouve. Jean Valouel et
Henri fic^chose de Brabant, peioti^es officiels de Jeantsans-
Peur, m paraissent pas avoir eu grand mérite. Le degré de
peribctioQ où les Van £yck portèrent tout d'un xoup Tart
du coloris fut donc une étonnante conquête et le résultat
d'un génie extrfiordinaire , bieu que Técolc rhénane eût
frayé la voie. Ils naquirent à MàasrËyck, mot qui veut dire
Eyck-sur-Meusey et, selon Thabitude constante de l'époque,
prirent le nom de leur ville natale , comaM? les seigneurs
SUR TOliE ET SUR CUIVRE. i91
prentiient celui 4e leurs fiefs, mate laissèrent de «cdté la dë^
sijgpatipa accessoire. Un peintre français, originaire d'Arcis-
sur-Aiibe, se serait fait appeler Pierre ou: Jacques d'Arcis,
fit, s'aurait pas cru devoir cons^ver l'indication supplëmen*
tairez Dèi le xui® siècle, le Limbourg, et spécialement la
viUe ëe Maestricht, peil éloignée de Maas*Eyck, avaient été
célèbres par l'babileté de leurs peintres; quatre vers du
ParcivaUde Wolfram d'Bscbenbach ne laissent aucun doute
i cet regard. Au début du xv siècle, le duc de Berri occu-
pait en France trois artistes de cette provincci Po/ de Lim^
hmrf^ et ses deux frères. C'était donc un terrain propice
4>our les études et les travaux plastiques de même que pour
Jes innovations, auxquelles on pouvait être sur qu'un public
déjà éclairé prêterait une attention bienveillante. Hubert
vint au miMade en i566. Karel Van Mander nous apprend
que le frère d'Hubert était plus jeune que lui d'un bon nom-
bre d'années ; les portraits des deux pmtres confirment son
assertion. J^les suppose donc nés à vingt ans de distance,
ce qui est déjà un-iiitervalle énorme. L'augmenter encore,
vouloir que l'un eut trente-quaire ans de plus que l'autre ,
c'est une hypothèse que ne,légitiroent, ni la phrase 4e l'his-
torien, ni le volet de l'Agneau mystique, où figurent les
deux hommes célèbres. Elle ne pourrait, d'ailleurs, s'ap-
puyer que sur d'autres hypothèses, manière étrange de rai-
sonner. Il faudrait adm^tre , par exemple , qu'ils n'étaient
pas du même Ut, et violenter ou négliger des textes impor-
tants qui les concernent. Mieux vaut passer outre, sans
combatti*e des argument» dénués de valeur. On ne sait à
quelle époque les Van Eyck s'établirent :dan8 la triomphanie
eUé de Brugê9, comme la nomme Guiehardin. En 1410, le
plus jeune des deux frères ^ qui possédait une grande in-
struction et s'occupait de chimie, eut la gloire non pas d'y
inventer la peinture à l'huile, mais d'y perfectionner la
vieille méthode, lente, défectueuse, pleine d'inconvénients
in LA PEINTURE SUR BOIS,
et, par suite, très-peu employée. Ses améliorations en firent
un procédé si admirable, que l'on abandonna tous les au-
tres. A la Saint-Bavon de Tannée 4422, Hubert fut reçu à
Gand membre de la confrérie de Notre-Dame, sur l'avis du
chapitre de la cathédrale. Son frère était peintre et valet de
chambre du duc Jean de Bavière. En 1425, il passa au ser-
vice de Philippe le Bon, qui appréciait son mérite et avait
entendu parler avantageusement de lui. Cent livres par an,
monnaie de Flandre , lui furent allouées pour gages : il en
touchait la première moitié le jour de Noël , et la seconde,
k la Saint- Jean. L'acte original est daté du i9 mai. Dès que
le jeune Van Eyck fut enrôlé, le duc le chargea d'expédi-
tions mystérieuses qui se renouvelèrent fréquemment. Qua-
trfî-vîngt-onze livres cinq sous , du prix de quarante gros
la livre, lui furent données en 4426 , « tant pour faire cer-
tain pèlerinage que Monseigneur, pour lui et en son nom ,
lui a ordonné faire, dont autre déclaration il n'en vealt estre
faite, comme sur ce que par icelui seigneur lui pouvoît
estre deu à cause de certain loingtain voiaige secret , que
semblablement il lui a ordonné faire en certains lieux que
aussi ne veult aultrement déclarer. » 11 serait curieux, im-
portant peut-être, de dissiper l'ombre jalouse dont le prince
entourait les démarches de son fidèle serviteur; la complai-
sance de Jean Van Eyck a réellement un air suspect. Le
27 octobre de la même année , il reçut encore trois cent
soixante livres pour solde de compte. Aussi , le duc ayant
révoqué en décembre les pensions et gages qu'il donnait à
plusieurs de ses ofiiciers , exempta spécialement Jean Van
Eyck de cette retenue, par lettres patentes du 5 mars i4â7.
Mais un autre personnage de l'époque avait depuis long-
temps chargé les deux frères d'une entreprise qui exigeait
moins de discrétion et plus de talent. Josse Vydt, seigneur
de Pamele, riche Gantois, les avait priés de peindre un
vaste retable pour la chapelle mortuaire de sa famille, dans
SUR TOILE ET SUR CUIVRE. 193
l'église de Saint-Bavon, alors consacrée à saint Jean. Hubert
avait dressé le plan de l'œuvre et commencé l'exécution,
suivant son habitude; puis, son jeune frère l'avait aidé.
Ils étaient venus, selon toute apparence, se fixer à Gand,
puisque l'aîné des Van Eyck , ayant terminé ses jours
en i426, fut enseveli dans le caveau sépulcral de la famille
Vydt; mais Timpôt payé par ses hoirs prouve qu'il n'était
pas de la ville, car les étrangers seuls l'acquittaient. Mar-
guerite, sœur des illustres Limbourgeois, qui mtaiait aussi
le pinceau , ayant cessé de vivre bientôt après, fut déposée
sous la même voûte.
Ce double malheur fit concevoir au jeune Van £yck le
désir de retourner à Bruges, et le duc de Bourgogne lui
assigna pour demeure la maison de Jacques Ranary, dont
il paya lui-même deux années de loyer. Jean y continua
{'Adoration de l'Agneau mystique. Il dut néanmoins sus-
pendre son travail en i428, et aller à Lisbonne reproduire
les traits d'Elisabeth de Portugal, que Philippe voulait
épouser. Revenu le jour de Noël 1429, il acheta, l'année sui*
vante, de Jean van Milanen on Milauen, une maison de
Bruges, située au Terre Brugsken; il paya pendant dix ans
à la cathédrale une rente de trente schelen que devait son
prédécesseur et qui était hypothéquée sur Thabitation.
En 4452, son vaste retable se trouva enfin terminé; le duc
de Bourgogne vint le voir chez le peintre, ayant qu'on le fit
partir pour Gand : il donna aux varkts du célèbre coloriste
une gratification de vingt-cinq sols. Le 6 mai, Tœuvre im-
mense, qui ne contenait pas moins de trois cent trente per-
sonnages, fut placée dans la chapelle de Josse Vydt. Un
payement de quatre-vingt-six livres, effectué au nom du duc
de Bourgogne pour composicion à lui faiete et pour plu-
sieurs journées vacquées à besongnes et affaires , nous
remet sur la trace du grand homme en i454. La même
année, le 30 juin, Philippe le Bon ordonna au sieur de
194 LA PEINTURE SUl BOIS,
Ch«i|piy de tenir, eomme son représentant et san délégué,
l'enfant de Jean V«& £yck sur ks fonts baptismaux. A cet
honneur , il ajouta un cadeau de six tasses d'argent fui pe-
saient ensemble douze marcs, à huit francs un sou le marc;
prix total : quatre-vingt-seiae francs douze sous. * Depuis
quelle époque le dessinateur fameux était-il marié? On Fi*
gnore. Le portrait de sa femme , qui orne les salles de l'A-
cadémie de Bruges , ne nous fournit aucune lumière à cet
égard : il ei5t daté de 1439, et nous annonce que la disgra-
cieuse personne avait alors trente-trois ans. Le peintre
l'avait peut-être épousée en 1426, quand la mort de Hubert
et celle de Marguerite lui avaient fait connaître le chagrin
de l'isolement, la douleur d'habiter une maison vide qu'ani-
maient autrefois des personnes chéries. Les receveurs de
Philippe le Bon faisant des difficultés en 4434 pour payer
la rente annuelle de l'artiste, le duc leur écrivit une lettre
dont les termes nous montrent quelle haute idée il avait de
Jean Van £yck. 11 leur reproche avec énergie de mécon-
tenter un si habile homme : « Lui conviendra à^eeste cause
laissier notre service, en quoi prendrions trè&-§rand dé-
plaisir, car nous le voulons entretenir pour certains grants
ouvrages, en quoy Tentendons occuper cy après et ne trou-
verons point de pareil à notre gré, ni si excellent en son art
et science. » Il ordonne qu'on le paye sans délai et sans lai
faire aucune objection ; il le leur dit une fois pour tontes et
leur recommande de ne point l'oublier, s'ils ne veulent le
mettre en colère, attendu qu'il leur saurait fort mauvais gré
de le contraindre h leur adresser une seconde lettre.
En 1436, Jean Van Eyck exécuta pour le duc un voyage se-
cret hors de Flandre, qui fut d'une très-grande impor-
tance, puisqu'il coûta sept cent vingt livres. £n 1439, son
protecteur le chargea de faire enluminer un volume ; on y
coloria deux cent soixante et douze grosses lettres , douze
petites, et la dépense fut de six livres six sous six deniers :
SUR TOILE ET SUR CUIVRE. 195
la maîn-d'iBUvre n'était pas chère à cette époque. Au mois de
juillet 1440, Van Eyek termina sa glorieuse carrière. Pour
recaier d'un an la date de sa mort, il a fallu employer un
rentable mensonge, prétendre que son Christ de Bruges
porte le millésime de i440, lorsque le troisième chiffre est
irréeusablement un 2, et passer sous silence tous les carac-
tères primitifs de la peinture, caractères que j'avais soigneu-
sflnent indiqués : ils démontrent que ce tableau est le plus
ancien ouvrage connu de l'artiste, et probablement la Têêe
du Sauveur offerte par lui en 1420 à la confrérie des pein-
tres d'Anvers. L'inhumation du grand homme coûta douze
livres parisis, et vingt-quatre sous furent payés aux son-
neurs. Il avait fait à l'église de Saint-Donat un legs pieux de
quarante-huit sous, que l'on acquitta en I44â seulement.
Les comptes de plusieurs archives nous fournissent, au
sujet de sa famille, des renseignements ultérieurs. De 4444
à 4 445 9 sa veuve continua de servir la rente hypothéquée
sur la maison achetée par son mari; dans cette dernière
année, elle la vendit k Herman Reysseburch. Au mois de
février 4446, elle acheta pour deux, livres un billet de lo-
terie; le tirage eut lieu le 24. En 4449, elle était morte. Sa
fille, Hennie, se trouvant seule, témoigna le désir d'entrer
dans un cloître ; le duc de Bourgogne lui fit i ce propos un
don de vingt-quatre francs, » pour l'aidier k se mettre reli-
gieuse en l'église et monastère de Maas-Eyck, au pays de
Liège. »
Les archives de Lille mentionnent un troisième Van Eyck,
Lambert, serviteur de Philippe le Bon, que k duc récom-
pensa en 4434, parce qu'il avait été plusieurs fois u devers
luif pour aucunes besongnes que Monseigneur vouloît faire
fahre. » Le S4 mars 4442, il obtint du chapitre de Satnt-
Donat la permission de transporter près des fonts baptis-
maux le corps de son frère, déjà enseveli dans le pourtour
extérieur de l'église.
496 LA PEINTURE SUR BOIS,
Parmi tous les artistes connus, Jean Van Eyck est celui
qui a fait le plus grand nombre d'inventions. Après avoir
perfectionné la peinture à l'huile au point de la changer en
méthode nouvelle, il découvrit et appliqua les principes de
la perspective; muni de cette double ressource, il créa le
paysage et l'art de retracer les intérieurs, soit des monu-
ments religieux, soit des édifices civils et des demeures
bourgeoises. Le premier dans le Nord il sut reproduii'e les
caractères individuels de la face humaine. Il traita avec une
habileté merveilleuse les scènes de genre, les fleurs, les
animaux, les sujets allégoriques. Pour couronner tant d'in-
novations, il métamorphosa la peinture sur verre; les mo-
saïques transparentes de l'âge antérieur firent place aux
tableaux diaphanes.
Pierre Christophsen , dont on possède un morceau peint
à rhuile en 1417, Hugo Van der Goes, les deux Van der
Meire, Antonello de Messine, et Rogier van der Weyden,
de Bruxelles, furent ses élèves directs. Maintenant que l'on
connaît avec certitude la date de sa mort, il semble que
l'on devrait abandonner la tradition, d'après laquelle Anto-
nello de Messine vint le trouver à Bruges, lui offrit d'inté-
ressantes esquisses, gagna sa confiance, et obtint de lui le
secret vainement cherché au delà des Alpes. Ce qui lui fit
entreprendre ce voyage, selon Vasari, ce fut un tableau qu'il
admira chez Alphonse I'^ de Naples ; or, Alphonse ne monta
sur le trône de Naples que dans l'année 1442 : l'anecdote
se trouverait donc fausse. Mais, t depuis 1416, Alphonse le
Magnanime était roi d'Aragon , de Sardaigne et de Sicile.
Après avoir, en 1430, conclu la paix avec les Castillans, il
habita l'ile des anciens Lestrigons jusqu'en l'année 1435,
pour fuir la jalousie de sa femme, qui lui rendait le séjour
de l'Espagne intolérable, et pour encourager les partisans
qui lui restaient au delà du phare de Messine ; car Jeanne II,
après l'avoir adopté, avait ensuite révoqué son adoption. 11
SUB TOILE ET SUR CUIVRE. 197
s'était rendu célèbre depuis longtemps par son amour des
lettres et des beaux-arts, par ses expéditions guerrières, par
son enthousiasme chevaleresque et son caractère généreux.
Il avait choisi pour emblème un livre ouvert, et disait tou-
jours u qu'un prince ignorant est un ftne couronné. » Peu
exact d'habitude et peu soucieux de l'être, Vasarl n'a point
cherché en quel lieu, h quelle époque Antonello de Messine
avait vu chez Alphonse un morceau de Jean Van Eyck. Il
est probable que ce fut en Sicile même , patrie du jeune
Italien, et avant l'année i435. A cette dernière date, le
grand peintre du Nord employait sa méthode nouvelle de-
puis vingt-cinq ans ; on ne dira pas que nous plaçons trop
tôt l'arrivée d'une de ses œuvres chez un monarque instruit
et curieux. Le fait principal, dans le récit du biographe
toscan, c'est le départ d'Antonello pour la Flandre, après
qu'il eut admiré un panneau de Jean Van Eyck chez Al-
phonse. L'endroit où cette production le frappa d'étonne-
ment n'est en réalité qu'une circonstance accessoire. Avons-
nous besoin de dire que le fond domine toujours le détail?
Une erreur sur un point secondaire ne peut infirmer ce qu'il
y a d'essentiel dans une tradition. L'histoire fournissant le
moyen de rectifier l'inadvertance du biographe, on ne doit
point négliger volontairement ce secours. L'épilaphe d'An-
tonello corrobore le témoignage des écrivains et prouve qu'il
alla chercher au delà des Alpes le secret de la peinture à
l'huile. Né en 1414, il mourut en 1493, à l'âge de soixanteet
dix-neuf ans. Sa manière participe du genre italien, surtout
dans la couleur, et du style flamand, surtout dans le dessin
et la composition.
L'élève préféré de Jean Van Eyck se nommait Rogier
Van der Weyden. 11 était originaire de Bruxelles , comme
l'indique la signature de son portrait, exécuté par lui même.
En 1434, on lui conféra le titre de peintre officiel dans sa
ville natale. U fit alors pour la Maison-commune quatre
i7
198 LA PEINTURE SUR BOIS,
tableaux historiques d'une grande îroportanee. Deux ans
après, les ëchevins déelarèrent que sa charge serait sup-
primée lorsque la mort lui fermerait les yeux. En 1490,
«nnëe de jubilé, il parcourut la péninsule italienne. Ayant
TU dans l'église Saint*Jean-de-Latran une œuvre fort belle
qui retraçait l'histoire du patron de la basilique , et ayant
appris qu'elle était de Gentile da Fabrlano, il le proclama le
plus habile de tous les maîtres italiens. Du 16 juin 4495 au
jour de la Trinité 4459, il exécuta, pour Jean le Robert,
prieur de Saint-Aubert de Gambray, un taUeou r^dfermant
deux sujets, et ayant six pieds et demi de liant sur cinq de
large, qui lui fut payé quatre-vingts riders d'or, à quarante-
trois sous quatre deniers la pîëoe. 6a femme et ses élèves
reçurent une gratification de deux écus d'or, valant chacun
quatre livres vingt deniers tournois. En 4463, il taxa le
travail d'un nommé Pierre CoustaiB , peintre et valet de
chambre de Philippe le Bon^ qui avait colorié et orné deux
images de pierre : un Saint Philippe et une Sainte Elisabeth.
Le duc avait fait mettre ces statues « en son hostel , «ddit
lieu de Bruxelles, auprès de sa chambre, devant la porte
par où Ton va au parc. » Le 46 du mois de juin 1464, Ro-
gier Van derWeyden expira dnns la capitale du Brabant; en
l'ensevelit h Sainte-Gudule, et on eouvrit ses restes d'une
pierre bleue. Ses CMivres sont à peu près inconnues : sauf le
triptyque possédé jadis par la chartreuse de Mirafk>res, firès
de Burgos, puis par le roi de Hollande, sauf le tableau qui
ornait l'église de Middelbourg en Flandre et que le roi de
Prusse a fait acheter, on ne lui attribue aucun panneau
avec certitude. Il faut, pour le moment, se contenter de
suppositions : le catalogue deê tableaux regardés comme de
sa main n'a d'autre base qu'une série de conjectures. L'his-
toire même que l'on a débitée sur le premier ouvrage est
une simple hypothèse; rien ne prouve, rien même n'indique
que ce retable ait été emprunté , puis rendu fav Charles-
SUR TOILE ET SUR CUIVRE. 199t
Quint: au monastèfe de Miraflores. Il ne l'a doue pas suivi
dans SCS expéditions } il n'a pas été le confident de ses în^
quiétudes et de ses chagrins. Albert Diirer nous dit qu'il a
va i Bruges la ehapMe peinte de Rogier (en allemand Budi^
ger) : une chapelle n'est pas un triptyque, et Van der Wey-
den ayaît l'habitude d'historier, avec des couleurs à la
détr^npe, de grandes toiles que Ton suspendait alors on
guise de tapisseries autour des appartements. 11 avait peut-
être orné ainsi les murs de la chapelle brugeoise ; l'expres-
sion d'Albert Durer donne lieu de le penser. Quand même
il s'agirait d'un retable (et si on l'affirme, on l'affirmera sans
preuve aucune), àï faudrait encore démontrer qu'il venait
de la chartreuse. 11 est beaucoup plus simple de croire que
celui de Miraflores n'avait jamais quitté le monastère, avant
que le général d'Armagnac s'en fût emparé.
Quelques artistes paraissent avoir eu connaissance de la
nouvelle méthode et avoir imité les illustres frères, sans
que ceux-ci leur eussent donné des leçons ou communiqué
directement leur secret* Tels furent Josse de Gand, Liévin
de Witte, René d'Anjou. D'autres peintres encore firent pé-
nétrer en Hollande des découvertes de l'habile Flamand :
Thierry Stuerbout, de Harlem, naturalisa leur manière
dans sa ville natale, et fut aidé par Albert Van Ouwater,
puis par Gérard de Saint- Jean, disciple d'Ouwater.
Rogkr Van der Weyden eut pour élève le fameux Hem*
Itng; sa biographie et l'histoire de ses travaux sont pleines
d'obscurité. Son plus ancien tableau portait la date de i42iO^
il ornait les appartements du cardinal Grimani, h Venise.
Cette indication est aussi la plus ancienne trace qui nous
reste de son existence. Le cardinal Bembo, de Padoue, avait
cliea lui un diptyque de sa main, où on voyait le millésime
de 1470. Comme le premier panneau figurait Isabelle do
Portugal, femme de Philippe le Hon, il donne lieu de sup-
poser que l'artiste fut bien vu des ducs de Bourgogne et
90(r LA PEINTURE SUR BOIS,
employé par eux comme Jean Van Eyck. Le fait est pro-*
bable, quoique Ton n'ait pas encore trouvé la moindre men-
tion de lui dans les comptes de ces princes opulents. On
croit donc qu'il assista, le 5 janvier i477, à la bataille de
Nancy, et fut obligé comme les autres de prendre la fuite
sur les cbamps couverte» de neige. Une ancienne tradition
rapporte, en effet, qu'étant arrivé k Bruges pendant l'hiver,
pâle, exténué, malade et vêtu de haillons, il n'eut d'autre
asile que l'hôpital Saint- Jean. Reconnu par les moines qui
le soignaient, un des frères, nommé Jean Floreins Van der
Riist, le chargea de plusieurs travaux, dès qu'il fut en bonne
santé. Le peintre semble avoir voulu confirmer lui-même
l'exactitude de ce récit. Un tableau, exécuté pour l'hospice
en 1479 et représentant le mariage mystique de sainte Ca-
therine d'Alexandrie, contient deux scènes figurées qui, par
leur petitesse, ont échappé jusqu'ici à tous les regards. Elles
forment la décoration de deux chapiteaux qui occupent la
gauche de la Vierge. L'une nous montre un homme tombé
dans la rue, autour duquel on s'empresse et auquel on offre
à boire; la seconde, ce malheureux transporté à l'hôpital
sur un brancard. 11 y a entre ces épisodes et la tradition
une frappante analogie. Remarquons, d'ailleurs, que le
tableau est datétle i479. D'autres renseignements consta-
tent la présence de Hemling à Bruges et son extrême pau-
vreté en 1477 et 1478. Les registres de la corporation des
libraires nous apprennent que cette association, ayant de-
mandé au peindre un tableau d'autel à quatre volets, en
1477, fut contrainte de lui avancer les panneaux, de lui
donner un à-compte d'une livre, et ne lui paya en plus que
huit livres deux escaïins. Les braves gens exploitaient sa
misère , suivant une habitude ancienne comme le monde.
Ce pitoyable solde eut lieu en 1478. Deux ans après, l'ar-
tiste fit une répétition du Mariage de sainte Catherine pour
la chapelle des Corroyeurs k Notre-Dame. En 1484 il
SUR TOILE ET SUR CUIVRE. 20f
peignit Fadinirable Saint Christophe du miisëe de Bruges,
destiné à Thospice Saint-Julien. Depuis ce moment, on perd
ses vestiges pendant quinze années. En 4499 il termina un
eharmant diptyque où Ton voit sur une face la Vierge au
milieu d'une église, et sur une autre, le prieur du couvent
des Dunes, h Bruges, qui l'avait commandé. U parait que
ce fut un de ses derniers ouvrages, quoique rien n'y sente
l'affaiblissement de la vieillesse ; les registres de la corpo-
ration des libraires, mentionnés plus haut, contiennent un
inventaire, fait cette même année, dans lequel se trouve
l'article suivant : « Plus leur tableau à quatre volets, où sont
en portraicture Guillaume Vreland et sa femme, de pieuse
mémoire, exécutés de la main de feu maistre Hans. » -
Hemling a plus de douceur et de grâce que les Van Eyck.
Après la force et l'esprit d'invention brille ordinairement la
beauté pure. Les types du fameux Brugeois séduisent par une
élégance idéale ; son expression ne dépasse jamais la limite
des sentiments tranquilles, des émotions agréables. Tout au
rebours de Jean Van Eyck, il préfère la svelte et opulente
architecture gothique 1i la sombre et parcimonieuse archi-
tecture romane. Son coloris, moins vigoureux, est plus
suave; les eaux, les bois, les sites, les herbages et les
perspectives de ses tableaux font rêver. Il dore habituelle-
ment ses végétaux et ses gazons des teintes de l'automne :
la mélancolie des mois qui précèdent Thirer charmait son
âme poétique.
Jérôme Bosch suivit une méthode absolument contraire.
Il aimait les Ions heurtés, les oppositions violentes, les
formes singulières, les luttes, le désaccord, les régions
mystérieuses de l'enfer et ces aberrations de la nature qui
produisent les monstres. U existait entre son génie fan-
tastique et les goâts des peuples septentrionaux une corré->
lation intime, en sorte que l'on devait bien accueillir ses
ouvrages dans le nord de l'Europe. Ils ne furent pas moins
17.
LA PEINTURE SUR ROIS,
reeh^rdhés des Espagnols : k lieu de la scène, Fioiage des
lortçtres, les sombres capriees da dessinateur flattaieDÉleur
piété lugubre et leurs penchants cruels. On ne sait pas
quand il tint au monde : il SM^orut à Bois^le^Duc, sa ville
natale^ en 4918^.
D'antres artistes hollamlak furent entraînés dans le cercle
de l'école brogeoise : Érasme d'abord^ ^i exerça peu de
temps la peinture, et Cornille ]^geibrechtsz,.qBi eutThon^
neur d'enseigner Lucas de Leyde. Il savait surtout exprl-*
mer les passions et choisir hobilement les accessoires de sra
tablcauxi Presque tous ont été détruits, en sorte que l'oo
peut à peine caractériser le style de ce maître. Ceux qui
nous restent ne donnent pas de lui une idée brillante. U
avait vu le jour dans Fannée 4468, et il mourut en 1533,
laissmt deux fils d'un taknt peu ordinaire, Cornilic Kunst
et CorniUe le Cuisinier.
A Bruges même, l'ancien style se conserva plus longtemps
que partout ailleurs. Quoique originaire de Gouda en Hol-
kinde, Pierre Pourbus vint trés-jeune s'étûblir dans k viljks
de Hemling, où il étudia et imita si bien la mani^ du iprand
homme, que plusieurs do ses tableaux font jjnresqtte illusion.
11 soutiat cette lutte contre l'âsprit du xyi"" siècle, jusqu'au
3€ janvier iSë4. U fut aidé par une famiik entière, celle
des Claeyssens, probablement indigène, fille a fourni à la
peinture quatre hommes de talent : Pierre, GiUes, Antoine
et un second Pierre, dont le dernier ouvrage connu porte ki
date de I§I6. Rubens avait déjà montré toute sa putssance,
que le génie des Van £yck et de leur plus illustre héritier
lui disputait encore la suprématie dans un coin de la Bel-
gique.
Une autre école nationale fut sur le point de se former ma
bord de l'Escaut. Avant l'année 1434, Anvers possédait une
eonfrérie, dite de SaifU^-Luc, oùlespeinUres, seuipteiArs,
verriers et enlumineurs se trouvaient unis aux fondeurs de
SUR TOILE ET SUR €UIVRE. lOÏ
caraetèreS) imiHrîmeurs , libraires, rdMeui«, febricants de
coffires «ur lesquel» on traçait des peii^ures, aux potiers de
terre et i une foule d'autres maneeuvres. Dans les dernières
années du xv^ siècle Qu dans les premières du xv!*", Quintcii
Matsys, né à Louvain, et forgeran de son métier, quitta le
lieu de son enfance pour la ville opulente ou venait alors se
conoentrer le mé^oee des Pays-Bas : Tamour te rendit pein-
tre, le père de edle qu'il aimait ne voulant point qu'elle
portai le nom d'un batteur d'enclume. 11 montra bientôt le
talent le plua or^^inal qui eût brillé sur le sol de la Flandre,
depuis les Van Eyck ; mais il ne semble pas avoir été eom^
pris. Selon toute apparence, les confrères de Saint-Luc ne
l'admirent point parmi eux, car la liste de leurs doyens et
présidents ne le mentionne paa. 11 mourut en lSâ9, sans
avoir pu fonder une éeole«
Les arti9te8 de Belgique et de Hollande s'éloignaient alors
des voies natk>nales>et prenaient les Italiens pour modèles..
Bien ne put arrêter, ni même ralentir ce mouvement de
défection. Lucas de Leyde fut encore celui qui garda le plus
fidèlement les caractères de l'art septentrional ; Jean Gossart,
dit de Maubeuge, parce qu'il avait vu le jour dans cette ville,
Bernard van Orlcy, Michel Goxie , Jean Schoreel , Martin
van Veen , surnommé Heemskerk, du lieu de sa naissance,
obéirent à la mode qui entraînait les esprits. Lambert Lom-
bard essaya de formuler la doctrine classique de l'imitation.
Il entretint avec Vasari une correspondance, imprimée tout
récemment par Gayc, dans son Carteggio. François de
Vriendt, appelé d'ordinaire Frans Floris, marcha docilement
sur ses traces et forma de nombreux élèves, parmi lesquels
Martin de Vos occupe le premier rang. Avec l'imitation de
l'Italie coïncida une autre métamorphose, qui devait exercer
une vive influence sur le développement ultérieur de l'art.
La division du travail fut appliquée à la peinture , et les
genres se séparèrent. Patenicr, Henri à la Houppe, Molenaer,
f04 LA PEINTURE SUR BOIS, ETC.
Jean Bol, Kornelis Ketel, les frères Valkenborgh, Mathieu
et Paul Bril cultivèrent spécialement le paysage et lui don-
nèrent une existence indépendante : jusqu'alors on ne l'avait
traité que comme un accessoire. Pierre Breughel, Aertsen,
Beukelaer, Joachim Uytenwael et Louis Toeput frayèrent
la route où allaient bientôt marcher les Jean Steen, les
Teniers et les Van Ostade. Jean Fredeman se montra le digne
précurseur des Steenwyck et des Neefs. Cornélis Vroom sut
le premier peindre une marine ; Jean Snellinck, une ba-
taille. Louis Van den Bosch et Jacques de Gheyn se ren-
dirent célèbres en imitant la grâce et la beauté des fleurs ;
Pourbus le vieux et Hoefnaghel, en copiant les formes des
animaux. Guillaume Key, Antoine Moro, les deux Pourbus
retracèrent isolément les individus, au lieu de placer leur
image dans le coin d'un tableau ou sur les volets d'un tri-
ptyque, selon l'ancienne coutume; enfin, Otto Venius mit
en usage et fit apprécier toutes les ressources du clair-
obscur. Ainsi se préparait l'avènement de Rubens.
ESPAGNE.
Pour commencer l'histoire de la peinture espagnole avec
les premières tentatives, il faudrait remonter jusqu'au
X* siècle et même encore plus haut. Ces essais consistent en
miniatures exécutées sur les manuscrits. Gomme partout
ailleurs, on y voit dominer le style hyzantin, puis le style
gothique. L'Alhambra contient de remarquables peintures
où règne la seconde manière. Elles sont dues, selon toute
vraisemblance , à des Espagnols , car la loi religieuse des
Mores leur défendait l'exercice des arts plastiques. Ces
fresques décorent les .voûtes de certaines salles : une d'elles,
représentant une chasse, fait le tour du dôme qui couronne
une grande pièce ; des chevaliers chrétiens y sont mêlés à
des princes arabes. Une seconde chambre offre aux specta-
teurs un divan assemblé ; une troisième , des combats
entre les Espagnols et les Infidèles. Les caractères du des-
sin et l'aspect de la couleur annoncent que ces images
206 LA PEINTURE SUR ROIS,
furent peintes dans les premières années du xv** siècle.
Bientôt après , le génie espagnol donna des signes de ce
qu'il devait être un jour. Ce fut l'art flamand qui le réveilla.
En 1429, Jean Van £yck, le créateur de la peinture néer-
landaise, avait séjourné à Lisbonne et parcouru les divers
royaumes de la Péninsule. En 1445, un certain Rogel, que
l'on croit être Rogier Van der Weyden , travailla dans la
Chartreuse de Miraflorcs, près de Burgos. ^Cinquante ans
plus tard, Juan Flamenco orna de ses peintures le même
édifice. On prétend reconnaître en lui Hemling, le poétique
légendaire de sainte Ursule. L'influence de ces artistes fut
considérable, mais on l'a peut-être exagérée, faute de con-
naître les productions les plus anciennes des coloristes na-
tionaux. Les hommes qui étudient les images des xv* et
XVI® siècles y observent tous deâ caractères particuliers, des
tendances originales. Schepeler, historien allemand, les dé-
crit de la sorte : « Le coloris n'a pas autant d'éclat que celui
des vieux peintres germaniques, mais il est plus doux. On
croirait qu'un voile flotte sur l'image, et l'exéeution en ac-
quiert une grande largeur. C'est ce que dans le pays on nom-
mait alors et l'on a continué de nommer l'air aiit6ûitil.
Plus tard , la manière des Vénitiens fot celle que préféra
l'Espagne : leur ample dessin et leur couleur vigoureuse
s'accordaient avec les propensions innées de l'art national.
Ajoutez à ces mérites une grande hardiesse de pinceau, une
imagination ardente, et vous aurez les traits (listinctifs de
réoole espagnole. » En imitant les Néerlandais, elle modiia
leur coloris : elle ne put adopter, par exemple, ces teintes
roses que l'on ne trouve point dans les carnalioBs de la
Péninsule. Les costumes se rapprochent, d'ailleurs, du goûl
oriental. Les types dénotent aussi en quels lieux les peintres
avaient vu le jour.
L'influence italienne commença, dès le xv siècle, à laller
contre l'influence beige. Antonio del Rineon , né à Gtiada-
SUR TOILE ET SUR CUIVRE. 5»7
laxara en 4446 , alla étudier dans k Toscane et dans las
États^Romains. Il sVipt)ropria la manière d'Andréa dd Gas-
taf^ et de Dominique Gbirlandajo. Ferdinand et Isa]>elle
le nommèt^nt peintre de la cour et ehevalicr de Saint-
Jacques. Pierre Berruguetc prit pour modèle le style de Pé-
rugin. En 4483, le chapitre de Tolède le chargea d'orner le
maitre-autel de la cathédrale, simultanément avec Antonio
del Rincon. Celui*«i ayant abandonné l'ouvrage en 4488,
son compagnon de travail s'engagea à le terminer seul. Les
fragments qui subsistent encore sont admirables : on y re-
trouve la grâce un peu roide et le sentiment déiiciit du
maître de Raphaël. Seize autres peintres furoit employés
dans le même monument. Juan d'Espagna , étant allé en
Italie pour se perfectionner, ne quitta (^us la patrie eu
Giotto. Sa résidence habituelle fut Spolète, où l'on conserve
nn grand nombre ée ses ouvrages, exécutés de iSOO k 1 520.
L'histoire a maintenu la sentence de bannissement qu'il
avait prononcée eontre lui-même.
De tous les mnitres italiens, Lécmard de Vinci parait
avoir exercé l'influence la plus vive sur les imaginations
espagnoles. Deux artistes du premier ordre furent ses
élèves, Francisco Neapoli et Pablo Aregio. Ils ont peint en-
semble , dorant l'année iS06 , le grand autel de la cathé-
drale de Valence. On y volt représentés six traits de l'bis-
totrede la Vi^ge; le plus frappant est la mort de Marie :
ks apôtres, qui environnent son lit de douleur, rappdlent
ceux de la lameose Cène , tant de fois gravée. On admire
' aussi dans les autres la correction du dessin, la noblesse de»
formes, la douceur de l'expresnon, enfin toutes les qutilités
éeLéanard.Cetouvrageftitpayétroismîlleducats d'or. Une
foule de tableaux, à Valence et à Murcie, reproduisent avec
une égale fidélité le style du peintre italien. Un troisième
artiste, niui nwias célèbre, que Ton doit ranger dans la
même école, est Hernan ou Fernando Yagnez. Suivant
208 LA PEINTURE SUR BOIS,
Palomino Velasco , il aurait étudié sous Raphaël , mais on
le croit plutôt disciple ou imitateur de Léonard. Dès l'année
i55i, il jouissait en Espagne d'une brillante réputation :
ses ouvrages principaux ornent la cathédrale et deux églises
de Cuença.
Mais, pendant qu'un si grand nombre d'artistes cher-
chaient ta lumière et lïnspîration du côté de l'Italie , d'au-
tres restaient fidèles aux traditions gothiques et h la manière
brugeoîse. Ce style ayant été méprisé par la suite, on n'a
pas conservé leurs noms avec le même soin. D'heureux ha-
sards ou des circonstances particulières nous en ont trans-
mis seulement un petit nombre. Ainsi , près de l'autel de
Saint- Antoine, dans la cathédrale de Cordoue, on en re-
marque un autre, plus petit, d'architecture gothique; le
panneau qui le surmonte représente l'Annonciation; il est
d'un mérite peu ordinaire pour l'époque où il fut exéeuté ,
car il unit un beau dessin à une couleur fine et harmonieuse.
L'auteur, Pierre de Cordoue, a eu l'idée d'y écrire son nom
en lettres d'or, avec la date de 1500 : nul ne saurait qu'il a
existé , sans cette précaution insolite.
On voit de lui , au musée espagnol du Louvre, deux ta-
bleaux , qui se distinguent par une ingénuité toute primi-
tive. Dans la Mori de saint yér<)ftte/ l'expression des figures
est réduite à ses éléments indispensables. Les moines qui
environnent l'agonisant pleurent sa perte , mais ils la pleu-
rent comme un enfant regrette ses jouets : leur affliction
manque de dignité, de profondeur.. L'artiste ne s'est préoc-
cupé que d'une seule chose : il a voulu peindre le chag^rin
en général et sans le spécifier. Les types des visages inspi-
rent la même remarque : Pedro a dessiné des tètes d'hommes,
non des tètes idéales de cénobites. Et tandis qu'il oubliait
certaines conditions avec une légèreté enfantine , il com-
prenait singulièrement les autres. Le moine qui lit la prière
des morts fait sourire le spectateur, il porte des lunettes et
SUR TOILE ET SUR CUIVRE. 209
a l'air de s'en servir; mais comme elles sont placées, elles
ne peuvent lui être d'aucun usage : le religieux étant vu de
profil, elles devraient se présenter de côté; l'artiste, au con-
traire, les a tournées de telle sorte, que l'on aperçoit de face
un des deux verres.
Le second ouvrage de Pedro, qui nous montre saint Pierre
devant le Christ à la colonne , renferme une autre naïveté.
Les deux personnages se trouvent dans un somptueux édi-
fice, et néanmoins le dessinateur voulait laisser voir le coq
fameux qui chanta l'heure du repentir. Il lui aurait été fa-
cile déménager une échappée de vue, au fond de laquelle
se serait pavané le belliqueux animal; mais il n'a point
poussé la réflexion jusque-là. Ayant mis tout simplement
un perchoir à l'angle de la pièce , il posa dessus un énorme
coq.
Quoique resté fidèle aux traditions et au goût du xv siècle,
Louis Morales a encore de nos jours une brillante réputation.
Il fut surnommé k divin, soit parce qu'il ne peignit que des
sujets sacrés , soit à cause de son admirable talent. On pos-
sède de lui un grand nombre d'ouvrages. Il naquit à Bada-
joz, dans l'Estramadure , au commencement du xvi* siècle,
et y mourut en i586, selon les uns ; en 1590 , selon les
autres. Un style sévère le distingue : il trace durement ses
contours et ne s'occupe guère de l'harmonie des lignes.
C'était un homme patient , qui travaillait avec le plus grand
soin. Ses barbes et ses chevelures sont des prodiges de fi-
nesse. Elles étonnent, lorsqu'on les regarde à la loupe , et
n'en produisent pas moins un bon effet , vues à distance. Il
savait parfaitement dégrader et fondre ses teintes, mais il
excelle surtout dans l'expression de la douleur. Il était très-
riche pendant sa jeunesse, époque où l'on aimait encore le
vieux style. Philippe II l'ayant mandé pour travailler k la
décoration de TEscurial , l'artiste déploya un tel luxe , que
le monarque offensé le renvoya chez lui. Mais le goût du
18
2tO LA PEINTURE SUa BOIS,
publie changea : la ma» ière italianue avait tous les jours
des adiBirateurs plus nombreux. Une profondeiaisère rem-
plaça le faste insensé de Morales. En 1581, le roi , passant
par Badajoz , le trouva dans une situation déplorable : u Tu
es bien vieux, Morales, » lui dit-il. — » Oui, sire, reprit
l'artiste , et bien pauvre. » Le prince lui fit une pension de
trois cents ducats.
. Il est bizarre qu'un peintre si habile se soit obstiné pen-
dant tout le cours du xvi'' siècle à garder la manière du xv**.
Son travail minutieux a les caractères d'un art qui débute.
Un des premiers désirs qui tourmentent l'artiste est l'envie
de rendre exactement la nature. Il copie donc les moindres
circonstances, les traits les plus légers que lui offrent les
ol^ets extérieurs ; il compte les cheveux et les rides, suit
les méandres des«veines, et reproduit le pâle duvet qui flotte
sur les joues de Fadolesc^ce. Mais pendant qu'il examine
les finesses du détail, il oublie l'ensemble : il croit imiter
le monde et ne retrace que des individus. Le sens général
des choses lui échappe, aussi bien que leurs harmonies in-
times. Il esk ni^ure], si l'on veut : il ne saurait être vrai.
Qu'on regarde un tableau de Morales à une petite distance,
on a retrouvé l'aspect de la vie ^ qu'on s'éloigne ensuite et
que l'on ci^pare ses ouvrages aux toiles de Murilk) : ils ont
une roideur, une physionomie singulière, une anatomie
chargée, qui éveillent l'idée de la mort. Le relief, la couleur,
les attitudes, l'harmonieux ensemble des secondes nous met-
* tent, pour ainsi dire, en face de la réalité, mais d'une réalité
que baigne une poétique lumière. Le plus vrai des deux
peintres est celui qui a observé de moins près la nature.
Le maître que les partisans de la vieille école imitèrent
le plus, pendant le xv!"* siècle, fut Albert Durer. Les éeri-
vains espagnols semblent même avoir exc^éré son action.
Les œuvres de Jérôme Bosch curent aussi,, par delà les Py-
rénées, un succès prodigieux. Une perpétuelle vulgarité
SUR TOILE ET SUR CUIVRE. 2U
alourdit les tableaux espagnols, oà doiniûe l'influeiice du
gënîe sq>lentrioiial.
Pendant qu'un certain nombre d'artbtes s'opiniitraient
à marcher dans les anciennes voies , la réforme poursuivait
ses conquêtes, et les admirateurs de l'Italie, leur propa*
gande. A la tête de ceux-ci, on remarque Alphonse Berru-
guete, peintre, sculpteur et architecte, né vers 1480 à Pa^
redes de Nava. Ayant perdu son père, qui hii avait appris
les éléments de son art, il s'embarqua pour l'Italie. Mîdxel-
Ange devint son maître : il s'appropria la manière du grimd
homme et l'aida dans ses travaux. Quand il fut revenu en
Espagne, Charles-Quint lui témoigna une ftveur éclatante.
Il le nomma peintre et sculpteur oflSdel de la cour. Les
grands personnages, les couvents , les chapitres des églises
se disputèrent ses œuvres. Les plus importantes furent exé-
cutées pour Ta cathédrale de Tolède. Comme il était très-
laborieux, Berruguete acquit de grandes riehesses, qui,
en 45S9, lui permirent d'acheter la seigneurie de Vmitosa,
près de Valladolid. La noblesse de l'expression, la vigueur
du dessin et la science anatomique distinguent aa manière :
il indique toujours soigneusement le nu sous les plis des
étoffes. Quoique ses productions soient en général très^fines,
leur nombre permet de croire qu'il y travaillait peu de
temps; presque toutes les villes espagnoles témoignent de
sa fécondité. Il mourut dans la ville d'Alcala, en 1564.
Philippe II le fit ensevelir avec une pompe extraordinaire.
Pedro Campana, autre artiste fort habile, occupe une
place distinguée dans l'histoire de la peinture espagnole,
quoiqu'il fut né à Bruxelles. 11 relève aussi de Michel-Ange,
et l'on suppose qu'il fréquenta son école. Son chef-d'œuvre
est une Descente de croix, qui orne la cathédrale de Séville.
Murillo avait coutume de l'aller voir tous les joui*s et de la
contempler longtemps. Il resta une fois plus tard que d'or-
dinaire, et le sacristain, qui voulait fermer les portes, lui
313 LÀ PEINTURE SUR BOIS,
frappa sur Tépaute, en lui demandant pourquoi il ne 8*eo
allait point : « J'attends, lui répondit le grand homme, que
ces pieux personnages aient achevé de descendre le Christ. »
L'expression, la couleur, la simplicité de la composition et
la symétrie presque architectonique rapprochent cet ouvrage
des tableaux d'Albert Diirer; mais le dessin du nu, et la
vérité, l'énergie des mouvements font penser à la chapelle
Sixtine. Né en 1ÎH)3, Gampana mourut en 1580. Séville fut.
sa résidence habituelle. Un de ses compatriotes, François
Frutet, y exerça près de lui ses remarquables talents.
Louis de Yargas a une importance plus grande encore. 11
alla en Italie prendre les leçons de Perin del Vaga, qui le
conduisit par la main jusqu'au pied du trdne où siège Ra«
phaël. Le jeune Espagnol s'assimila d'une manière étonnante
la grâce et la pureté de ce maître fameux. Les églises de
Séville possèdent une foul^ d'ouvrages qui l'honorent, mais
les principaux se trouvent à la cathédrale. Le plus connu
est le célèbre Quadro délia Gamba : il représente Adam et
Eve, les patriarches et des groupes d'enfants prosternés de-
vant Marie, qui flotte au milieu d'une gloire. Une jambe du
père des hommes a tellement Fair d'être en saillie, qu'elle
émerveille les curieux et a donné au tableau le nom qu'il
porte. Louis de Vargas peignait effectivement les raccourcis
avec une grande supériorité. On lui reproche de n'avoir pas
bien éclairé ses toiles, où l'on admire l'élégance des drape-
ries, la noblesse des types et la vivacité de l'expression. Il
mourut en 1568, à l'âge de soixante-six ans. On distingue
parmi ses élèves Pedro de Viliegas Marmolejo et le Romain
Matteo Ferez de Alesio.
Le chef de l'école de Valence florissait à la même époque.
Yincente Joanes, que l'on nomme souvent mal à propos
Juan de Joanes, conserve dans sa manière quelques rapports
avec l'ancienne école; il en a les lignes timides, la couleur
intense et la pieuse expression. Il communiait pour se pré-
SUR TOILE ET SUR CUTVRE. 215
V
parer au travail et cherchait l'inspiration sous les voûtes
des ë;;lise$. Quoiqu'il eut visité Fltalie, où se répandait le
goût des sujets profanes, il ne voulut jamais traiter que do
pieux épisodes. Un grand nombre d'élèves fréquentèrent
son atelier. A mesure qu'il avançait en âge, il prenait de
plus en plus les qualités modernes. Il finit par peindre très-
savamment; on admirait la vigueur et la pureté de son
dessin, la hardiesse de ses raccourcis, les nobles expres-
sions de ses têtes et sa large manière de draper. Sa couleur
est entièrement semblable h celle de l'école romaine. Les
six tableaux du palais de Madrid, qui exposent toute l'his-
toire de saint Etienne, passent pour ses chefs-d'œuvre. Pa«
lomino, dans un accès de patriotisme , le déclare l'égal de
Raphaël. C'est aller un peu trop loin. Joanes était venu au
monde en 4523, h Fuente de la Higuera. Il ornait l'église
métropolitaine de Bocairente , lorsqu'une maladie le força
d'abandonner son travail; il -mourut le 21 décembre 1579.
Dans le courant du xvi* siècle, on vit les études sur les
maîtres italiens changer de direction. Après s'être initiés
aux secrets de la forme, aux grâces et à la majesté de l'idéal,
sous les princes des écoles romaine et florentine, les Espa-
gnols ambitionnèrent le coloris des Vénitiens. Ils ne lardè-
rent pas à obtenir des succès d'une nouvelle espèce. Parmi
les artistes qui suivirent cette route, on distingue Alonzo
Sanchez Coello, né dans le royaume de Valence et peintre
de Philippe II, mais surtout Juan Fernandez Navarrcte,
el Mndo ou le Muet, également peintre de Philippe.
Sanchez était né au commencement du xvi*^ siècle, à
Benifayro; en 1541, il habitait Madrid. 11 s'y lia d'amitié
avec Antoine Moro, qu'il remplaça plus tard dans les bonnes
grâces du roi d'Espagne, lorsque la peur de l'inquisition eut
fait fuir le peintre belge. Le monarque lui témoigna une fa-
veur toute particulière : « Le prince, dit Pacheco, donna à
Sanchez une des maisons jointes au palais et en garda la
is.
lu LA PEINTURE SUR BOIS,
clef. Par un chemin secret et dsns le plus grand négligé, il
eâtrait souvent chez l'artiste, surtout quand il le <a^yait à
table. Coello se levait alors pour lui faire honneur, mais le
terrible monarque le forçait de se rasseoir et allait seul
examiner les tableaux qui se trouvaient sur le chevalet.
Souvent aussi, Philippe II arrivait pendant que le pdntre
était à l'ouvrage : il s'appuyait au dos de sa chaise pour re-
garder son travail, et le priait de cmitinuer. n Lorsque le
prince était en voyage, il lui écrivait souvent et mettait sur
l'adresse : Àl muy amado hijo Àlrnizo Sanchez CoeUe (k
mon fils bien*aimé Âlonzo Sanchez Coello). Tous les cour-'
tisans imitaient les façons du monarque, de sorte que les
plus illustres personnages visitaient sans cesse le grand
homme. Son genre principal était le portrait ; il nous a con-
servé les images de presque tous les contemporains célè-
bres. Ses meilleurs taUeaux d'histoire furent exécutés pour
Notre-Dame^de-l'Espinar, à Madrid, et pour le sombre palais
de rEscurial. 11 mourut fort vieux, eu 1590.
Fernandez Navarrete fut son digne concurrent. 11 n'était
ni sourd ni muet de naissance , comme l'affirme le P. Si-
guenza. Une maladie très-grave lui fit perdre le sens de
l'ouïe à l'âge de trois ans, ainsi qu'on le voit dans un manu*
scrit fort curieux etté par Quilliet ; n'entendant plus rien, il
oublia le peu de paroles qu'il avait apprises et garda jusqu'à
la fin de sa vie un p^pétuel silence. Celte infirmité ne Tem-
pécha pas de devenir un des plus grands artistes de son
pays. De précoces indices révélèrent son talent. Il s'em-
barqua pour l'Italie, où Naples, Rome, Florence, Milaa et
Venise le charmèrent tour à tour. La manière du Titien lui
causa une si vive impression, qu'il entra dans l'atelier de ce
peintre iameilx; il s'appropria toutes les ressources de l'ba-
bile coloriste et fut sursommé lui-même le Titien es|iagi)ol.
Philippe II, voulant employer son pinceau à orner i'£scu-
rial, le rappela dans sa patrie et, le 6 mars 4568, le nomma
SUR TOILE ET SUR CUIVRE. 215
un de ses peintres officiels. Étant très-laborieux, il exëcuta
une foule d'ouvrages pour le monarque, pour des seigneurs,
pour les églises et les couvents. Il orna de huit tableaux,
demeurés fameux, la sacristie du collège de la Nativité; un
incendie en a malheureusement dévoré trois, mais les cinq
qui existent encore sont des chefs-d'œuvre. Outre sa science
des effets pittoresques , il avait des connaissances profondes
dans la mythologie et l'histoire sacrée. Un de ses meilleurs
iporceaux décore la galerie du maréchal Soult ; il représente
Abraham visité par trois^anges. Philippe II l'avait payé cinq
cents ducats d'or. Les principaux mérites sont la beauté du
coloris et la profondeur de la composition. Il était né h Lo-
grono, vers 1526, et mourut le 28 mars 1579, à Tolède,
chez son ami Nicolas de Vergara le jeune.
Mentionnons encore Pantoja de la Gruz, élève de Goello.
Il excella dans le portrait. Ses ouvrages offrent aussi les ca-
ractères de l'école vénitienne^ 11 rendait les détails les plus
minutieux avec une rare exactitude, sans devenir lourd et
sans négliger l'ensemble. Presque tous les personnages qui
brillaient à la cour de Philippe II et de Philippe III voulu-
rent être peints par lui. Dans une Adoration des bergers, il
représenta toute la famille du premier monarque, sous les
traits des pasteurs. H dessinait avec une grande fermeté,
coloriait avec un soin extrême. Ses figures sont pleines de
noblesse, et' ses altitudes, de simplicité. Il mourut à Ma-
drid en 1610, âgé de cinquante-neuf ans.
Le xvn" siècle vit l'art espagnol atteindre son plus haut
degré de splendeur : à l'influence italienne se joignit alors
l'imitation de Rubens et de Van Dyck ; mais, contraints de
nous arrêter au seuil des temps modernes, nous ne pouvons
décrire le sort ultérieur de cette brillante école.
220 LA PEINTURE SUR BOIS,
Au commencement du vu* siècle, l'amour naturel de
Dagobert pour le luxe lit servir la puissance royale à encou-
rager les beaux-arts. Aidé de l'orfèvre saint Éloi , devenu
son ministre , il occupa des artistes de tous genres, à con-
struire, à orner la basilique de Saint-Denis; mais il y dé-
ploya une sorte de faste qui devait par la suite remplacer
les vivantes décorations de la peinture. Il couvrit les mu-
railles et même les colonnes de riches étoffes entremêlées
d'or et de pierreries. Les provinces ne changèrent pas leurs
habitudes : h Autun, Siagrius ; k Nevers, saint Colomban;
à Auxerre, Didier et Pallade employèrent les ressources du
coloris pour charmer l'imagination des fidèles. Les sujets
affectionnés alors étaient les allégories, des épisodes de
l'Apocalypse ou des groupes d'animaux. Les bas-reliefs, les
chapiteaux historiés des églises romanes nous ont conservé
des représentations analogues.
Nous avons parlé déj& de l'heureuse influence qu'exerça
Charlemagne. Il fit approuver , au concile de Francfort ,
l'emploi des images, autorisé antérieurement par le concile
de Nicée. L'ancienne coutume de peindre les églises sur
toute leur surface intérieure n'avait pas été abandonnée en
France ni en Italie. Une loi spéciale rendit cet usage obli-
gatoire. Les envoyés royaux reçurent l'ordre d'inspecter
dans les églises non-seulement l'état des murailles , des pa-
vés, de rarchitecture, mais encore celui des compositions
pittoresques. Des taxes particulières furent décrétées pour
l'entretien de ces derniers ouvrages. C'étaient les prêtres
qui devaient en payer les frais. Pendant les longues guerres
de Charlemagne, les oratoires que Ton construisit au milieu
des camps offraient sur toutes leurs parois des scènes et des
personnages fictifs. Une basilique paraissait inachevée tant
que les artistes n'en avaient point couvert les murailles de
leurs pieuses inventions. L'empereur ne voulait pas seule-
ment instruire le peuple et orner l'édifice c il désirait en-
SUR TOILE ET SUR CUIVRE. 221
core ëtonner et séduire, par celte pompe religieuse, Tesprit
rebelle des Saxons, qui aimaient' le faste, comme tous les
barbares. Aix-lâ-Ghapelle étala, sous ses brumes du nord,
les magnificences du christianisme victorieux, employant,
pour propager ses doctrines , le glaive de Gharlemagne ,
l'éloquence des prédicateurs et le génie des artistes.
L'exemple d'un grand homme, la nécessité de lui obéir,
communiquèrent aux prélats le zèle qui l'animait, u Répa-
rez votre église, hâtez-vous, écrivait l'un d'eux à Frottaire,
évêque de Toul ; vous connaissez les ordres et la fermeté de
l'Empereur. » Les cathédrales d'Avignon, de Sisleron, de
Digne, d'Embrun, celle de Vence, appelée Smnfe-Jlfarte-
la-Daurade, à cause de ses splendides mosaïques, sortirent
de terre comme par enchantement. On ne saurait douter
qu'elles fussent couvertes d'images peut-être grossières,
mais offrant ou la noblesse du vieux style byzantin, ou la
simplicité ingénue des époques primitives. Ëbbon fit corn-
ni^ficer la basilique de Reims , que son successeur , Hinc-
raar, termina et décora de peintures, de tapisseries, de
vitraux, d'un pavé en mosaïque. Angilbert, abbé de Saint-
Riquier, ne déploya pas un moindre luxe dans l'église nou-
velle de son monastère. Anségise montra une ardeur plus
grande encore : k Fontenelle, Luxeuil et Saint-Gcrmain-de-
F^aix, abbayes dont il avait la direction, il couvrit entière-
ment de scènes et de personnages coloriés les murs, les
plafonds des vastes chapelles, des réfectoires et même des
dortoirs. Le nom du peintre qui exécuta ces travaux, et
qu'ils rendirent célèbre, est parvenu jusqu'à nous : c'était
un chanoine de Cambrai, appelé Madalulphe. Tant d'ému-
lation semblait annoncer le début d'une glorieuse époque ,
où un nouvel idéal étonnerait et charmerait les nations :
le goût des beaux-arts se répandait dans toute l'Europe.
Charlemagne avait personnellement invité Offa , roi d'An-
gleterre, a proléger la4)einture. Mais cette lumière sou-
19
222 LA PEINTURE SUR BOIS,
daine, qui éclairait le inonde, émanait d'une génie supé-
rieur, comme celle qu'on voit sortir de Jésus dans les ta-
bleaux de la Nativité ou dans ceux des pèlerins d'Ëmmaùs.
Quand le* grand homme eut quitté la scène , les ténèbres
jalouses l'envahirent, et l'obscurité sembla plus profonde
que jamais.
Charles le Chauve essaya pourtant de continuer l'œuvre
paternelle, mais ses épaules débiles fléchissaient sous le
poids qu'avait aisément porté le César germanique. 11 re-
nouvela les déorets du grand empereur, qui ordonnaient de
veiller à l'entretien des églises et au bon état de leur déco-
ration. Angelme, évéque d'Auxerre, multiplia les tapisse-
ries dans les monuments religieux de son diocèse, et les
tapisseries ne sont autre chose que des peintures brodées.
Héribald, qui lui succéda, fit couvrir d'images au pinceau
les murs , les plafonds de la cathédrale et de l'église Sainte-
Marie , pendant qu'il essayait de communiquer à ses cha-
noines le goût de la littérature et de ses nobles jouissances.
Malgré ces efforts individuels, le mouvement imprimé par
Charlemagne se ralentissait dans tout l'empire : le sang,
pour ainsi dire, circulait avec une peine de plus en plus
grande à travers ce corps spacieux. Le conquérant lui-même
avait introduit une mode qui, selon la remarque très-juste
d'Emeric David, contribua au dépérissement de la pein-
ture. Les hommes, les chevaux, furent couverts, sous son
règne, d'armures défensives : les lignes roides, les surfaces
monotones , les couleurs invariables du métal prirent la
place des formes et des nuances toujours diverses de la na-
ture. Les artistes se préoccupèrent bien moins de la justesse
des proportions , de la grâce des mouvements , de la sou-
plesse des contours.
Une autre innovation aurait pu compenser, jusqu'à un
certain point, la mauvaise influence de ce costume guerrier.
Émeric David prétend que, vers le milieu du ix*" siècle, des
SUR TOILE ET SUR CUIVRE. 225
peintres français furent les premiers qui osèrent rompre
avec l'ancienne coutume de représenter symboliquement le
Créateur. Et, pour preuve, il cite une Bible latine, donnée
à Charles le Chauve par les chanoines de Téglise Saint-Mer-
tin de Tours en 850. Cette Bible, conservée dans notre
grand dépôt de Thôtel Mazarin, offre quatre images de Dieu
sous des formes humaines. Elle est loin toutefois d'avoir
l'importance que lui attribue Emeric David , et ne signale
nullement une nouvelle phase de l'art. Le savant écrivain
n'a pas fait entre les personnes de la Trinité une distinction
qui est pourtant nécessaire. Pendant les premiers siècles
du christianisme, Dieu le père ne fut réellement figuré que
par un emblème , une main sortant d'un nuage et lançant
des rayons ; comme le Saint-Esprit , par la colombe mys-
tique. Mais , depuis les temps les plus anciens , le Christ a
revêtu, dans les tableaux ainsi que dans l'Evangile , notre
forme périssable , et jamais on n'a interrompu cet usage.
Les fresques grossières des catacombes , les miniatures des
manuscrits , les chapiteaux des églises romanes , les vous-
sures et les vitraux gothiques le démontrent péremptoire-
ment. Que l'imagination des artistes donnât un corps hu-
main à une autre des personnes divines , cela ne pouvait
avoir de grands résultats ni modifier la itiarchè de la pein-
ture.
Le x* siècle plongea l'Europe dans des ténèbres inatten-
dues , comme ces épais brouillards qui cachent le soleil et
forcent d'allumer les flambeaux en plein jour. La civilisa-
tion se réfugia sous les voûtes des églises et parmi les tran-
quilles habitants des monastères. Plusieurs prélats bourgui-
gnons firent de nobles efforts pour la protéger contre la
barbarie menaçante. Un évêque d'Auxerre, Gaudcric, em-
bellit de pieuses scènes les plafonds de l'église Sainte-Eu-'
génie. Son successeur, nommé Gui, décora de bas-reliefs
en argent l'autel de la cathédrale, et, voulant frapper les
224 LA PEINTURE SUR BOIS,
âmes vicieuses , oirdoDna de peindre sur tes miirailies les
ehâtiments tragiques de l'enfer et le bonheur sans mélange
du paradis. Saint Hugen, prieur de Fabbaye d*Âutun, «< place
dans son église des colonnes de marlnre et des mosaïques. »
Swelphe , à Reims , orne de saints personnages les Toutes
de son palais épiscopal. Gérard , évéque de Toul , suit eet
exemple et couvre sa cathédrale d'épisodes religieux. Amal-
bert, supérieur de Saint-Florent de Saumur, reconstruit en
bois son monastère et déguise la pauvreté des matériaux
par le luxe de la décoration pittoresque. Robert , son suc-
cesseur, achève d'historier les cloîtres, ces cloîtres solitaires
où les cœurs fatigués des orages du monde retrouvaient le
calme et le silence. Foulques, abbé de Lobbcs, lait planer
dans le dôme de son église , au-dessus de la multitude en
prière, les mystérieuses images de la Trinité, des saints et
des prophètes.
Suivant le témoignage d'Agobard, TAncien et le Nouveau
Testament , les douleurs de Jésus , les sombres visions de
l'Apoealypse fournissaient, comme on aurait pu le deviner,
les sujets principaux que traitaient les peintres et les sta-
tuaires; mais les coloristes représentaient aussi des conà-
bats, des paysages, des chasses, des pèches, des marines,
des animaux fabuleux , et dessinaient de fantastiques com-
positions où se mêlaient toutes les formes de la nature ; on
les a désignées plus tard sous le nom d'arabesques. Les per-
sonnages sont ordinairement très*GOurts, avec de gros mem-
bres et de grosses tètes; on croirait voir des nains charnus.
La ligne courbe y domine à l'excès, comme dans tous les
arts en décadence. Nul indice d'ariiculations , nulle vérité
dans les profils.
Le xi** siècle fut le début d'une nouvelle période et le
coBimeneement d'une nouvelle jeunesse. L'Europe sembla
sortir d'une mort passagère. La peinture seule ne profita
point d'abord de eette rénovation générale. Le décret de
SUR TOiLE ET SUR CUIVRE. 2«J
Charlemagne était tombé en désuétude. Au lieu d'hislorier
les parois des édifices , on les couvrit de tentures et de ta-
pisseries, quand Tévéque, le bénéficiaire ou le prieur aimait
le luxe ; quand d'austères pensées le préoccupaient seules ,
il laissait les murailles sans ornement , et leur expressive
nudité portait à la mélancolie, faisait rentrer en eux-mêmes
les fidèles que l'éclat des couleurs et le talent des artistes
auraient pu distraire. L'ancien usage ne fut pas complète-
ment abandonné toutefois. En i02S, le synode d'Arras pro-
clama derechef que les images tracées dans les monuments
pieux étaient le livre des ilUttrés, Conformément à celte
déclaration, Geoffroy, évéque d'Auxerre, décora son église
de peintures et adoucit , à l'aide de vitraux, la lumière qu'y
répandaient les fenêtres. «Il fonda même des prébendes,
nous dit Émeric David , pour un orfèvre, un peintre et un
vitrier, qu'il attacha au service de la cathédrale. » Humbaud,
son second successeur, y fil exécuter de nouvelles fresques.
Un abbé de Saint-Yenne, nommé Richard , fier d'avoir ac-
cueilli dans sa détresse Tempereur Henri IV et de l'avoir
compté parmi ses religieux, ordonna de représenter, à l'en-
trée du cloître, la scène attendrissante où le monarque dé-
chu implorait son secours. ,
Les noms de quelques peintres du xi" siècle nous sont
parvenus : avantage rare pour une époque si éloignée. La
plupart étaient des religieux, comme Herbert, moine de
Reims, qui mourut très-jeune vers Tan iO^, et dont les
talents extraordinaires firent déplorer la fin précoce ; comme
Roger, qui vivait, à la même époque, dans le même couvent.
Bernard suspendit au dôme de l'église de Lobbes tout un
cénacle de pieuses apparitions^ Peintre , statuaire , profes-
seur de belles-lettres, Thiémon décora de ses travaux plu-
sieurs monastères, et fut promu, en 4090, à l'archevêché de
Salzbourg : la désinence de son nom permet de croire quïl
était Français. D'autres coloristes, moins favorisés du sort,
19.
226 LA PEINTURE SUR BOIS,
ne nous ont légué ni -leurs œuvres ni leur souvenir; on sait
seulement qu'ils avaient orné de leurs travaux tel ou tel
édifice. Bernard, abbé de Quincy, ayant fondé près de Char-
tres un monastère placé sons le patronage de saint Sauveur,
di£Férents artistes, peintres, doreurs et statuaires vinrent y
chercher le recueillement et la solitude. 11 est à croire qu'ils
embellirent de leurs productions le monument qui les pro-
tégeait contre les vains soucis du monde.
Il semble que la peinture se soit perfectionnée au xii'^ siè-
cle, malgré les doctrines austères des prélats les plus in-
fluents et Taversion que témoignait Abailard lui-même
pour ces pompes extérieures. Les croisés rapportèrent du
Levant des tableaux, des miniatures, des reliquaires éniall-
lés, qui modifièrent le goût national. Selon toute apparence,
quelques artistes orientaux les suivirent dans leurs fiefs,
tandis qu'un certain nombre d'autres , nés sous le ciel de
l'Occident, visitaient Constantinople et la Judée. Un mo-
nument de notre pays contient des fresques importantes qui
permettent de comparer l'état de la peinture française aux
xi« et xn" siècles : c'est l'église de Saint-Savin , dans le dé-
partement de la Vienne. Récemment découverts sous le ba-
digeon, ces travaux ornent la crypte, l'escalier qui mène
de l'édifice souterrain à l'édifice supérieur, le vestibule de
celui-ci et presque toutes les parois de l'intérieur. Les con-
tours des figures , les plis des vêlements sont marqués à
l'aide de traits d'un rouge sombre , exécutés d'une manière
facile et hardie. Dans celte espèce d'encadrement, la cou-
leur a ét^é appliquée en larges teintes plates , sans ombres ,
sans modelé : des traits blancs , mal fondus avec la teinte
générale, désignent imparfaitement les saillies. Les acces-
soires, tels que les nues, les arbres, les rochers, les monu-
ments, constituent moins de véritables représentations, que
des symboles hiéroglyphiques. Ce qu'il y a de plus naturel,
de mieux imité, ec sont les attitudes et les gestes. Les tètes
SUR TOILE ET SUR CUIVRE. 227
vues de face, quoique généralement barbares, ont aussi
quelquefois une certaine régularité ; nulle expression ne les
anime. Les faces dessinées de profil , ou , pour mieux par-
ler, de trois quarts , offrent une grossièreté que rien n'at-
ténue. Les draperies sont remarquables en ce que l'artiste
a su choisir les grandes lignes essentielles et négliger les
détails inutiles ou secondaires. Quelques-unes de ces qua-
lités, la noblesse des poses et l'élégance naïve des costumes
manquent aux peintures du chœur, moins bien exécutées
d'ailleurs sous le rapport technique. Tout donne lieu de
croire qu'elles datent du xi*" siècle, comme le monument;
le reste fut sans doute tracé au xii*", lorsque les expéditions
en Palestine avaient déjà modifié l'art occidental : on y ob-
serve, en effet, plusieurs caractères byzantins.
Les fresques découvertes en 1850 à Nohant-Vicq, dépar-
tement de l'Indre , dans une petite église romane , aussi
étrange par sa forme que par ses dimensions restreintes ,
concordent en fait de style avec les peintures de Saint-
Savin. Les traits ne sont pas beaux ; les membres, sans ar-
ticulations, paraissent enflés; les draperies ne révèlent au-
cun sentiment d'élégance, mais les figures, les attitudes
sont pleines d'une vigueur tragique. On ne saurait voir une
plus expressive barbarie. L'artiste a rendu la haine, l'effroi,
la colère et la douleur avec une énergie remarquable et
digne de cette époque violente. La scène où Jésus est con-
duit au Golgotha, précédé de Barrabas, qui porte l'instru-
ment du supplice, défierait à cet égard tous les peintres
modernes. Des traits d'un rouge sombre marquent les con-
tours; deux fresques sont même simplement esquissées à
Taide de cette couleur. Dans les autres, l'intervalle des
lignes est rempli par du jaune, du rouge de brique pâle, de
Tamarante et du bleu fade.
Les récits des auteurs nous prouvent que l'usage des pein-
tures murales, devenu moins fréquent à partir de l'an mille,
2|a LA PEINTURE SUR BOIS,
ne fut pa$ ubandonnë ; les traditions ne perdent pas ainsi
tout à coup leur puissance. Le réfectoire de Tahbaye de
Cluny et une chapelle construite dans le cimetière reçurent
au xu'' siècle une décoration de cette espèce. Une peinture
mêlée de mosaïques et d'ornements en bronze doré couydt
l'abside de l'église, et l'on pouvait encore, du temps de
l'Empire, étudier cette bizarre production , qui avait gardé
toute sa fraicheqr. L'amalgame de moyens hétérogènes,
qu'on y observait avec étonnement, n'est pas rare aux épo-
ques primitives, ou Ton cherche l'effet, sans trop se préoc-
cuper des lois spéciales qui gouvernent chacun des beaux-
arts et limitent ses ressources. Le fameux Suger décora la
basilique de Saint^Denis avec une magnificence prodigieuse :
partout se déployèrent des fresques et des vitraux dus à des
peintres français et lorrains , selon le témoignage de l'ha-
bile ministire. Les images d'une verrière placée dans le
choeur semblaient accuser une propension à retracer de^
événements contemporains : on y voyait briller au soleil le
départ des croisés pour la Terre Sainte , leurs premières
victoires , la prise de Nicéc, bientôt suivie par celles d'An-
tioche et de Jérusalem. Héribrand, abbé de Tuy^ ayant
quitté ce monde avec une réputation de .vertu extraordi-
naire, u on représenta sur les murs de son église un miracle
opéré par son intercession. » Pierre, abbé de Gramniont,
commanda d'historierles murs de son infirmerie pour égayer
la vue des malades, et fit également revêtir de pieux sujets
le pourtour du cloître. Enfin Guillaume , évcque du Mans,
décora une chapelle de diverses peintures u où les formes
des vivants étaient reproduites avec fidélité , » nous dit un
ancien auteur, qui ajoute : u Elles ne charmaient pas seule-
ment les yeux, mais captivaient, en outre, les esprits. » Ce-
pendant les fresques devinrent au xu' siècle un ornement
insolite, et le nombre des peintres diminua.
L'art du coloris demeura stationnaire pendant le siècle
SUR TOILE ET SUR CUIVRE. 929
suivant. Si Toib examine avec soin les médamons iétralobés
de la Sainte-Chapelle de Paris et les figures découvertes
dans la crypte, on y observe les mêmes procédés techniques
et les mêmes caractères. Les contours, les plis principaux
ne sont plus tracés en rouge sombre, mais en noir, diffé-
rence peu importante que j'attribue au développement
considérable de la peinture sur verre à eette époque. Le
vitrail fut alors le modèle qu'imitèrent les coloristes de tous
genres ; les miniatures le prouvent aussi bien que les déco-
rations monumentales : les unes et les autres paraissent
être simplement des cartons de vitraux. Les trente-huit
sujets représentés dans les quatre feuilles de la Sainte-Oha-
pelle, VÀnnonciatioriy et la Glorification de la Vierge^ figu-
rées dans la crypte, sont très-intéressants pour l'historien,
car il est probable qu'ils furent exécutés par les meilleurs
artistes du royaume ; le mauvais état des premiers leur ôte
malheureusement beaucoup de leur prix. Ce qu'on y re-
marque surtout, c'est que les attitudes sont expressives,
quoique un peu roides, et ne manquent pas de vérité ; les
draperies ont d'ailleurs bonne tournure et sont agencées
avec goût.
Les trente-huit médaillons de la Sainte-Chapelle figurent
des saints mis à mort. Cette abondance de martyres indique
une transformation de l'esprit religie^ux et une nouvelle
direction dans le choix des sujets. Tant que régna le style
grave et sombre de l'architecture romane, tant que l'Europe
fut un champ de carnage où des passions désordonnées se
livraient un combat furieux, les peuples, tourmentés d'une
secrète angoisse, ne cherchaient que les scènes, les images
conformes à leurs dispositions. L'Ancien Testament et l'Apo-
calypse étaient en harmonie avec leurs funèbres pensées.
Ils aimaient surtout le Dieu terrible qui se montrait aux
Juifs parmi les éclairs et les tonnerres, le Dieu jaloux qui
ordonnait d'exterminer les infidèles et lespécheurs, le Juge
230 LA PEINTURE SUR BOIS,
impitoyable qui devait demander à chacun de nous un
compte rigoureux de ses actions. Lorsque la puissance des
communes se développa, qu'une certaine régularité s'intro-
duisit dans les rapports sociaux, que les nations prirent
confiance dans l'avenir, l'architecture gothique, plus bril-
lante, plus légère, plus ornée que le système antérieur, fut
l'expression du nouvel ordre de choses et des nouveaux
sentiments. L'esprit humain affectionna d'autres sujets. Les
poétiques épisodes, les douces paraboles de l'Évangile, la
gracieuse histoire de la Vierge, les suaves et dramatiques
légendes des saints occupèrent le talent des coloristes. Il
semblait qu'un rayon de printemps eut égayé leur imagi-
nation. A la Sainte-Chapelle, nous ne voyons que le dé-
noûment des légendes, et cette foule de supplices parait en
contradiction avec la remarque précédente. Mais l'édifice
étant destiné à rappeler spécialement la Passion de Jésus,
on a groupé autour de ce souvenir tragique un bon nombre
de scènes analogues. Quoique l'on n'aperçoive ici que la
catastrophe dernière, ces médaillons eux-mêmes prouvent
combien la légende prenait alors d'empire et séduisait les
populations chrétiennes.
La peinture française ne fit aucun progrès pendant le
XIV' siècle, et cette immobilité doit d'autant plus surprendre,
que la sculpture se perfectionnait alors rapidement. « Si
l'on place, dit un habile écrivain, une statue du xn^ siècle à
côté d'une statue du xui*', on les distinguera l'une de l'autre
au premier coup d'œil. Examinons ensuite plusieurs ver-
rières de dates différentes, du xn*^ et du xiv* siècle : il sera
souvent difficile de désigner l'époque de chacune, surtout
si l'on ne s'attache qu'à la comparaison des figures peintes ;
les indices les plus surs pour se guider dans cette apprécia-
tion ne peuvent être tirés ni des costumes, ni du plus ou
moins de pureté dans le dessin. Il en est de même pour les
peintures murales. Les costumes de convention ou de tra-
SUR TOILE ET SUR CUIVRE. 231
dition, les types byzantins, pour tout dire en un mot, se
sont conservés dans les monuments peints longtemps après
que la sculpture était entrée dans une voie d'imitation nou-
Telle et s'était fait un style original. » Cette longue paralysie
de la peinture française ne prouve-t-elle pas que l'art du
coloris est simplement, en France, un moyen de décoration et
n'a point aux yeux du public une valeur intrinsèque ? On
ne cherchait que l'effet d'ensemble, l'effet monumental, et
la beauté, la finesse plus ou moins grandes de l'exécution n'y
contribuent /en rien. Aussi nese préoccupait-on nullement de
perfectionner le travail; pendant trois cents ans, l'art demeura
stationnaire, enchaîné par l'indifférence des populations.
L'Italie, l'Allemagne, les Pays-Bas s'efforçaient, au con-
traire, de ^multiplier ses ressources et d'agrandir son do-
maine. Le premic^r pays nous envoya au commencement du
XIV® siècle un homme supérieur, qui aurait formé toute une
légion de peintres, s'il avait trouvé des aptitudes impatientes
de se produire. Clément V emmena de Pérouse à la cour
d'Avignon le fameux Giotto. Il orna de ses fresques non-
seulement le palais pontifical, mais plusieurs monuments
situés dans d'autres villes^ et ses travaux excitèrent l'admi-
ration du pape, aussi bien que des prélats qui l'environ-
naient. En 1516, l'artiste ayant voulu retournera Florence,
le prince ecclésiastique lui fit des présents considérables et
lui témoigna de vifs regrets. Les indigènes, selon toute ap-
parence, n'éprouvèrent pas autantd'émotion. Vingtansaprcs,
Simone Memrai, élève de Giotto, déploya aux yeux de nos
populations méridionales des images plus parfaites : la pu-
reté des lignes, la grâce des attitudes s'y mêlaient à un
sentiment idéal. Memmi exécuta en Provence des fresques
nombreuses, selon le témoignage de Vasari. Pétrarque et la
belle Laure reçurent une nouvelle existence de son pinceau,
existence fictive que les siècles n'ont pas détruite, et le
poëte reconnaissant lui adressa deux de ses meilleurs son-
£52 LA PEINTURE SUR BOIS,
nets. L*exeiBple de ces grands hommes fat stériie pour l«i
France; s'ils modifièrent quelque peu le travail des artistes
dans le Languedoc, la Provence et le Dauphiné, aucun
peintre ëmineat ne répondit à leur appel, ne tâcha de les
égaler ou même de devenir plus Iiabile : la semence, tom-
bée sur une terre inféconde, ne produisit qu'une maigre et
défectueuse moisson.
Certains artistes, qui travaillèrent dans le nord de la
France au xiv<^ siècle, nous ont laissé leurs noms, à défaut
de leurs œuvres. Girart d'Orléans, d'après un^tieux texte
mantionné par M. Bourquelot, fit, en 1555, datis le château
de Vaudreuil, pour le duc de Normandie, plusieurs pein-
tures de fines couleurs à huiles, Étaient-ce seulement des
badigeonnajges, ou étaient-ce de vivais tableaux tracés d'a-
près l'ancienne méthode que devaient bientôt perfectionner
les Van Eyck? Le texte ne nous le dit pas. Jean Coste fut
employé à orner le même édifice. En 4565, François d'Or-
lëans historia de son mieux le palais de la reine à l'hètel
Saint-Pol. Trois ans plus tard, Jean de Blois décora l'hôtel
de ville de Paris. Colart deLaon, peintre et valet de chambre
du duc d'Orléans, couvrit de figures la chapelle construile
par son maître près de l'église des Célestins, à Paris, et eut
Guillaume Loyseau pour auxiliaire dans ce travail. Le même
Colart, Jehan de Saint-Cioy, Périn de Dijon, Lafontaine et
Copin, dit Grand' -Denty ornèrent la librairie neuve du
prince, située en son hôtel de la rue de la Poterne. Nous
pourrions mentionner d'autres peintres, car on a recueilli,
dans ces derniers temps, un bon nombre d'indications; mais
cette aride nomenclature n'intéresserait nullement nos lec-
teurs : mieux vaut leur feire part de quelques observations
générales.
Nous avons remarqué ailleurs que les édifices romans et
gothiques offraient des statues, des bas-reliefs de moins en
moins nombreux h mesure que l'on approchait du Nord. Les
- SUR TOILE ET SURiCUIVRE. f58
nioulurei, les arabesques, les feuillages prennent la place
de rhomnie. Ainsi se rétéie l'amour des peuples septen-
Irio&dBx pour la «ature au détriment de k société. En
France, la méine gradation distingue les zones pittoresques.
Au nord, tes couleurs nie représentent que des objets ina-
nimés, que de simples combinaisons de la fantaisie ; on va
jusqu'à simuler des appareils fictifs sur les murailles;
les personnages se montrent d'une manière exceptionnelle.
Dans les proYÎnoes du centre, ils se multiplient : l'homme
dispute vivement l'espace au monde extérieur. Dans les pro-
vinces méridionales, il triomphe et r^serre autant qu'il
peut le domaine de son antagoniste.
Les pays de langue d'oïl et de langue d'oc présentent
encore une autre différence : les œuvres des premiers ont
un caractère indigène, offrent des types nationaux ; c'est
de la peinture française sans aucun mélange; le style
byzantin et la manière tialienne ont échoué contre les ten-
dances, contre les habitudes locales. Dans le Midi, chacune
de ces formes s'est naturalisée; la plante exotique n'a pas
donné des fruits savoureux ,. mais elle a pris racine : à
Bieâure qu'elle avançait vers le Nord, elle dépérissait et n'a
pu même atteindre les bords de la Lotre. C'est par exception
qu'elle a pénétré jusque sur le sol du Poitou, jusqu'au mo-
nastère de Saint^Savin. Au delà, le goût national exerce un
empire absolu ; la peinture, sans être brillante, a du moins
une certaine originalité. M. Denvelle mettra ces faits hors de
doute, si on publie quelque jo«ir le grand travail dont il
s'œoupe depuis longtemps.
Dès le xin** siède, les peintres formèrent à Paris des cor-
porafrioBB où ils s'associaient aux sculpteurs et aux selliers.
Le Livre de^ métiers d'Etienne fioileau nous a transmiis plu-
sieurs règlements qui les concernent. Un article spécial les
affranchit des iinpèls qui grevaient le commerce : « Nus
y magier paintre ne doibt coustume de nule chose que il vende
20
234 LA PEINTURE SUR BOIS,
•
ou achatc appartenant h son mestîer. » Quatre prud'hommes
et un gardien du mëticr, que Ton renouvelait tous les ans,
veillaient à leur conduite, à leurs intcrâts, au bon emploi
des deniers communs. £n 4591, les imagiers de la capitale
reçurent de nouveaux statuts. « A leurs privilèges, nous
dit M. Bourquclot, Charles VU ajouta l'exemption de toutes
tailles, subsides, guet, gai^des, » etc. Cette exemption fut
confirmée par Henri III, en 1585, et par ses successeurs.
En 4415, il y avait un peintre du roi, pensionné aux frais
du trésor. On lui supprima ses gages par un des articles de
la grande ordonnance du 25 mai 1415 : « Item, notre
paintrc, qui prenoit sur nostrc thrésor CXXXIV livres tour-
nois, n'en prendra plus aucune chose. » Cet office néan-
moins fut bientôt rétabli.
Une lumière un peu plus vive éclaire Thistoirc de la pein-
ture française au xv^ siècle. C'est l'époque où l'art du co-
loris, sous le ciel. néerlandais comme sous le ciel italien,
passa de l'inexpérience du premier âge à la gracieuse
dextéïMté de la jeunesse. Du Nord et du Midi soufflaient des
haleines pr intanières ; elles devaient féconder le sol de notre
pays et y faire épanouir quelques fleurs. M. Léon de La-
borde, qui emploie une intelligence vive et patiente & faire
de si utiles recherches, a publié de précieux documents sur
cette période et sur les cent années qui l'ont suivie.
Nous trouvons d'abord, à la cour des rois de France,
Lichtemon, Foucquet, Bourdichon, Perreal, qui se dispu-
tent les bonnes grâces du monarque et les éloges des sei-
gneurs. On ne connaît guère du premier que. son nom.
En 1461, il moula le visage de Charles VII, qui venait de
mourir; c'est tout ce que nous apprend un compte royal
de celte année. Jehan Foucquet nous a laissé de plus im-
portants souvenirs et des traces plus manifestes de son pè-
lerinage en ce monde. 11 est probable qu'il vit le jour dans
la capitale de la Touraine, vei*s 1415. 11 fut employé par
SUR TOILE ET SUR CUIVRE. 253
Charles VII et par Louis XI, qui lui donna le titre de peintre
officiel. Les comptes de niaitrc Briçonnet pour l'année 1470
mentionnent un payement de quarante livres, reçues par
Foucquet le 26 décembre; c'était le prix de certains ta-
bleaux que le i*oi lui avait ordonné de faire et qu'il desti-
nait aux chevaliers de l'ordre de Saint-Michel. Deux ans
plus tard, il enlumina un livre d'heures pour la duchesse
d'Orléans. Louis XI, ayant sans cesse devant les yeux Tidée
de la mort, comme tous ceux qui craignent de mourir, et se
préoccupant du lieu où devait reposer sa dépouille, chargea,
en 1474, le sculpteur Michel Colombe de lui tailler un mo-
dèle de sépulture, et Jehan Foucquet, de lui en peindre une
image. Briçonnet parle encore de ce dernier artiste l'année
suivante; mais, a partir de ce moment, on ne sait ce qu'il
devient. Ses œuvres, quoique peu nombreuses, excitent plus
d'intérêt que ces maigres détails. Jacques d'Armagnac, duc
de Nemours, lui fit terminer vers 1465 un manuscrit de Jo-
seph, où Paul de Limburg et ses frères avaient peint trois
miniatures pour le duc Jean de Berry. Ce manuscrit porte
maintenant, à la Bibliothèque Nationale, le numéro 6891.
I^s onze enluminures de Foucquet sont des morceaux très-
distingués, qui brillent surtout par la composition et par les
attitudes faciles ou animées des personnages. Deux influen-
ces s'y trahissent, celle des Pays-Bas et celle de l'Italie. Les
paysages, Icis costumes, la minutie du travail rappellent la
manière flamande ; le style des monuments, certaines figu-
res, certains agencements de draperies attestent que l'au-
teur connaissait les productions méridionales et ne se re-
tranchait pas dans une jalouse indépendance. Son Ti(e-Live
delà Sorbonne (Bibliothèque Nationale, numéro 297) prouve
néanmoins qu'il observait la nature, qu'il y cherchait des
inspirations immédiates. Quelques autres ouvrages permet-
tent d'apprécier son mérite peu commun; on voit de lui,
chez M, George Brentano Laroche, à Francfort, quarante
2S6 LA PEINTURE SUR BOIS,
inîniatui^es détachées d'un Hvro de prières, et un portrait
d'Agnes Sorel au Musée d'Anvers. La célèbre collection de
Marguerite d'Autriche contenait une Vierge de sa main.
Jean fiourdichon exécutait des morceaux d'histoire, des
portraits, des panoramas de villes, enluminait des manu-
serits et coloriait des statues ; les comptes de Louis XI en font
mention pour la première fois dans Tannée 1484. En 1491,
il reçut la somme de trente livres pour avoir peint les images
de six hommes d'armes , Tun desquels portait un habit de
drap d'or tanné et de velours cramoisi mi-parti. En 1494,
quatre cent quarante-huit livres tournois lui furent payées,
à raison d'une Vierge et d'autres figures ou emblèmes qu'il
avait tracés sur de grandes bannières; Tart s'introduisait
alors partout. Quatre ans plus tard, Jean fiourdichon est
désigné comme valet de chambre et peintre oMinaire du
roi , aux appointements de deux cent quarante livres. On
suit sa trace jusqu'en ioâO; après cette date, Jean Perreal
figure sans compagnon , sur les registres de la cour, vieux
parchemins qui ont duré plus longtemps que les rois, les
artistes et presque tous leurs ouvrages. Le seul morceau
connu de Bourdiehon est un portrait de saint François de
Paule envoyé à Léon X par François I^% quand le souverain
pontife canonisa ce pieux personnage; il fut placé au Vati-
can, où on le retrouverait encore, selon toute apparence.
Jean Perreal se montre un peu plus tard que Bourdiehon
sur la scène historique. £n 1496, les peintres, tailleurs
d'images et. verriers de Lyon, réunis en société, prièrent le
roi Charles YIII, qui séjournait dans la ville industrieuse,
de vouloir bien confirmer leurs statuts. Jean Perreal était
un des chefs de la nouvelle corporation, et il y avait été
reçu sans avoir besoin de prouver son talent par un chef-
d'œuvre, a cause de son expertise et habileté bien connues.
Ce mérite lui valut la pince de peintre officiel du roi ; depuis
lors on le nomma tanlàt Jean Perreal et tantôt Jean de Paris,
SUR TOILE ET SUR CUIVRE. 257
sans doute parce qufl avait fixé sa résidence aux bords de
la Seine. Les comptes de Tannée 1499 attestent qu'il reçut,
comme appointements, la somme de deux cent quarante
livres tournois. 11 suivit au delà des Alpes les troupes de
Louis XII. tin document de l'époque dit qu'il surpassait tous
les artistes de notre pays. Son adroit pinceau représenta les
villes, les forteresses conquises, « l'assiette d'icelles, la vo-
lubilité des fleuves, Tinéqualité des raontngnes, la planure
du territoire, l'ordre et le désordre de la bataille, l'horreur
des gisants en occision sanguinolente, la misérableté des
mutilez nageants entre mort et vie, l'effroy des fuyants,
l'ardeur et impétuosité des vainqueurs, et l'exaltation et
hilarité des triomphants. » Son courage au travail sous un
ciel embrasé, sur un sol nouveau, lui occasionna une dan-
gereuse maladie, contre laquelle lutta victorieusement un
médecin lyonnais. « Messirc Symphorian Champier l'a lire
hors d-es maschoires de la mort, es({ue]lcs s'estoit engouffré
par trop granl labeur, abstinence et vigilance. » Il était ainsi
aux prises avec la douleur en i509; en 45H, un homme
qu'il avait obligé, qui lui avait témoigné publiquement sa
gratitude, Jean Lemaire des Belges, lui fit commander par
Marguerite de Savoie le plan du tombeau qu'elle voulait
consacrer à son mari dans l'église de Brou. Michel Colombe,
peu vaniteux sans doute, ne refusa pas d'exécuter ce dessin,
quoiqu'il fut aussi capable que Perreal de tracer un projet.
L'acte par lequel il s'y engage, et que l'on possède encore,
prouve d'ailleurs que le peintre s'occupait d'architecture. Il
s'occupait aussi de vêtements, car Louis XII le chargea de
présider au trousseau de Marie d'.Angleterre : l'artiste diri-
gea les cousturiers qui le préparaient. En 15i5, il coloria
deux cent six écussons portant les armes de France , qui
servirent aux obsèques du prince. 11 figure encore parmi les
officiers royaux en 1522, puis l'obscurité l'enveloppe et le
dérobe entièrement h notre vue. On ne connaît de lui au^
20,
238 LA PEINTURE SUR BOIS,
cuoe œuvre aulhentique. Jean Lemaire des Belges nous
apprend que c'était un habile discoureur.
Nicolas Pion a eu un sort contraire. Un tableau de sa
main nous est parveou, mais sans aucun renseignement
biographique. Exécutée au xv"* siècle pour les moines de
Saint-Germain-des-Prés, cette peinture se trouve actuelle-
ment au musée de Paris et représente la Déposition de croix.
Dans le lointain, Tarliste a pourtrait la façade du vieux
Louvre qui longeait la Seine. OEuvre curieuse et impor-
tante, elle ne peut néanmoins soutenir la comparaison avec
les étonnantes images qtie traçaient alors les Flamands. Le
tableau qu'on voit au Palais de Justice (chambre de la cour
d'appel) suffirait pour le prouver ; la perfection même de
cette page rend difficile et scabreux d'en désigner l'auteur.
Nulle production de Hemling n'offre un art aussi avancé,
une composition aussi profonde, des types aussi originaux.
La Belgique et la Hollande ne renferment pas une œuvre du
même style que Ton puisse dire plus belle. Sous le règne de
Louis XII, selon Corrozet, « la grand'chambre de la court
du parlement, où sont plaidécs les appellations verbales, fut
somplueusement décorée et enrichie. » Les tons chauds,
l'harmonie extraordinaire et presque moderne de la couleur
se joignent aux autres indices pour faire accepter cette date
comme très-probable. Tout, dans ce morceau , annonce le
passage du xv au xvi** siècle ; les mérites des deux époques
s'y trouvent rassemblés ; mais quel artiste des Pays-Bas ,
quel homme de génie était alors capable d'exécuter un si
merveilleux travail?
Un prince français fut tellement séduit par les ravissantes
créations des peintres brugeois, que, non content de les
admirer, il voulut produire des œuvres analogues. Le fameux
René d'Anjou, duc de Lorraine, qui joignait à ce titre celui
de roi de Provence , se forma dans le Nord au maniement
du pinceau et transporta dans le Midi la méthode néerlan-
SUR TOILE ET SUR CUIVRE. 239
daÎBe. Ce n'était pas un homme supérieur, comme le prouve
80» tableau du Musée de Cluny, tableau à l'huile qui repré-
sente sainte Madeleine annonçant TÉvangile aux Marseillais
encore païens ; la couleur en est peu brillante et le dessin
peu remarquable. Les exemples donnés par un monarque
ne sauraient toutefois demeurer sans action. M. de Pointe],
riiabile chercheur, nous apprend qu'on trouve dans la
France méridionale un grnnd nombre de panneaux du
XV'' siècle, traités à la manière flamande, qui n'ont été ni
décrits ni jugés. C'est au pacifique souverain que Ton doit
vraisemblablement leur présence sur le sol de notre pays ;
son goût ne pouvait manquer de se répandre, et les églises
de son royaume se procurèrent des œuvres composées d'a-
près la nouvelle méthode, soit qu'on les fit venir de Bel-
gique, soit que des imitateurs indigènes eussent suivi les
traces du roi et pris pour modèles les tableaux néerlandais.
Vers la fin du xv^ siècle et au début du xvi', une école
nationale de peinture paraît s'être développée dans la Picar-
die. Les sept morceaux de la cathédrale d'Amiens sont des
productions très-importantes. On y admire de vastes paysages
qui annoncent déjà le talent spécial des Français pour ee
genre de composition. Une foule d'acteurs occupent les pre-
miers plans, et, malgré leur nombre, l'œil en saisit parfaite-
ment les divers groupes : les attitudes sont naturelles et
expressives; la couleur, brillante et vraie, n'n pas cette
harmonie d'ensemble qu'offrent les œuvres postérieures de
l'Italie et des Pays-Bas, mais qui manque presque toujours
aux toiles françaises. Chaque partie semble avoir été faite
isolément. De cette même école provinciale sont sortis le
Sacre de Louis XII, commenté par le Sacre de David, et la
Vierge au froment, qui ornent le Musée de Clnny.
Nous arrivons à une famille de peintres que M. de La-
borde a, pour ainsi dire, évoquée du sein des ténèbres, dont
elle semblait ne devoir jamais sortir. Les individus qui la
2i0 LA PEINTURE SUR BOÎS,
composent avaient ëtc réunis en un seul, par une méprfee
historique des plus fâcheuses : toute chronologie devenirit-
impossible, tout effort d'appréciation échouait contre un
pareil obstacle. On peut croire que cette famille était origi-
naire des Pays-Bas , le plus ancien manuscrit où elle soit
mentionnée porte que Jean Clouet, en 4475, demeurait à
Bruxelles et qu'il y travaillait pour le duc de Bourgogne.
On ne sait pas dans quelle année il changea de domicile et
vint habiter près des rois de France. Vers 4485, il eut un
fiis qu'il appela du même nom que lui. Ce fils obtint les
bonnes grâces de François 1", sans doute à cause de son
talent. Dès le mois de janvier 15â5, il était peintre officiel
de la cour, et il reçut les deux cent quarante livres tournois
qui formaient les appointements ordinaires de cette place ;
il y joignait le titre de vaict de chambre du prince, ce qui
montre qu'il jouissait depuis assez longtemps de la faveur
royale et que Ton ignore la véritable époque de son entrée
en fonctions. 11 fut souvent chargé de peindre les figures de
certaines dames qui avaient plu au roi. u Desquelz ouvraigos
et pourtraietures ledit seigneur n'a vouileu estre cy aultre-
ment déclairées ni spéciffiées , » disent les comptes, et nous
n'avons" pas besoin d'expliquer les motifs de cette recom-
mandation. Au mois de mars 4529, un exprès fut envoyé de
Blois à Paris pour chercher en poste quelques-unes de ces
mystérieuses images. Désigné d'abord familièrement par le
nom de Jehannct, diminutif du mot Jeban, ce nom se
cliangea peu à peu en celui de iannet, et l'on a depuis lors
appelé ainsi toute la famille. Les renseignements historiques
ne permettent d'attribuer avec certitude au second peintre
de cette race, que deux portraits de François 1^ : l'un, placé
dans la galerie de Florence comme étant d'Holbein, unit les
caractères de l'art français aux caractères de l'art fiamand,
un coloris argentin, la finesse du détail et la simplicité de
l'effet à l'observation scrupuleuse et au style de la Néer-
SUR TOILE ET SUR CUIVRE. 241
laode ; l'autre brille parmi les images des rois sous les pla-
foods de Versailles : la facilite de TexëcutioD moderne y
lutte contre la timidité de rancienne manière ; les draperies
sont rendues avec Largeur; la barbe, les broderies, avec un
soin minutieux. Ces caractères se rapportent assez bien à un
tableau que l'on voit chez M. Quedeville, et sur lequel on
trouvera peut-être plus tard des documents authentiques.
Ce morceau représente Jésus crucifié : la Vierge et saint
Etienne à gauche, saint Jean et saint François à droite, dé-
plorent la triste fin du glorieux martyr ; le dernier appuie
sa main sur l'épaule d'un évéque agenouillé devant un prie-
Dieu aux armes des Ponchcr. Celui-ci, comme on le devine,
se nommait François Pencher; il était trésorier de France,
secrétaire du roi, et mourut en 1552; les autres saints per-
sonnages sont les patrons de ses deux frères , Etienne et
Jean, et de sa sœur Marie. La couleur douce et claire de cette
peinture , la finesse spirituelle des types , la légèreté des
fonds, ne permettent pas de douter qu'elle soit l'œuvre d'un
artiste français. L'époque où vivaient ces quatre membres
d'une famille illustre correspond justement à celle ou tra-
vaillait Jean Clouet le fils. On ne sait pns quand il mourut,
mais il. laissa un héritier qui lui succéda dans ses fonctions
vers i545. On lui avait donné en le baptisant le nom de
François. Le premier compte où il est question de lui porte
la date de i547; il fut alors chargé d'esquisser rapidement
les traits et de mouler la figure du roi, qui venait de termi-
ner sou aventureuse carrière. On ne lui aurait sans doute
point confié cotte tâche, s'il n'avait déjà été peintre officiel
de la cour. II exécuta ensuite une image du petit dauphin,
François II, qui orne actuellement le Musée d'Anvers. Nous
ne ferons pas la nomenclature de ses ouvrages, trop nom-
breux pour que nous les passions en revue dans cette
esquisse. A la date de i559, nous le retrouvons près du lit
funèbre de Henri II, auquel il rendit le même service post-
U^ LA PEINTURE SUR BOIS,
hume qu'à son père ; il modela l'effigie en cire et en osier
qui devait représenter aux funérailles du monarque le prince
jadis tout-puissant. François Clouet eut l'honneur d'être
chanté par Ronsard et toute la pléiade. Vicilleviile le cite
comme le plus excellent ouvrier de ce temps-là. Presque
tous les grands personnages de la cour posèrent devant lui,
et la dangereuse Marie Stuart le trouva capable de repro-
duire sa beauté. En 4570, on perd sa trace; en 1572, un
nommé Jehan de Court remplit ses fonctions ; la présence
de ce successeur annonce vraisemblablement que François
était mort. Il eut cela d'extraordinaire qu'il sut se préserver
de l'influence italienne, comme son père et son aïeul, quoi-
que les souverains octroyassent leurs plus hautes faveurs
aux coloristes nés par delà les monts et que le public fût
complice de leur engouement. On ne trouve dans ses pan-
neaux que les traditions de l'école brugeoise et des qualités
purement françaises ; les comptes de nos rois prouvent qu'on
l'employait aux travaux les plus grossiers, comme à noircir
et vernir des lances, des cercueils et des voitures.
Ce n'était pas ainsi qu'on traitait les maîtres plus ou moins
fameux venus d'Italie. Quelques-uns méritaient ces hon-
neurs ; les autres n'y avaient réellement pas droit. Appelé
en 4515, Léonard de Vinci, cassé par l'âge et les fatigues,
n'eut le temps de peindre aucun tableau ni d'exercer aucune
influence. Deux ans plus tard, Andréa dcl Sarto fît admirer
aux seigneurs de la cour la science et la hardiesse ultramon-
taines. Il copia les traits du Dauphin, exécuta la Charité qui
orne le Musée du Louvre et plusieurs autres morceaux. 11
retourna ensuite vers la femme égoïste et perfuie à laquelle
le sort l'avait uni, pour sou malheur. Mais ce fut en 1528,
lorsqu'on réédifia le château de Fontainebleau, que com-
mença le vrai triomphe des hommes du Midi. Serlio, peintre
et architecte de Bologne, dirigeait la construction. En 1530,
la plus grande partie du monument était prête et n'atten-
SUR TOILE ET SUR CUIVRE. 243
dait plus qu'une habile décoration. Le roi fît venir de Flo-
rence le Rosso , nomme ainsi à cause de ses cheveux roux ,
artiste auquel Lanzi donne de pompeux éloges, mais qui ne
me semble guère les avoir mérités en France. Son œuvre
gravée nous le montre comme un homme flasque et préten-
tieux, sans goût et sans inspiration, mettant la recherche à
la place de la verve , confondant la disproportion avec la
grandeur, et la fausseté avec l'originalité. Le vainqueur de
Marignan le nomma chanoine de la Sainte-Chapelle. Il avait
sous ses ordres, le Flamand Léonard , les Français Michel
Samson et Louis Dubreuil, les Italiens Luca Penni,- Barto-
lommeo Miniali, Bagnacavallo , Pellegrino etCaccianemici,
mais il n'exerça qu'un an cette autorité sans partage. En
1551 , Primatice arriva de Mantoiie, et une lutte s'engagea
dès lors entre eux : ils se disputaient la faveur du prince et
le droit de régler selon leur fantaisie la décoration du palais ;
leur rivalité opiniâtre et mesquine fatigua souvent le mo--
narque. Le Rosso ayant mis fin à ses jours par un suicide,
Primatice resta maître du terrain; son meilleur élève, Nic-
colo déir Abbate, orna sous sa direction la magnifique salle
de bal. Primatice peignait avec moins d'exagération, avec
plus de finesse et d'élégance que le Rosso ; mais il apparte-
nait encore à cette troupe d'imitateurs maladroits et affectés
qui outraient les erreurs de Michel-Ange. IJn artiste de cette
nature ne pouvait exercer une action utile et durable sur
l'école française. Rien cependant ne troubla son empire de
quarante années au milieu d'une population étrangère.
Henri II, François II, Charles IX, Catherine de Médicis ne
lui montrèrent pas moins de faveur que François P'. Par-
venu à un grand âge, il mourut en 1570, comblé d'honneurs
et de richesses:
Prés de ces étrangers, dans l'atmosphère même de la
cour, se développaient des talents qui ne suivaient que les
tendances nationales. Les Clouet, nous l'avons vu ^ gardé-*
Î44 LA PEINTURE SUR BOIS,
rent leur physionomie jusque sous les voûtes des palais
royaux. Antoine Garon, de Beauvais, montra une égale
indépendance. Venu au monde entre les années 1515 et
1520, il mourut à soixante et dix-huit ans, après avoir tra-
vaillé pour Henri II et pour Catherine de Medicis. Il reste
de lui plusieurs dessins, et quelques gravures nous donnent
une idée de tableaux, maintenant perdus, qui nous auraient
fait connaître son talent. M. de Montaiglon découvrira pro-
bablement quelque jour de nouveaux renseignements sur
son compte. Selon toute apparence, Barthélémy Gueti, Ger-
main Musnier, Corneille (de Lyon), François Quesnel, surent
se maintenir dans cette voie originale.
Mais le nombre de ceux qui se laissèrent entraîner par le
torrent de la mode italienne fut bien plus considérable.
Toussaint Dubreuil, Cormoy, Baudouin, Jean et Guillaume
Rondelet, Antoine Fantose, Jac(iues Bunel, Charles Dori-
gny, les Dumonstiers, ne firent aucune résistance; leur ser-
vilité coïncidait avec l'enthousiasme classique et Taveugle
pédanterie des auteurs contemporains : les artistes devaient
se déguiser pour prendre part à la grande mascarade de
l'imagination française.
Un homme plus robuste ne se laissa point dominer par
le faux goût, par le style en même temps vulgaire et pré*
tentieux des émigrés italiens. Il s'appropria les perfection-
nements de l'art moderne, sans suivre les traces des favoris
de la cour. Son talent inaugura une nouvelle période dans
rhistoire de la peinture française ; on devine que nous par-
lons de Jean Cousin. Né à Soucy, près de Sens, vers l'année
1530, il orna de ses compositions le verre et la toile, et fut,
en outre, un habile sculpteur. Son fameux tableau du Juge^
gement dernier, que possède le Louvre , donne de lui une
haute opinion : le coloris en est dur et sans variété ; mais
le dessin des figures et l'agencement de la scène prouvent
qu'il avait l'habitude de réfléchir, de compter sur ses propres
SUR TOILE ET SUR CUIVRE. 243
forces, et de chercher des dispositions nouvelles , des effets
inconnus. On ne sait pas à quelle époque il termina ses
jours ; il vivait encore dans Tannée \ 589 , et la tradition
rapporte qu'il mourut fort vieux.
â1
PHILIPPE ROOS,
PEINTRE d'aNIMAUI.
Un splendide soleil illuminait la campagne de Rome, cette
campagne déserte et nue, que les oiseaux mêmes semblent
fuir, et qui a pour tout ornement les grandes lignes d'un
paysage accidenté, les ruines des aqueducs et des tombeaux,
puis, ça et là, quelque arbre solitaire ou quelque ferme
sans babitants. A peine si une berbe courte et rare égayé de
sa verdure un petit nombre d'endroits moins stériles. Sur
une de ces oasis, un berger faisait paitre ses cbcvres. Abrité
par un mouvement de terrain contre Tardeur du jour, un
peintre copiait les animaux qui broutaient, folâtraient, se
reposaient devant lui. C'était un homme de haute taille, à
la complexion vigoureuse, aux traits un peu forts , mais ré-
gulièrement dessinés. 11 maniait le pinceau avec une facilité
qui annonçait une longue habitude et beaucoup d'adresse
naturelle. A en juger par sa figure, ce personnage avait une
trentaine d'années. Il était venu au monde à PrancFort-sur-
le-Mein , en 1655 , et se nommait Philippe Roos ^.
1 Houbraken , t. Il , p. 279. — Gampo Weyerman , t. H , p. SOI.
250 PHILIPPE ROOS,
Étant donc venu voir. Hyacinthe Brandi, un jour qu'il
était occupé avec plusieurs personnes , Philippe Roos alla
droit au jardin, s'assit sous un platane , et dit qu'il atten-
drait patiemment que. le célèbre artiste pût le recevoir. A
peine était-il seul, qu'il promena ses regards autour de lui,
avisa le corps de bâtiment où demeurait la jeune fille, et se
plaça devant ses croisées. Elle ne tarda point à y paraître.
Il la salua courtoisement, et comme il n'osait parler de peur
de se trahir lui-même, il exprima par des gestes l'amour
qu'il ressentait. Mademoiselle Brandi fut d'abord surprise ;
mais comme le peintre était jeune et beau , elle sourit en
fermant sa fenêtre. I/artiste allemand ne perdit point cou-
rage ; il employa de nouveau le même artifice , et la char-
mante personne finit par lui témoigner qu'elle était sensible
à son affection. Ils s'entendirent ensuite pour se revoir, de
sorte que Philippe Roos était au comble de la joie. Mais si
secrètes que fussent leurs entrevues, elles ne pouvaient
demeurer longtemps ignorées de tout le monde. Le père
en eut connaissance et tomba dans des transports de fureur.
Il interdit sa maison à Philippe , avec lequel il ne voulut
plus avoir aucune relation.
Sa fille fut mise au couvent malgré ses prières et ses
larmes , et le vieillard répétait vingt fois par jour » qu'il
ne l'avait pas élevée pour un peintre de bêtes. »
Le jeune homme fut désolé de cette aventure, comme on
le pense bien. Il se voyait tout à coup séparé d'une femme
charmante; il ne pouvait ni la délivrer, ni songer à s'enfuir
avec elle. D'une autre part, il ne voulait point abandonner
SCS espérances. Que faire? Son imagination se mit à l'œuvre,
et à force de rouler dans sa tête mille expédients impra-
ticables, il trouva un moyen qui offrait des chances de
réussite.
Philippe Roos était protestant, comme le plus grand
nombre de ses compatriotes. 11 forma le projet bizarre et
PEINTRE D'ANIMAUX. 251
vraiment audacieux de changer de principes pour obtenir
la belle recluse. Il se présenta donc, un matin, chez le car-
dinal-vicaire, lui dit qu'il voulait entrer dans le sein de la
véritable Église , abandonner Terreur luthérienne et em-
brasser la foi catholique. Le prélat fut charmé de ces pieux
sentiments : il accueillit le jeune homme avec la plus grande
bienveillance , heureux de voir la lumière divine éclairer
une âme où de fausses croyances avaient projeté leur om-
bre. 11 encouragea le pénitent, le Gt instruire et eut tout
l'honneur de sa conversion. Mais ce n'était que le premier
acte de cette comédie. Le dessinateur exposa enfin au cardi-
nal son amour pour la jeune Brandi, et implora son aide.
Le prince ecclésiastique, touché de sa passion, lui dit de
compter sur ses bons offices.. Le lendemain, en effet, il alla
trouver le saint-père, lui apprit la conversion de Philippe
Roos, et lui conta son malheur dans les termes les plus
attendrissants. Le pape se laissa émouvoir; il demanda
quelle était la profession du père et quelle était celle du
jeune homme. « Ils sont peintres tous les deux, » répon-
dit le vicaire apostolique. — u Alors je no vois pas d'obsta-
cle à l'union des jeunes gens, reprit le chef de l'Église; leurs
conditions étant égales, ils formeront un bon ménage. »
Hyacinthe Brandi fut mandé au Vatican et reçut l'ordre
d'accorder sa fille à l'homme qu'elle aimait. Le vieux peintre
n'osa pas se révolter; quel que fût son chagrin secret, il
obéit. Avec son orgueil italien, cependant, il méprisait le
genre de peinture que cultivait Philippe Roos.
La jeune personne étant sortie du monastère , les noces
eurent lieu. Si le mari avait alors montré de la douceur et
de la patience, il aurait sans doute ramené à lui le disciple
de Lanfranco. Mais il avait gardé le souvenir de l'injure que
lui avait faite l'artiste méridional. Le lendemain de ses
noces, en conséquence, il prit les bijoux, les robes, le linge
de sa femme, jusqu'à ses bas et à ses chaussures, en fit un
292 PHILIPPE ROCS,
paquet et Renvoya au coloriste dédaigneux, en chargeant le
domestique de lui dire : «< Que le peintre de bétes n'avais
pas besoin de toutes ces bardes et de toutes ces parures ;
qu'il avait voulu obtenir de lui sa fille seule, sans autre or>
nement que sa beauté. »
Ce compliment peu gracieux envenima la blessure
d'Hyacinthe Brandi ; quelque temps après, il tomba malade
et mourut, le cœur plein d'amertume. Il avait déshérité sa
fille de tous ses biens, qui étaient considérables.
La jeune femme eut bientôt d'autres motifs de regretter
sa désobéissance. Philippe Roos était brutal, prodigue et
débauché ; il y avait un certain rapport entre son âme gros-
sière et les objets de ses études. La lune de miel n'avait pas
encore cessé de répandre sur les nouveaux mariés ses douces
lueurs, qu'il montra son caractère. Il fallait absolument
suivre ses fantaisies, quelque déraisonnables qu'elles fussent.
Le despote habitait d'ailleurs un vieux monument qui tom-
bait en ruine, près de Tivoli, à quelquie distance de Rome.
Il y nourrissait toute espèce d'animaux : des bœufs et des
ânes, des chiens et des chats, des moutons et des chèvres,
des hiboux et des vautours, même des rats et des souris.
Ses camarades avaient surnommé sa demeure V Arche de
JVoé. Les bétes qui la peuplaient lui servaient à dessiner
d'après nature ; mais c'était une société peu amusante pour
une jeune femme. Ces bizarres compagnons faisaient un
bruit perpétuel ; les coqs criaient , les poules gloussaient,
les bœufs mugissaient, les renards glapissaient ; mille voix
discordantes formaient un concert à tirer les morts du sé-
pulcre , et le lénor majestueux de l'âne dominait la sym-
phonie. Campo Weyerman dit que la belle Romaine avait
l'air de Circé, au milieu des victimes de ses enchantements.
Toutes les bétes semblaient lui redemander leur forme pre-
mière et se venger de ses refus par leurs assourdissantes
clameurs.
PEINTRE D'ANIMAUX. 253
Ce n'était pourtant là que le commencement de son sup*
plice. Lorsque Philippe Roos avait passé quelques jours
près d'elle et que ses fonds diminuaient, il montait à che-
val : son domestique enfourchait un vieux bidet, et tous
deux, prenant le chemin de Rome, laissaient la jeune femme
se distraire à sa guise. L'artiste allait droit dans une au-
berge de la ville éternelle, buvait, mangeait, faisait ripaille,
puis quand il fallait payer la dépense, prenait une toile, la
couvrait à la hâte de groupes d'animaux, et ajoutait der-
rière un fonds harmonieux, malgré le peu de temps qu'il y
consacrait. Son domestique allait ensuite offrir cette ébauche ;
on lui proposait de faibles sommes, mais il avait ordre de
vendre à tout prix, pour délivrer le peintre en goguette, qui
servait d'otage au cabaretier. Ces équipées diminuaient in-
sensiblement la valeur commerciale de ses tableaux. De jour
en jour, son talent lui offrait des ressources plus précaires.
Il lui aurait suffi néanmoins de le vouloir pour vivre dans
l'opulence. La nature lui avait donné non-seulement du
goût et de rimaginati)^ , mais encore une facilité prodi-
gieuse. La société des peintres néerlandais, à Rome, que l'on
appelait le Bent, l'avait surnommé Mercure, pour exprimer
l'adresse rapide avec laquelle il exécutait ses ouvrages. Mi-
chel Leblon, peintre de l'époque, disait qu'il n'avait jamais
vu son pareil. Un jour que ce dernier se trouvait dans les
ruines du Golisée, avec plusieurs de ses camarades, pour y
dessiner d'après nature, le hasard amena Philippe Roos au
milieu d'eux. Ils s'entretinrent quelques minutes, puis l'ar-
tiste germanique avisa une fraction du monument et du
paysage , qui lui sembla devoir produire bon effet sur la
toile ou le papier; comme il n'avait point son carton, il em-
prunta au plus jeune de la troupe ce qu'il lui fallait pour
copier le point de vue. Il se mit à l'œuvre et, en une demi-
heure, il traça un dessin, complet, si beau et si vigoureux
que tous les artistes présents l'admirèrent. Philippe Roos
254 PHILIPPE ROOS,
Toffritau peintre qui lui avait prête son crayon. Un Romain,
voyant ce groupe d'hommes parmi lestlécombres d'un vieux
monument, eut la curiosité de savoir ce qui fixait leur atten-
tion. Il passa près d'eux, jeta un regard sur le dessin, et en
fut si charmé qu'il voulut l'acquérir; il en donna une pîs-
tole. Mais le possesseur aima mieux le garder, comme sou-
venir de Philippe Roos et comme témoignage de sa mer-
veilleuse promptitude.
11 en donna une autre preuve plus étonnante encore. Le
comte de Martinitz, ambassadeur de l'Empire, et le général
Roos, né en Suède, grand duelliste d'ailleurs, étant venus
à causer de la facile exécution du peintre allemand, le der-
nier personnage ne voulut pas croire ce que lui en rappor-
tait son interlocuteur. L'Autrichien paria donc un certain
nombre de pièces d'or, que l'artiste commencerait et achè-
verait un tableau pendant qu'eux-mêmes feraient une par-
tie de cartes (c'était un jeu où chaque partie durait habituel-
lement une demi-heure). Le matamore accepta la gageure,
et l'on appela Philippe Roos pour lui demander s'il voulait
tenter l'épreuve; il se garda bien de refuser. On apporta
dans la salle un chevalet, des pinceaux et une de ces toiles
que les Romains appellent tele di testa, parce qu'elles ont
juste la grandeur nécessaire pour qu'on y puisse tracer une
tête. Philippe Roos s'assit, les deux joueurs prirent les car-
tes, et l'on commença de part et d'autre. Mais avant qu'un
des personnages eut gagné, le peintre se leva et leur mon-
tra son tableau entièrement fini. Un berger, deux ou trois
moutons et chèvres y apparaissaient au milieu d'un paysage.
Le général s'avoua vaincu et paya, séance tenante, la somme
fixée. L'ambassadeur prit quelques pièces d'or, et les offrit
au peintre pour le récompenser de sa peine. Cet argent,
gagné d'une manière si prompte, ne fit qu'un acte de pré-
sence dans la poche de Philippe Roos ; il en sortit avant la
fin du jour, à l'appel des cabaretiers.
PEINTRE D'ANIMAUX. 255
Ayant formé le projet d'historier une grande toile, qui
avait quarante pieds de long et quarante pieds de haut, il
exécuta ce travail en seize jours. On y voyait plus de six
cents bêtes, quelques-unes de grandeur naturelle, sur le
premier plan, comme des chevaux et des bœufs ; les autres
dans le lointain. La beauté de Tœuvre ne permettait pas de
croire qu'il y eût employé si peu de temps. Un trop grand
nombre de personnes l'attestaient néanmoins pour qu'on
pût le révoquer en doute.
La rapidité de sa main ne nuisait donc pas au mérite de
ses tableaux, circonstance peu ordinaire dans l'histoire de
l'art. Sa couleur était douce et harmonieuse, son dessin
exact et vif; il groupait avec une adresse étonnante, une
variété perpétuelle. Ses fonds même ne se ressemblent ja-
mais : chaque toile offre un site nouveau et entraîne le re-
gard dans de lumineuses perspectives. Il dessinait de préfé-
rence les bœufs, les vaches, les moutons et les chèvres ; mais
figurait aussi habilement les animaux de toute espèce. 11
montrait donc plus d'invention et de souplesse que le fa-
meux Bassano qui, s'étant habitué à un certain nombre de
types humains et de races animales, les fait sans cesse repa-
raître dans ses tableaux.
Mais le désordre est un abime où s'engloutissent les dons
les plus précieux, où roulent péle-méle le talent, l'hon-
neur, la fortune, les chances propices, le bonheur du cou-
pable et le bonheur de ceux qui l'entourent. Avec tant de
moyens d'assurer à sa jeune femme un sort digne de l'af-
fection qu'elle lui avait témoignée, l'habile coloriste la lais-
sait dans la misère et l'abandon. Elle restait seule à Tivoli
des semaines entières : l'argent lui manquait, aussi bien que
la société; pour toute distraction, elle avait les cris de ses
animaux qu'elle ne pouvait pas repaître selon leur faim.
Lorsque sa douleur devenait trop forte, elle quittait la mé-
nagerie; elle s'en idiait à travers la campagne, songeant aux
236 PHILIPPE ROOS,
beaux révcs qui, sous le toit de son pét*e, flattaient son
cœur et enchantaient son imagination. QueJle triste réalité
en avait pris la place! Elle parcourait les champs stériles,
les montagnes désertes du pays des Sabins : cette nature
sauvage et inculte lui offi'ait Temblèitie de sa propre déso-^
lation. Le cours rapide de TAnîo fuyait comme ses espé-
rances. Lorsqu'elle en avait suivi quelque temps les bords,
elle arrivait aux fameuses cascades. Elle examinait d'un air
triste et pensif la chute de la rivière se précipitant du haut
des rochers dans un gouffre ; les ruines du temple de la
Sibylle et du temple de Vesta, debout près de Tabime, sem-
blent vouloir y plonger avec les flots tumultueux qui les
enveloppent de brouillard. La jeune femme éprouvait la
tentation de finir son malheur, de s'élancer dans le torrent,
dont la voix sonore étoufferait jusqu'à ses cris.
Le peintre débauché revenait cependant : quelques
lueurs d'espoir égayaient et ranimaient l'âme de sa vic-
time. Elle lui adressait des remontrances et des prières, elle
le suppliait de se corriger. Lui, ne voulait pas même lui
faire dé promesses. Il avait en horreur l'économie et les
mœurs régulières : un accident tragique, arrivé dans sa fa«
mille lui servait à excuser ses goûts dissolus.
— Mon père, disait-il, était un modèle de sagesse, qui
édifiait la ville de Francfort-sur-le-Mein : il se privait de
tout, il ne se donnait ni plaisir ni loisir. Pour rien au
monde, il n'aurait imité l'exemple des bourgeois qui s'en
vont chaque soir dans une hôtellerie, prennent place autour
d'une grande table bien luisante, se font servir une demî-
boutcille de vin du Rhin, forster ou marcobrunner, et fu*
ment leur pipe d'un air majestueux, en dégustant la liqueur
ambrée. Il gagnait donc beaucoup, dépensait peu et thésau-
risait. C'était très-bien, me direz-vous sans doute : mais
écoutez la fin de l'histoire. Une nuit, nous sommes réveillés
par un cri terrible : Au feu 1 au feu ! Un incendie s'était dé-
PEINTRE D'ANIMAUX. 237
claré dans la manutention des vivres militaires, à laquelle
s'adossait notre maison, et. la flamme dévorait déjà non-
seulement une partie de notre demeure, mais une partie du
quartier. Nous nous sauvâmes dehors, presque sans vête-
ment. Mon père, qui avait le prénom de Henri, se désolait,
se lamentait, en songeant qu'il allait perdre toute sa fortune.
Dans son désespoir, il voulut au moins sauver quelques
objets précieux. Le ciel était plein de flammèches rouges et
d'une ardente poussière : la maison brûlait comme un fagot
sec. Le vieillard y pénétra néanmoins ; il recueillit tout ce
qu'il pouvait porter, ayant soin de prendre un flacon en
porcelaine muni d'un bouehon d'or, auquel il tenait beau-
coup. Mois un malheur n'arrivant jamais seul, le vase lui
échappe des mains et se -brise ; mon père se baisse pour ra-
masser le précieux métal : un tourbillon d'épaisse fumée
Tenvelpppe et il tombe sans connaissance. Des personnes qui
l'avaient vu sïncliner se doutent de sa position critique;
elles arrivent jusqu'à lui, le saisissent comme elles peuvent
et le traînent, la tète en bas, le long des escaliei^. Il reçut,
dans le trajet, de nombreuses contusions ; ces meurtrissures,
la peur, le chagrin qu'il avait éprouvés, l'air brûlant qui
avait inondé sa poitrine, furent cause de sa mort : il expira
près de nous, malgré nos soins, au moment où le jour se
levait. Cette catastrophe, ma chère amie, est restée gravée
dans ma mémoire ; j'ai fait le serment de ne jamais m'atta-
cher aux biens de ce monde. Je ne veux pas mourir pour un
flacon de porcelaine. »
Voyant que ses discours ne produisaient aucun effet sur
son mari, la jeune femme se condamnait au silence; elle
envisageait son irrémédiable infortune avec une résignation
muette et sombre. Philippe ne tardait pas à s'ennuyer du
calme et de la solitude. Il prenait le chemin de Rome, lais-
sant de nouveau son épouse face h face avec la douleur.
Son domestique, plus sage que lui, voyant que son maître
22
258 PHILIPPE ROOS,
se ruinait de gaieté de cœur, songea qu'il pouvait tirer parti
de rimprëvoyance du peintre et se créer une fortune. Ayant
économisé une petite somme, il l'augmenta par un emprunt.
Lorsqu'il avait bien rôdé dans la ville, où on ne lui offrait
que des prix inférieurs, il venait rendre compte à Philippe
Roos de ses efforts inutiles. Le dessinateur aviné lui disait
de porter son œuvre au moins ladre des chalands. Le ser-
viteur feignait d'obéir; il allait déposer le tableau dans une
salie qu'il avait louée, puis le payait h son maître de ses
propres fonds. Il accumulait ainsi un grand nombre de
toiles : ayant quitté, plus tard, le chevalier du gobelet, et la
^valeur de ses peintures augmentant, surtout après sa mort,
l'avisé domestique gagna des sommes considérables *.
Des témoignages contemporains nous apprennent que,
quand Philippe Roos cheminait dans la ville étemelle, ses
compagnons du Bent voyaient sur-le-champ à sa physio-
nomie et à son allure s'il avait la bourse pleine ou vide.
On connaît le proverbe latin du moyen âge v Pecunia est
aller sanguis, pecunia est vila hominis et optimum fide*
jusserin necessitatibus. Jamais il ne s'était mieux appliqué
à personne. Quand H n'avait pas le sou, le peintre filait
le long des maisons, la tète basse, l'air humble et contrit ;
apercevait-il une de ses connaissances, il prenait la pre-
mière ruelle, fuyait et disparaissait. Lorsque de bons écus
romains sonnaient dans sa poche, au contraire, il marchait
le front haut, la poitrine cambrée, la main sur la hanche
et le nez au vent ; il allait droit à ses camarades, les fê-
tait, leur prenait les mains et ne les lâchait plus ; il fallait
qu'ils le suivissent au cabaret, pour décider par expérience
si le tnontefiascone n'avait pas perdu son goût délicieux ou
le Lacryma Christi son fumet divin.
' Houbrdken; Campo Wcyerman; Husgen, ^'achrichten von Franefurltt-
Kûnstleru.
PEINTRE D'ANIMAUX. 259
Pendant ce temps, la fille de Brandi comptait les heures,
versait des larmes , implorait la miséricorde divine et sou-
mit à son pauvre père, qui était mort en la maudissant.
Une circonstance qui aurait pu faire rentrer en lui-même
le peintre ivrogne et changer ses funestes habitudes, échoua
contre son amour obstiné de la débauche. Il avait eu pour
protecteur dans sa jeunesse le landgrave de Hesse-Gassel.
Le prince l'avait attiré à sa cour, du vivant même de Henri
Roos, et lui avait prodigué toute espèce d'encouragements.
Au milieu de cette douce et limpide atmosphère, le talent
du vigoureux néophyte s'était promptement développé. Afin
qu'il atteignit aussi haut que possible, le landgrave lui
donna une somme d'argent assez forte et l'envoya en Italie.
Le généreux seigneur comptait bien le revoir; il jouissait
par anticipation du mérite exceptionnel que Philippe allait
acquérir, il lui semblait déjà être debout devant de magni-
fiques tableaux, occupé à les admirer. Mais , comme dit le
peuple, en Hollande : La première chose qu'on oublie, c'est
un bienfait. Le peintre d'animaux justifia cette maxime. Une
fois loin de son protecteur, il ne pensa plus à lui : jamais
aucun signe de reconnaissance ne vint lui témoigner que le
brillant dessinateur vivait encore. Des années se passèrent :
au bout d'un laps de temps considérable, le prince , qui ai-
mail toujours les beaux-arts , voulut enfin visiter cette im-
mense collection de chefs-d'œuvre que l'on nomme l'Italie.
En i698 ou i699, se trouvant dans la capitale, il demanda
ce que Philippe Roos était devenu. On lui conta son abjura-
tion et ses déportements. «< Je lui pardonnerais toutes ces
fautes, dit le bon landgrave, mais ce que je ne peux lui par-
donner, c'est qu'il ne m'ait ni écrit ni envoyé le moindre
dessin pour me prouver sa reconnaissance. » Le premier
mouvement de l'artiste aurait du être de courir chez le
prince et de lui témoigner son repentir. 11 l'évita au con-
traire par un sentiment de honte , qui venait plutôt de l'or-
260 PHILIPPE ROOS,
gucîl que de la eonscienec. On lui donua.tanl de boiis avis,
néanmoins, qu'il alla voir son bienfaiteur. Le landgrave ne
lui montra aucun ressentiment; il Faecueillit avec sa bonté
ordinaire et lui manifesta le désir de posséder une œuvre de
son pinceau, lui promettant d'ailleurs de le payer génércu*
sèment. L'artiste lui jura de le satisfaire et ne tint pas sa
parole. Son ingratitude s'éleva comme une chaîne de mon-
tagnes entre lui et le prince qui l'avait si noblement secouru.
Son père savait mieux se conduire ; ayant reçu les leçons
de Barent Grnat et étant devenu peintre officiel de l'électeur
palatin, il envoya de Francfort à son maître, pour lui prou-
ver sa reconnaissance, plusieurs cahiers d'estampes gravées
par lui-même, représentant des chèvres, des moutons, des
animaux de toute sorte ; il y joignit son portrait dû au burin
de Kiliaan.
Si Philippe Roos avait montre moins de sécheresse de
cœur envers le landgrave, cet excellent prince aurait pu lui
donner des conseils et le ramener dans une meilleure voie.
Son ingratitude se plaça comme un mauvais ange sur le
chemin du repentir. Tout espoir, toute conGance devaient
dès ce moment s'éloigner de lui; le sort de sa femme et le
sien venaient d'être fixés pour jamais.
La triste position et les douleurs de la recluse ne pou-
vaient se prolonger indéfiniment. Après une de ses ab-
sences, qui avait duré plus longtemps que les autres, Phi-
lippe revenait à son habitation champêtre, quand il fut pris,
malgré sa rude nature, d'une sorte de frisson mystérieux.
Des aboiements , des cris , des mugissements bizarres sor-
taient de l'édifice en ruine. Lorsqu'il entra dans la cour,
les chiens faillirent le dévorer. Depuis plusieurs jours peut-
être , la ménagerie entière se passait de nourriture. L'ou-
blieux artiste, courut à la chambre de sa femme : il la trouva
morte. Elle semblait avoir expiré le matin même, victime,
comme t^int d'autres, des avantages physiques d'un homme
PEINTRE D'ANIMAUX. 261
sans cœur. Elle possédait encore cette beauté funeste qui
avait séduit le peintre ; mais son visage exprimait le déses-
poir, et ses traits pâles lui donnaient l'air d'une statue cou-
chée sur un tombeau. Sa main droite serrait un papier; Phi-
lippe le prit : c'était la dernière kttre que son père lui avait
écrite! Dans la lutte funèbre qui lavait précédé sa mort,
elle n'avait songé qu'au malheureux vieillard. Le souvenir
de l'ingrat qui la laissait périr -sans aide et sans consolation
eût augmenté ses tortures. Quant aux douleurs de cette
agonie solitaire, elles sont demeurées un secret pour l'his-
toire, mais on les devine en frémissant.
Philippe Roos versa quelques larmes, dé ces larmes qu'un
souffle emporte et que sèche un rayon de soleil. Le chagrin
ne dure pas longtemps chez les hommes de ce caractère :
c'est une flamme errante qui voltige un moment dans la
froide atmosphère de l'imagination; ce n'est pas un feu qui
brûle et dévore le cœur. Sous prétexte de chercher des con-
solations , de se mettre en garde contre le désespoir, l'ar-
tiste s'enfonça de plus en plus dans la débauche. Il avait
toujours l'œil hagard , la démarche incertaine et les jambes
chancelantes. On aurait pu le suivre à l'odeur de taverne
qu'il répandait sur son passage. Il mourut jeune encore,
en i705. Chose singulière ! Les Italiens, embarrassés par le
nom germanique de Roos , l'ont changé en celui de Rosa, et
appellent le mauvais garnement la Rose de Tivoli ' ! Cette
poétique périphrase conviendrait bien mieux à la jeune
femme que tua sa cruelle insouciance. On lui appliquerait
aisément les vers de Byron,etonla supposerait transformée,
comme Zuleika, «c dans l'enceinte où brillent mille tom-
beaux, où le triste mais vivant cyprès les ombrage de sa
noire verdure, le cyprès que rien ne fane, quoique ses
branches et son feuillage portent l'empreinte d'un deuil
1 Lanzi, t. 11, p. 252.
2^2
262 PHILIPPE ROOS,
ëternel ; dans ces bosquets de la mort une place est toujours
fleurie; une seule rose, douce et pâle, y déploie sa grâce
mélancolique. On la dirait plantée par le désespoir; elle est
si faible et si décolorée que la moindre brise semble devoir
emporter ses feuilles dans les airs ; et néanmoins l'orage et
la foudre peuvent l'assaillir, des mains plus rudes qu'un
ciel d'hiver peuvent l'arracher de sa tige ; le lendemain on
la revoit épanouie ! Un esprit compatissant relève l'arbuste
et l'arrose de célestes pleurs. Les filles de la Grèce ont rai-
son de croire que ce n'est point une fleur terrestre, puis-
qu'elle brave le souffle meurtrier de la tempête, que ses
boutons se développent sans abri, qu'elle ne se fane pas
quand le printemps lui refuse ses ondées, qu'elle ne cherche
et ne courtise point les rayons du soleil. »
Avec la rapidité de travail que nous avons décrite , Phi-
lippe Roos a peint une foule de tableaux. Quelle que fût
néanmoins sa facilité naturelle, ceux qu'il a pris le temps de
finir sont les meilleurs. Plusieurs souverains lui en deman-
dèrent, qu'il exécuta lentement. Les galeries de Vienne,
Dresde, Munich et autres grandes villes d'Allemagne, celles
d'Angleterre et de Hollande contiennent un bon nombre de
ses ouvrages, qui passent avec raison pour des toiles pré-
cieuses. Son pinceau est flou, sa couleur vive et naturelle,
son dessin ferme et pur ; il disposait ingénieusemeqt ses
groupes ^. Le musée du Louvre possède un tableau de sa
main : il représente un loup dévorant un mouton '. Les
deux animaux occupent une espèce de terrasse que produit
un exhaussement naturel du sol. La béte féroce, par un
> Hoabraken, t. II , p. 287.
• Le catalogue renferme à cet égard une erreur des plus fortes. Il donne
le tableau comme étant de Philippe Roos, dit Rota de Tivoli^ né à Olterberg,
dans le Palatinat, eti 1631 , tnart en 1685, élève de Julien Dujardin. Ces dotes
et ces détails s^appliquent h Jean Henri Roos, père de Philippe. Weyerman,
I. Il, p. 298.
PEINTRE D'ANIMAUX. 263
excès de prévoyance, appuie une patte sur sa victime
morte, comme si elle avait encore peur que cette dernière
ne prit la fuite. Le meurtrier lui a cependant ouvert le ven-
tre, d'où sortent les entrailles ; jl dévore quelques viscères,
dont l'extrémité sanglante pend hors de sa gueule, tandis
qu'il lance au spectateur un coup d'œil de travers : son re-
gard fourbe et cruel, son expression menaçante, font le plus
grand honneur h l'artiste. Dans un chemin creux, que
dominent de beaux arbres, on aperçoit des moutons et des
chèvres, qui semblent ignorer la présence du brigand. Une
villa entourée de feuillages, des hauteurs lointaines, un ciel
que colore ça et là une orageuse lumière , forment la per-
spective du tableau. On doit le classer parmi les œuvres de
premier ordre. Le coloris en est profond et harmonieux,
l'ensemble d'une douceur et d'un éclat admirables. La beauté
des nuances a un caractère spécial. On y trouve réunies les
qualités du Nord et du Sud. Le terrain, les arbres, les robes
des animaux sont exécutés d'une façon magistrale. Le livret
du musée attribue le paysage au Tcmpesta, qui fut aussi un
grand peintre sans mœurs , et de plus un assassin.
Depuis quelques années, on recherche beaucoup, en Hol-
lande, les ouvrages de Philippe Roos ; il passe, en quelque
sorte, pour un Hollandais, son père et son oncle étant venus
très-jeunes à Amsterdam, où ils formèrent complètement
leur style. Aussi, tous les historiens delà peinture néerlan-
daise parlent-ils longuement de cette famille, comme si elle
était originaire des Pays-Bas.
Elle a produit un grand nombre d'artistes ^. Presque tous
furent des hommes d'un vrai talent, comme Théodore, on-
cle de Philippe, qui excella dans le portrait et l'histoire ; la
* On en trouve la généalogie et la nomcnclatare dans Fiorillo, t. 111,
page 186, et dans Touvrage de Husgen : IVcichrichten von Frankfurter
KmuUem.
26i PHILIPPE ROOS,
singularité de leur caractère et de leurs aventures n'inté-
resse pas moins en leur faveur. Un frère de notre peintre,
Nicolas Roos, avait, par exemple, un vice qu'on ne lui aurait
jamais supposé. Il n'était ni joueur, ni voluptueux, ni cu-
pide, ni adonné à l'ivrognerie, mais glorieux et fanfaron
comme un noble espagnol. Il demeurait à Francfort, où il
habitait une vaste maison, quoiqu'il fut aussi pauvre qu'un
naufragé, dit un de ses biographes. Il y avait réuni, en qua-
lité de domestiques mâles et femelles, toute une collection
de misérables, qu'il ne pouvait ni solder, ni habiller, ni
même nourrir. On les voyait errer, pâles et défaits, avec
des allures de fantômes, dans des chambres qu'ornait uu
luxe royal. Une partie du mobilier était due aux marchands.
Lorsque le peintre avait touché quelque somme pour un de
ses tableaux, il se rengorgeait et prenait des airs superbes.
Sa démarche annonçait de loin la bonne nouvelle aux ser-
viteurs affamés. Tout s'agitait alors dans l'habitation ; les
uns allumaient le feu, les autres dressaient la table : on se
préparait à sortir d'un long jeûne» Nicolas donnait l'argent
nécessaire pour acheter des provisions ; sa femme s'habil-
lait pompeusement et, au bout d'une heure, les maîtres du
logis et la valetaille exténuée dévoraient à qui mieux mieux.
La bombance durait quelques jours; puis , le carême forcé
recommençait. La plupart du temps, la maison avait l'air
d'une citadelle assiégée, tant on voyait de créanciers se pres-
ser à la porte ! Les laquais défendaient vaillamment la place :
ils étaient armés k l'avance de subterfuges, de prétextes, de
dénégations et d'objections. Mais il fallait toujours intro-
duire dans le fort quelque assaillant plus opiniâtre que les
autres. L'artiste le recevait, le sourire à la bouche, l'acca-
blait de promesses, et lui donnait le moins d'argent possible.
A peine celui-ci était-il parti qu'un autre arrivait. » L'infor-
tuné Roos, dit Weyerman, prenait et quittait sa palette
aussi souvent qu'un solliciteur ôte et remet son chapeau.
PEINTRE D'ANIMAUX. 265
dans uue autichambrc plcio^ de courtisans. ■> A la fin, la
colère prenaiWle dessus; il ordonnait de fermer les portes
pour tout le monde. Le silence se rétablissait dans la de-
meure splendide, et les laquais, en attendant une bonne
aubaine, examinaient d'un œil mélancolique les buffets
dégarnis, la broche oisive, les plats sans pro vende et les
fourneaux solitaires.
FIN.
# .•
TABLE DES MATIÈRES.
■
Préface r>
1/architecture religieuse et civile du ir* an xvr siècle 7
La peinture sur bois, sur toile et sur cuivre durant la même époque. 64
Italie 75
Allemagne . . • i'b
Pays-Bas 18i)
Espagne 200
France 217
Philippe Roos, peintre d*animaux 247
r